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Du Maroc vers la Libye, le périple migratoire d’Aliou

Note de la rédaction d’ENASS: ENASS s’associe au projet journalistique international, The Outlaw Ocean Project pour publier l’enquête du journaliste d’investigation, Ian Urbina sur les politiques migratoires répressives des autorités et des milices en Libye contre les personnes en migration. Ce travail journalistique au long cours et de grande qualité a permis d’apporter des détails significatifs sur l’implication de la Commission européenne et de l’Italie dans ce qui peut constituer potentiellement des crimes contre l’humanité commis contre les exilés dans ce pays maghrébin. Depuis sa publication dans le New Yorker en décembre 2021, cette enquête ne finit pas susciter réactions au niveau des instances européennes.

Ce travail s’est fait avec une grande prise de risque. Le journaliste et son équipe ont subi un kidnapping en Libye durant leur tournage en mai 2021. Nous publierons l’enquête de I. Urbina en quatre parties que nous complèterons par un volet marocain. Le Maroc est concerné par ces violations car les geôles de migrants en Libye comptent plusieurs centaines de jeunes marocains toujours en détention.  Les titres et les sous-titres et les accroches sont le choix de la rédaction de ENASS.

Du Maroc vers la Lybie, le périple migratoire d’Aliou (2/4)

Par Ian Urbina, journaliste et directeur de The Outlaw Ocean Project

[…]

Pour Aliou Candé, tout a commencé le 13 septembre 2019. Ce matin-là, il prend la route de l’Europe avec pour tout bagage un roman sentimental, deux pantalons, un tee-shirt, son journal intime relié en cuir et 600 euros. « Je ne sais pas combien de temps cela me prendra, dit-il à sa femme, mais je t’aime et je reviendrai. »

De la Guinée Bissau à Agadez au Niger

Le fils d’Aliou Cande, Boubacar, avec leur village en arrière-plan en Guinea Bissau.
Credit: Ricci Shryock/The Outlaw Ocean Project, mai 2021.

Son périple le conduit d’abord à Kilda, au Sénégal, puis à Bamako, au Mali, à Ouagadougou, au Burkina Faso, et enfin à Agadez, au Niger, aussi appelée la « porte du Sahara » (2). Les frontières ont longtemps été ouvertes, comme au sein de l’Union européenne. Mais tout a changé, en 2015, avec la loi nigérienne n° 2015-36, votée sous la pression de l’Union et appliquée avec brutalité à l’aide de financements européens. Du jour au lendemain, une économie de transit florissante s’est retrouvée criminalisée. Les chauffeurs de car et les guides qui avaient transporté les migrants vers le nord pendant des années en empruntant des routes sûres jalonnées de puits ont soudain été requalifiés en trafiquants, encourant jusqu’à trente ans d’emprisonnement.

Pour échapper aux contrôles, les migrants se rabattent maintenant sur des itinéraires beaucoup plus dangereux, comme l’a fait Aliou Candé. Avec une demi-douzaine d’autres, il s’est lancé à l’assaut du Sahara dans la chaleur et la poussière, parfois pris en stop par des camions ou des cars, dormant dans le sable au bord de la piste. Ses pas l’ont aussi mené dans une portion du territoire algérien où ce sont les bandits qui font la loi. « S’ils t’attrapent, tu es bon pour te faire tabasser, a-t-il raconté à son frère Jacaria. C’est tout ce qui t’attend là-bas. »

Aliou Candé durant son passage au Maroc en 2020.

En janvier 2020, parvenu au Maroc, Aliou Candé découvre que la traversée vers l’Espagne coûte 3 000 euros — beaucoup plus que ce qu’il possède. Jacaria le presse de rentrer, mais Aliou s’obstine : « Tu as travaillé dur en Europe pour faire vivre la famille. Maintenant, c’est mon tour. Quand j’arriverai là-bas, tu pourras retourner à la ferme et te reposer. » Il décide finalement de gagner la Libye, où l’on peut acheter une place sur un canot vers l’Italie à un prix plus abordable. Le 10 décembre 2020, il arrive à Tripoli et loue une chambre à Gargaresh, un bidonville de migrants situé dans la banlieue ouest de la capitale. Son grand-oncle Demba Balde, un ancien tailleur de 40 ans, vit là sans papiers depuis des années, déjouant la surveillance des autorités libyennes. Il lui trouve du travail comme peintre en bâtiment et l’exhorte à abandonner son projet de traversée. « C’est la mort assurée », le prévient-il.

Le 10 décembre 2020, il arrive à Tripoli et loue une chambre à Gargaresh, un bidonville de migrants.

La Libye n’a pas toujours été une terre inhospitalière pour les migrants. Dans les années 1960, ses abondantes réserves de pétrole attiraient de nombreux travailleurs temporaires des nations arabes voisines. À la fin des années 1990, le ralliement du colonel Mouammar Kadhafi au panafricanisme fut aussi à l’origine d’importants flux migratoires en provenance d’Afrique subsaharienne. Mais le positionnement libyen à l’égard des migrants a changé en 2007. Des règles ont commencé à s’appliquer, transformant de facto les travailleurs invités en « irréguliers » criminels (3). Aujourd’hui, deux gouvernements se disputent la légitimité du pouvoir en Libye. Le gouvernement d’union nationale (GNA), reconnu par les Nations unies, a la haute main sur Tripoli et la majeure partie de l’ouest du pays, tandis qu’un gouvernement intérimaire soutenu par la Russie et par l’armée nationale libyenne autoproclamée est aux commandes dans une grande moitié est. Chacune de ces instances est à la merci d’alliances cyniques et changeantes avec des milices armées fondées sur des allégeances tribales et contrôlant de larges portions du territoire.

Aliou Candé tentera la traversée en février 2021, avant d’être arrêtée lors de ce voyage périlleux.

La garde côtière libyenne est à l’image de ce pouvoir divisé. Dépourvue de commandement unifié, elle se compose d’une mosaïque de patrouilles locales opérant depuis les ports le long des quelque 1 800 kilomètres de côtes. Ses liens avec les milices sont avérés de longue date, et plusieurs organisations internationales, dont les Nations unies, l’ont accusée de travailler main dans la main avec elles dans le trafic d’êtres humains.

Le 3 février 2021, à 22 heures, Aliou Candé et plus d’une centaine d’autres migrants s’élancent depuis le rivage de Tripoli à bord d’un canot pneumatique. Le ciel est couvert, l’air frais. Dans l’exaltation du départ, certains passagers se mettent à chanter. Vers minuit, l’embarcation quitte les eaux libyennes pour entrer en haute mer. L’île italienne de Lampedusa, sa destination finale, n’est qu’à cent cinquante kilomètres environ. Aliou Candé se sent confiant.

Le passeur qui a organisé le trajet a remis la responsabilité du canot à trois migrants. L’un d’eux, assis à l’arrière et muni d’une boussole, est chargé de guider la trajectoire — c’est le « boussolier ». Le «capitaine » s’occupe du moteur ainsi que du téléphone satellite fourni par le trafiquant ; il est censé appeler ce dernier en cas de problème, et surtout contacter l’organisation humanitaire Alarm Phone une fois les eaux libyennes quittées pour qu’on vienne les secourir. Enfin, le « commandant » doit maintenir l’ordre à bord, en s’assurant notamment que personne ne touche au bouchon du canot.

Au large, la mer devient de plus en plus agitée. Les passagers sont tellement serrés que personne ne peut étendre ses jambes. Bientôt, sous l’effet de la houle et de la fumée du moteur, presque tout le monde est malade. Quand le jour se lève, le calme est revenu. Estimant se trouver à une distance suffisante des côtes libyennes, les migrants décident d’appeler à l’aide. Un opérateur d’Alarm Phone les informe de la proximité d’un navire marchand. La nouvelle provoque une liesse générale — de courte durée : arrivé à leur hauteur, le capitaine du navire leur annonce qu’il n’a pas de canots de sauvetage et ne peut rien faire pour eux.

« À mesure qu’il s’approchait, on distinguait de plus en plus nettement les lignes noire et verte du drapeau. Tout le monde s’est mis à pleurer, la tête entre les mains : “Oh non, c’est les Libyens !” »

Mohamed Soumahoro, compagnon de voyage d’Aliou Candé.

Bien qu’elle navigue dans les eaux internationales depuis un certain temps, l’embarcation n’est toujours pas sortie de la zone officielle de recherche et de sauvetage des gardes-côtes libyens, telle que délimitée par l’Europe. Le 4 février, aux alentours de 17 heures, les passagers voient un avion décrire des cercles au-dessus d’eux pendant une quinzaine de minutes, puis s’éloigner. Selon ADS-B Exchange, une organisation qui compile les données du trafic aérien, il s’agit d’un avion de surveillance loué auprès de Frontex, l’agence européenne de protection des frontières. Trois heures plus tard, un navire point à l’horizon. « À mesure qu’il s’approchait, on distinguait de plus en plus nettement les lignes noire et verte du drapeau, raconte M. Mohamed David Soumahoro, compagnon de voyage d’Aliou Candé. Tout le monde s’est mis à pleurer, la tête entre les mains : “Oh non, c’est les Libyens !” »

Une fois à terre, les migrants sont comptés par des responsables de l’OIM, avant d’être enfournés dans des camions et conduits à Al-Mabani.

Le patrouilleur — une vedette également livrée par les Européens — percute le canot à trois reprises, avant que l’équipage n’ordonne à ses occupants de grimper à bord par une échelle. L’opération se déroule sous les aboiements et les coups de crosse des officiers libyens. Une fois à terre, les migrants sont comptés par des responsables de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), une agence onusienne, avant d’être enfournés dans des camions et conduits à Al-Mabani.

[…]

*Ian Urbina est le directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation journalistique à but non-lucratif basée à Washington DC, dont le travail est centré sur les droits de l’homme et les questions environnementales en zones maritimes. https://www.theoutlawocean.com

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