Demain, la fin du fleuve Moulouya ?
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Demain, la fin du fleuve Moulouya ?

Le Site d’Intérêt Biologique et Écologique (SIBE) du fleuve Moulouya dans l’Est du pays subit une dégradation continue depuis une décennie. Des projets de barrages destinés à l’irrigation agricole mettent en péril la Moulouya, ses estuaires et sa zone humide.

« Il faut sauver le SIBE de la Moulouya », c’est le cri d’alarme que lance l’ingénieur agronome Mohamed Benata, membre fondateur du collectif Plate-forme écologique du Maroc du Nord (ECOLOMAN). Ce militant écologiste voit péril dans la demeure. « Le SIBE de la Moulouya représente une valeur patrimoniale indéniable du fait qu’il constitue l’estuaire de la plus grande rivière du versant méditerranéen du Maghreb , et du plus long oued du Maroc, c’est le plus grand complexe estuarien méditerranéen dans notre région», explique-t-il.

La Moulouya est plus grand complexe estuarien méditerranéen au Maghreb.

Après deux décennies d’actions hasardeuses ayant menées à la dégradation de la biodiversité du SIBE de la Moulouya, deux nouveaux projets devraient constituer un coup fatal à ce patrimoine environnemental national. Pour les défenseurs de l’environnement, il s’agit des stations de pompages sur le débit écologique de la Moulouya et le futur barrage Safsaf. Ces deux projets alimenteront en eau l’agro-business dans la province de Berkane.

Pompage sans étude d’impact !

Le réseau hydraulique de la Moulouya attise les convoitises. Ce réseau est le deuxième grand bassin versant du Maroc, alors que la longueur de son cours central (520 km) en fait le plus long oued du pays. Les sources d’alimentation du débit écologique de la Moulouya sont la pluviométrie, les eaux de ruissèlement du bassin versant, les lâchers du barrage Machraa Hamadi et les résurgences (les sources d’eau).

La rive gauche de la Moulouya qui souffre de conditions climatiques difficiles et enregistre un manque en eau.

Sur ce riche débit, trente-trois stations de pompage sont déjà installées. Il s’agit des stations de moulay Ali Chrif, Ouled Satout et Fadesa. Ainsi que les trente exploités directement par des agriculteurs privés se trouvant sur les bords du fleuve. Sur la Moulouya, quatre barrages sont déjà présents : Mohammed V, Machraa Hamadi, Oued Za et Hassan II. « Le premier barrage contrôle une superficie de 52.000 km², soit environ 90 % de l’ensemble du bassin de la Moulouya ; les apports du réseau à ce niveau sont de 22.7 m3/s, représentant 72 % du débit total de la Moulouya », explique l’ingénieur et militant Benata. Le débit écologique du bassin supportera-t-il une nouvelle station de pompage ? Pour l’ECOLOMAN, la réponse est négative : « Cette station équivaut à l’apparition d’un nouveau facteur qui impactera négativement le débit écologique».

C’est un grand projet. Il s’agit de la valorisation d’un nouveau périmètre irrigué dans le cadre de la stratégie «Génération Green 2020-2030»

Aziz Akhannouch, Actuel Chef de Gouvernement et ancien ministre de l’Agriculture, de la pêche maritime, du développement rural et des Eaux et forêt.

Le ministre de l’Agriculture, de la pêche maritime, du développement rural et des Eaux et forêts pense le contraire. Le 31 mars 2021, jour de mise en service de ce projet, Aziz Akhannouch défendait cette station : « C’est un grand projet. Il s’agit de la valorisation d’un nouveau périmètre irrigué dans le cadre de la stratégie «Génération Green 2020-2030». Un projet qui ouvrira des perspectives prometteuses pour le développement de l’agriculture dans cette région », affirmait-il. Le ministre défendait aussi l’utilité de cette infrastructure hydraulique.

Mars 2021, Aziz Akhannouch défend la pertinence des stations de pompage sur la Moulouya.

D’un investissement global de 80 millions de dirhams (MDH), elle assurera une irrigation sur une superficie de 31.000 ha. « La rive gauche de la Moulouya qui souffre de conditions climatiques difficiles et enregistre un manque en eau. Ces installations et canalisations réalisées vont permettre de récupérer l’eau qui se perdait en mer et l’utiliser pour développer l’agriculture dans cette zone », poursuit-il. Une lecture des choses qui ne correspond pas à la vision des écologistes de la région. « L’eau du débit écologique ne se perd pas en mer, c’est bien le contraire qui se produit, et c’est cette eau qui permet au fleuve d’être toujours en vie. Affirmer que l’eau se perd est un non-sens », martèle Benata. Ce débat entre besoins de l’agriculture gourmande en eau et la défense de l’environnement devrait être tranché par une étude d’impact sur l’environnement comme le stipule la loi 12-03. Or, selon nos informations cette étude n’a jamais été réalisé !

Barrages à faible impact

Les appétits de l’agriculture pour les eaux de la Mouloya sont sans bornes. Le gouvernement vient ainsi de lancer la construction d’un nouveau barrage au niveau de Machraâ Safsaf. Selon le programme annoncé par le Wilaya de la région de l’Oriental, au total trois barrages sont en cours de construction et celui de Mohammed V en cours de surélévation. Le ministère de l’Equipement, celui de l’agriculture et le département de l’Eau présentent ces différents projets comme des mesures « pour sécuriser l’approvisionnement en eau dans une région aride ». Ce n’est pas l’avis des défenseurs de l’environnement qui y voient « des investissements destinés à l’irrigation agricole et aux grands agriculteurs » avec pour conséquence l’asséchement continue de la Moulouya.

L’eau du débit écologique ne se perd pas en mer, et c’est cette eau qui permet au fleuve d’être toujours en vie.

Mohamed Benata, ingénieur agronome et membre fondateur du collectif Plate-forme écologique du Maroc du Nord (ECOLOMAN)

Pour Benata, les chiffres avancés par les responsables publics « ne tiennent pas la route ». Selon les données officielles, les ressources en eau disponibles au niveau des résurgences de la Moulouya sont évaluées à 221 Mm3.

Les ressources en eau disponibles au niveau des résurgences de la Moulouya sont faibles pour préserver l’équilibre du site.

« Ces ressources sont nécessaires pour subvenir aux besoins des stations de pompages actuelles: My Ali, Ouled Setoute, la station touristique, des agriculteurs riverains à la Moulouya et au besoin du débit écologique », énumère-t-il. Les ressources en eau restant au niveau du bassin sont en moyenne de 159 Mm3. Ils proviennent des lâchers du barrage Machraa Hammadi. Ces lâchers varient durant l’année et les saisons. Cette quantité d’eau fera l’objet de stockage au niveau du nouveau barrage de Machraa Safsaf. Or, cette infrastructure hydraulique est prévue pour une capacité de stockage de…600 Mm3. Avec les 159 Mm3, le taux de remplissage ne dépasserait pas dans les meilleurs scénarios 26%. Ce qui pose une grande question sur la pertinence de cet investissement. « Est-il justifié d’investir 1 milliard 600 millions de DH pour un barrage qui ne sera utilisé qu’à 26% de sa capacité ? », s’interroge Benata. Ce questionnement amène les membres de l’ECOLOMAN à se projeter les pires scénarios. « Devant ce faible taux de remplissage, les responsables vont-ils respecter le débit écologique du SIBE de la Moulouya ? », poursuit Benata.

Un autre élément confirme leurs inquiétudes, c’est la surélévation du barrage Mohammed V. Ce projet se traduira automatiquement par une baisse du volume des lâchers qui seront retenus au niveau de ce barrage et dériver sur d’autres usages. Et in fine, la Moulouya recevra moins d’eaux les prochaines années, alors que les prélèvements sont désormais intenses via les stations de pompage.

Les eaux de la Moulouya constituent une ressource naturelle qui génère la vie et la biodiversité dans la zone. Toutefois la gestion de ces eaux risque de porter atteinte à la biodiversité en favorisant certains secteurs (Agriculture, industrie, Tourisme, eau potable) au détriment d’autre secteur comme les zones humides qui constituent une réserve importante pour la biodiversité et constituent un habitat pour plusieurs spécimens de la vie sauvage.

Le programme de surélévation du barrage Mohamed V et le projet de construction d’un nouveau barrage au niveau de Machraa SafSaf et d’autres barrages sur les affluents de la Moulouya risquent de porter atteinte à la biodiversité et au devenir de la zone Humide de l’embouchure de La Moulouya qui revêt une importance internationale.

Les militants écologistes affichent un scepticisme face aux promesses rassurantes des pouvoirs publics car ils ont connu d’amères expériences par le passé. La gestion de ce site a été marquée par d’innombrables couacs causant des désastres écologiques à répétition. ECOLOMAN et Mohamed Benata ont comptabilisé sept erreurs qui ont causé la dégradation de ce site et entamé la confiance vis-à-vis des décideurs publics.

Les 7 erreurs qui ont détruit la Moulouya

Le premier pêché capital a été commis en 2000. Flash-back : L’aménagement de la station Saidia par le groupe espagnol FADESA dans le cadre du Plan Azur du tourisme a été l’acte fonxdateur de cette destruction. « L’entreprise avec l’accord des autorités a détruit le cordon dunaire, une action menée sans étude d’impact. C’était un scandale », se rappelle Benata qui était le premier lanceur d’alerte à l’époque.

Deuxième acte mené contre le paysage du SIBE était la destruction du couvert végétal du littoral de Saidia pour aménager la station touristique.

Pour aménager la station touristique de Saidia, FADESA détruit le couvert végétal du littoral.

« La couverture végétale joue un rôle essentiel dans la stabilisation du sable et, à ce titre, sa destruction entraîne le déplacement du sable vers le continent et la disparition de la côte », rappelle Benata, qui préside l’Espace de Solidarité et de Coopération de l’Oriental (ESCO). D’autres aménagements ont également contribué à la dégradation du SIBE et la fragmentation de l’habitat naturel comme la construction du canal d’évacuation des inondations. Ce projet nécessaire « n’a pas pris en compte les besoins écologiques du site », remarque Benata.Troisième acte qui a démarré à la même période et qui continue actuellement est le pillage du sable de la plage de Saidia.

Le pillage du sable de la plage de Saidia nuit à l’équilibre du SIBE

Quatrième erreur commise à l’encontre du SIBE de la Moulouya c’est la disparition de la forêt de Tazegraret, avec pour but l’urbanisation du littoral. « Le projet Méditerranée Saïdia a endommagé définitivement cette Juniperaie unique au Maroc », regrette Benata. Parmi les dommages collatéraux de cette destruction, la disparition d’espèces rares au Maroc comme la tortue grecque. Conséquence de la dégradation de la biodiversité du SIBE de la Moulouya, la Conférence internationale sur la diversité biologique (CDB) a décerné le Prix Globe « Gris » en 2010. 

Cinquième erreur majeure commise dans ce site écologique est l’utilisation du débit du fleuve pour l’irrigation des terrains de…golf de la station de Saidia.

Le débit écologique du fleuve de la Moulouya est utilisé pour l’irrigation des terrains de golf de la station de Saidia.

« Une station de pompage a été réalisé à l’époque pour détourner l’eau du SIBE vers les terrains du golf », s’insurge Benata. Ces travaux ont eu pour conséquence le dessèchement de la zone humide. L’été 2021 a montré l’ampleur du désastre du marécage de Chrarba.

Des travaux ont eu pour conséquence le dessèchement de la zone humide. Sur la photo, le désastre observé au niveau du marécage de Chrarba entre 2018 et 2021.

Sixième erreur, c’est la pollution de certaines parties du SIBE en raison d’actions humaines. « Les rejets des eaux usées, avec une pollution chimique et organique, a produit la catastrophe écologique tristement célèbre à la Moulouya en juillet 2011 marquée par la mort de tonnes de poissons du fleuve ».

En juillet 2011, des centaines de tonnes de poissons sont morts asphyxiés dans le fleuve en raison de la pollution provenant d’unités industrielles à Zaiou.

Les raisons de cette catastrophe non toujours pas été élucidées.

Septième et dernière erreur, c’est la pression anthropique (humaine) sur le SIBE et spécialement son littoral. « La privatisation de 6 km du littoral au profit de la station touristique a produit une pression humaine sur les parties restantes du Moulouya, notamment durant la période estivale », observe Benata.

Les dénonciations du mouvement écologiste dans l’Oriental depuis une décennie rejoignent les constats, certes plus mesurés, d’instances officielles au sujet de la dégradation de la biodiversité des SIBE et le manque de cohérence dans la gouvernance de ces espaces. C’est l’avis que partage la Cour des comptes et la Commission consultative pour le Nouveau modèle de développement (NMD).

Des alertes officielles

Dans son rapport général sur le NMD, la Commission fait le diagnostic sans appel : « L’environnement, les ressources naturelles et la biodiversité subissent de fortes pressions, sous l’effet du changement climatique mais aussi sous l’effet de politiques publiques et de stratégies sectorielles qui ne tiennent pas suffisamment compte des impératifs de durabilité des ressources et des équilibres environnementaux. La faible intégration des contraintes environnementales dans les projets et politiques publiques a généré de fortes externalités négatives, dont le coût est estimé, selon plusieurs évaluations nationales et internationales, autour de 3% du PIB », décryptent les membres de la Commission.

La sécurité hydrique du pays est décrite comme « précaire » par le même document. C’est ce que confirme le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans un rapport datant de 2020 : « Le Maroc dispose de 650m3/hab actuellement, en deçà du seuil de stress hydrique fixé à 1000m3/hab ». Cette situation « reflète la forte vulnérabilité du Maroc au changement climatique face à des usages de l’eau qui n’intègrent pas sa rareté », signale la Commission pour un NMD.

Pour sa part, la Cour des comptes avait tiré la sonnette d’alarme sur l’absence de gouvernance des parcs nationaux ainsi que les SIBE. Dans ce document publié en 2020, on pouvait lire : « Il ressort un retard en matière de couverture de l’ensemble des écosystèmes recensés au niveau des SIBE de 1996. Cette situation met en danger les sites dont le statut n’est pas encore officialisé et qu’aucune prise en charge n’est entreprise en vue de leur préservation ». Le site de la Moulouya ne fait pas exception, les 154 SIBE recensés au Maroc subissent une dégradation intense.

Le SIBE de Moulouya abrite 2/3 des espèces connues à l’échelle nationale



Ce site compte une faune et une flore particulièrement riches. « A titre d’exemple, le nombre d’espèces d’oiseaux correspond à près des 2/3 du total des espèces connues à l’échelle nationale », détaille Benata. Ses fonctions écologiques sont nombreuses dont l’absorption des inondations de la rivière, un milieu très important pour la migration de nombreuses espèces de poissons devenues rares ou menacés au Maroc. De facto, ce SIBE constitue l’un des derniers refuges pour un grand nombre d’espèces endémiques, menacées ou rares aux échelles nationale et régionale. C’est le constat d’une étude de diagnostic menée par le projet international Conservation des zones humides et des écosystèmes côtiers de la région méditerranéenne. Les auteurs avaient conclu en 2016 : « Les zones humides du SIBE, y compris le cours de la Moulouya,qui constituent « encore » des habitats de vie pour des espèces importantes au niveau national et mondial, et donc représentant un fort enjeu à l’échelle nationale ».

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