Editos

Les Classes populaires, ces « invisibles » du Maroc

Salaheddine Lemaizi, rédacteur en chef de ENASS 

« Je suis invisible simplement parce que les gens refusent de me voir. […] Cette invisibilité tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité« .

Ralph Elison, Homme invisible, pour qui chantes-tu, Grasset, Paris, 1969.

Depuis le lancement d’ENASS nous avons utilisé à maintes reprises le terme  d’« invisibles » pour tenter de décrire les catégories sociales dont nous couvrons les actualités dans ce nouveau média. Mais à quoi correspond ce terme polysémique d’« invisibles » ? Qui sont ces catégories visibles socialement et « invisiblilisés » médiatiquement ?

En tentant de répondre à ces (vastes) questions, nous continuons d’esquisser les contours de notre projet éditorial qui se veut être une chronique sociale du Maroc d’aujourd’hui. Immense chantier ! Notre méthode à ENASS : un dispositif journalistique d’écriture et d’investigation sociale. Un simple retour aux sources du journalisme.

En premier, c’est être « invisible » ? « La notion d’invisibilité […] entendu non pas comme une catégorie sociologique, ni comme un statut qui ouvrirait des droits particuliers, mais comme une situation et ensemble de processus qui conduisent à un sentiment de non-reconnaissance et de mépris social ».

C’est en ces termes que définissent Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard dans leur ouvrage collectif La France invisible cette notion. Cette définition prise dans le contexte français peut-elle s’appliquer pour les « invisibles » du Maroc ? Nous postulons par l’affirmatif. Non-reconnaissance et mépris social caractérisent l’attitude envers une grande partie des invisibles au Maroc.

Cette non-reconnaissance sociale se voit dans la disparition des « classes populaires » et « ouvrières » dans le discours politique. Le décideur public, conseillé par les bailleurs de fonds internationaux, dicte le nouveau vocabulaire à utiliser. Désormais, il faut parler de « vulnérables », « précaires » ou « bénéficiaires ». Paradoxalement, ces catégories se trouvent à la fois en haut de l’agenda des politiques publiques (NEET, mères célibataires, ménages RAMEDistes, etc.) mais ignorées ou instrumentalisés par les médias. A l’effacement de cette classe, s’ajoute sa balkanisation selon des critères de genre, de handicap ou d’origines ethniques ou nationales. Ces dernières catégories des « invisibles » revendiquent légitiment leurs propres espaces d’expression.

Au Maroc, comme ailleurs, la disparition d’un réel représentant politique ou syndical de ces classes populaires les réduit à des catégories socio-économiques ne revendiquant pas une culture politique ou sociale. Par ricochet, les médias répercutent ces catégories en discours médiatique prêt à l’emploi. Donc, oui les classes populaires existent mais l’air du temps, c’est-à-dire le contexte idéologique dominant, les rend invisibles.

A l’opposé, les classes bourgeoises au Maroc continuent de s’affirmer en tant que tel dans l’espace public où elles exercent une arrogante domination. La nomination d’un richissime homme d’affaires en tant que Chef de gouvernement n’est que l’énième illustration de cette oppressante domination.

Clarifions un point essentiel : Les invisibles ne sont pas une classe sociale homogène, ni de « nouveaux prolétaires ». Dans certains cas, certains invisibles sont même dans « la négation de leur condition sociale de dominés », décrivent les sociologues cités plus haut. ENASS vise à être la voix de ces sans voix. A les rendre visible et à célébrer ceux qui font tourner (vraiment) le Maroc par leur labeur et leur courage. Ce sont les héros du monde social. Pas les milliardaires. Pas les notables et leurs fils et leurs filles. Pas les cumulards.

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