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Entre bourreaux et complices : Quand l’UE finance des prisons pour migrants

Note de la rédaction d’ENASS 

ENASS s’associe au projet journalistique international, The Outlaw Ocean Project pour publier l’enquête du journaliste d’investigation, Ian Urbina sur les politiques migratoires répressives des autorités et des milices en Libye contre les personnes en migration. Ce travail journalistique au long cours et de grande qualité a permis d’apporter des détails significatifs sur l’implication de la Commission européenne et de l’Italie dans ce qui peut constituer potentiellement des crimes contre l’humanité commis contre les exilés dans ce pays maghrébin. Depuis sa publication dans le New Yorker en décembre 2021, cette enquête ne finit pas susciter réactions au niveau des instances européennes.

Ce travail s’est fait avec une grande prise de risque. Le journaliste et son équipe ont subi un kidnapping en Libye durant leur tournage en mai 2021. Nous publierons l’enquête de I. Urbina en quatre parties que nous complèterons par un volet marocain. Le Maroc est concerné par ces violations car les geôles de migrants en Libye comptent plusieurs centaines de jeunes marocains toujours en détention.   

Les titres et les sous-titres et les accroches sont le choix de la rédaction de ENASS.

Entre bourreaux et complices : Quand l’UE finance des prisons pour migrants en Libye (1/4)

Par Ian Urbina, journaliste et directeur de The Outlaw Ocean Project

Vue d’ensemble de l’ensemble du complexe d’El Mabani.
Crédit: Pierre Kattar/The Outlaw Ocean Project. 18 mai 2021.

C’est un petit groupe d’entrepôts de fortune posé au bord de l’autoroute. Dans ce quartier de Ghout Al-Shaal, à Tripoli, il passe aussi inaperçu qu’un dépôt de ferraille. Précédemment utilisé pour stocker des matériaux de construction, le site a rouvert en janvier 2021 avec des murs rehaussés, surmontés de fil barbelé. Une douzaine d’hommes en tenue de camouflage noir et bleu, certains armés de kalachnikovs, se tiennent autour d’un conteneur faisant office de bureau. À l’entrée du complexe, un panneau indique « Tribunal pour migrants illégaux ». En réalité, il s’agit d’une prison secrète. On l’appelle Al-Mabani, ce qui signifie tout simplement « les bâtiments ».

Le système d’ombre de l’UE

Des graffitis sur le mur du centre de détention de Gharyan griffonnés par des migrants. Crédit : The Outlaw Ocean Project

C’est là qu’Aliou Candé, jeune homme de 28 ans originaire de Guinée-Bissau, a été amené le 5 février 2021 à 3 heures du matin. Petit et musclé, très timide, Aliou Candé a une démarche aérienne dans ses baskets délacées, comme s’il s’apprêtait à tout instant à piquer un sprint. Dix-sept mois plus tôt, sa ferme ne lui permettant plus de nourrir sa famille, il a pris la route pour rejoindre ses frères en Europe. Mais le canot surchargé sur lequel il tentait de traverser la Méditerranée a été intercepté par les gardes-côtes libyens. Avec ses compagnons de voyage, Aliou Candé a été conduit à Al-Mabani et placé dans la cellule n° 4, où s’entassent désormais quelque trois cents migrants. Les néons qui pendent du plafond ne sont jamais éteints. La lumière naturelle n’entre que par une petite grille pratiquée dans la porte principale. Des volatiles échappés d’un poulailler voisin nichent dans les poutres, faisant pleuvoir fiente et plumes sur les détenus. Sur les murs, des graffitis comme autant de signes de détermination : « Un soldat ne recule jamais », « Nous avançons les yeux fermés », « Dieu seul est témoin de notre victoire ». Il n’y a pratiquement pas un centimètre de libre pour s’asseoir. Quand on pousse les nouveaux arrivants à l’intérieur, les détenus installés par terre doivent se serrer pour ne pas se faire marcher dessus. Aliou Candé se faufile dans un coin reculé de la pièce. « Qu’est-ce qu’on est censés faire ? », demande-t-il, affolé, à un codétenu.

Il ignore tout de l’endroit où il a atterri. Au-dehors, personne n’est au courant de son arrestation. On ne l’accuse d’aucun crime, il n’a pas le droit de contacter un avocat, et nulle information ne lui a été fournie sur sa libération éventuelle. Durant ses premiers jours de détention, il se mure dans le silence et se plie à la morne routine du lieu. La prison d’Al-Mabani est aux mains des brigades de Zintan, l’une des plus puissantes milices du pays. Elle renferme quelque mille cinq cents détenus, répartis par sexe dans huit cellules identiques. Il n’y a qu’un seul W-C pour cent personnes, et Aliou Candé n’a souvent d’autre choix que d’uriner dans une bouteille ou de déféquer dans la douche. Pour dormir, de fins coussins de mousse infestés par les poux, la gale et les puces sont posés à même le sol.

Message contre la police libyenne dans une prison de migrants. Crédit : The Outlaw Ocean Project

Comme il n’y en a pas assez pour tout le monde, il faut se les partager et dormir à tour de rôle. Deux fois par jour, les migrants sont conduits dans la cour, en file indienne, pour les repas. Interdiction d’ouvrir la bouche ou de regarder vers le ciel pendant le transfert. Tels des gardiens de zoo, les miliciens armés placent par terre de grands bols de nourriture autour desquels les détenus se rassemblent en cercle pour manger. La moindre incartade est punie par des coups, les gardes saisissant tout ce qui leur tombe sous la main : pelle, tuyau, câble, branche d’arbre… Parmi les migrants circulent d’inquiétants récits sur les tortures infligées aux perturbateurs. Beaucoup pensent que les corps de ceux qui succombent sont jetés derrière l’un des murs extérieurs du complexe, sur une pile de gravats. Bientôt, Aliou Candé apprend qu’il ne pourra être libéré qu’en échange de 2 500 dinars libyens — environ 480 euros. Au cours des repas, les geôliers se promènent avec un téléphone portable, et ceux dont les proches ont les moyens de payer sont autorisés à entrer en contact avec eux. Comme la plupart des autres détenus, Aliou Candé sait que sa famille ne réussira jamais à réunir une telle somme. Il n’a aucune issue.

Des geôles dirigées par des milices rivales

Ces six dernières années, lasse de supporter le coût financier et politique des vagues migratoires venues d’Afrique subsaharienne, l’Union européenne a mis sur pied un système de l’ombre destiné à stopper les migrants avant qu’ils n’atteignent ses côtes. Financés, formés et équipés par ses soins, les gardes-côtes libyens — un groupe à la structure quasi militaire — sillonnent désormais la Méditerranée pour saboter les opérations de sauvetage et capturer les migrants en partance pour l’Europe. Ces derniers sont ensuite envoyés dans les goulags libyens et détenus sans limite de temps ni procès.

La plupart de ces geôles sont dirigées par l’une ou l’autre des nombreuses milices rivales que compte le pays. Les organisations humanitaires internationales y recensent toutes sortes de mauvais traitements : électrocutions, viols d’enfants, extorsion de rançon, vente d’hommes et de femmes pour le travail forcé. « L’Union européenne a mûrement réfléchi et planifié son projet pendant des années : créer en Libye un véritable enfer dans le but de dissuader les migrants d’entreprendre la traversée », explique M. Salah Marghani, avocat spécialiste des droits humains et ministre de la justice libyen entre 2012 et 2014.

” L’Union européenne a mûrement réfléchi et planifié son projet pendant des années : créer en Libye un véritable enfer

Salah Marghani, avocat spécialiste des droits humains et ex-ministre de la justice libyen.

En 2015 a été créé le Fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne pour l’Afrique. Quelque 4,9 milliards d’euros ont été débloqués au cours des cinq années suivantes, dont un cinquième à destination des pays d’Afrique du Nord pour leur permettre de gérer eux-mêmes la crise migratoire. Bien que ses promoteurs le décrivent comme une initiative humanitaire tournée vers l’aide au développement et la lutte contre le trafic d’êtres humains, ce programme vise essentiellement à encourager un contrôle plus strict des mouvements de population entre les pays africains et à financer les opérations d’arrestation de migrants, qu’elles soient menées par des groupes militaires ou des agents de police des frontières.

Dans les faits, cela revient à déplacer la frontière de l’Union au nord du continent africain et à en sous-traiter la surveillance, parfois aussi à soutenir des agences d’État répressives. Par exemple, les Européens ont pu partager les données personnelles de certains ressortissants éthiopiens avec les services de renseignement de leur pays, connus pour avoir emprisonné et exécuté les contestataires sous le gouvernement précédent. Au Soudan, l’argent européen a servi à créer un centre de renseignement à l’appui des forces de police chargées de réprimer les manifestations contre l’ancien président Omar Al-Bachir.

Ce programme [Fonds fiduciaire] vise essentiellement à encourager un contrôle plus strict des mouvements de population entre les pays africains et à financer les opérations d’arrestation de migrants

Principal point de départ pour les migrants en partance vers l’Europe, la Libye, cataloguée comme État failli, est devenue un partenaire-clé de l’Union dans sa lutte contre les flux migratoires. En 2017, un protocole d’accord signé entre l’Italie et les autorités libyennes (avalisé par la suite par l’Union) réaffirmait « la détermination inébranlable [des deux pays] à coopérer pour trouver d’urgence des solutions au problème des migrants clandestins qui traversent la Libye en vue de rejoindre l’Europe par la mer ». En six ans, la contribution du Fonds fiduciaire aux efforts libyens de répression à l’encontre des migrants s’est élevée à près de 450 millions d’euros.

« Est-ce que l’Union européenne est satisfaite ?, demande M. Marghani. Aucun individu sain d’esprit ne peut être satisfait de ce qui se passe. Mais l’Union, ce sont des hommes politiques qui poursuivent un objectif politique : faire passer la Libye pour le méchant de l’histoire afin de camoufler leurs mesures. Comme ça, les gentils Européens peuvent clamer qu’ils déboursent de l’argent pour rendre cet épouvantable système plus sûr. »

[…]

*Ian Urbina est le directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation journalistique à but non-lucratif basée à Washington DC, dont le travail est centré sur les droits de l’homme et les questions environnementales en zones maritimes.

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