Quand Lissan s’appelait Fernando
Morceaux choisis pour ENASS de ce travail d’investigation historique rarissime, mené entre deux continents.
Tout au long des années 1980, de nombreux jeunes révolutionnaires de différents pays sont partis au Salvador pour soutenir la lutte du peuple salvadorien contre une oligarchie brutale appuyée par l’impérialisme nord-américaine. Parmi eux, un jeune marocain du nom de Lissan-Eddine Boukhabza. Cet ouvrage tire de l’oubli une expérience particulière d’internationalisme révolutionnaire menée par un militant marocain qui n’a pas hésité à traverser l’Atlantique pour apporter son grain de sable à l’histoire héroïque du peuple salvadorien. PS : Les sous titres sont de la rédaction.
Par LUCILE DAUMAS *
Lissan, ce guérillero marocain
Le FMLN avait déjà trois ans et était un nouveau caillou dans la chaussure de l’Empire. Malgré l’échec de l’ “Offensive finale” si mal nommée, puisqu’en réalité elle a marqué le début d’un long conflit qui, lui, allait durer 12 ans (les insurgés s’étaient préparés pour une lutte qui ne pouvait durer tout au plus que quelques mois), la capacité du FMLN forçait l’admiration, à consolider sa résistance, à s’enraciner dans le peuple et à libérer des zones entières du territoire du Salvador, malgré l’impressionnant appui politique, financier, militaire (armement et formation de l’armée salvadorienne) reçu par les différents gouvernements de la part des États-Unis.
C’est sans doute cela qui explique que Lissan ait préféré rejoindre la guérilla salvadorienne, plus proche de ses attentes que la guerre qui se menait au Nicaragua contre la Contra. Comme lui, de très nombreux militants internationalistes venus d’autres pays latino-américains (Colombie, Uruguay, Argentine, Chili, Équateur, Costa Rica, Bolivie…), certains d’entre eux ayant déjà l’expérience de la guérilla ou fuyant leurs dictatures respectives, d’autres venant d’Europe (des espagnols, de nombreux basques, belges, des français, suisses, italiens, etc.). Des hommes et des femmes qui à leur manière, de par leur présence et leur engagement, faisaient contrepoids à la puissance de l’impérialisme yankee. Apparemment, très peu étaient originaires, comme Lissan, d’autres continents et il semble bien qu’il soit le seul à être venu d’Afrique ou du monde arabe.
En tout cas, il ne fait pas de doute qu’il a profité de ses voyages en Europe pour entrer en contact avec l’une des organisations du Front Farabundo Marti pour la libération nationale, le FMLN .(…)
Il n’est pas absolument certain que Fernando soit arrivé par San Salvador, mais il y a une forte présomption, du fait notamment qu’il avait laissé ses papiers d’identité dans une maison clandestine de San Salvador qui serait perquisitionnée par la suite. La police y mit la main sur ses papiers et mit à contribution la police marocaine pour en savoir plus sur ce militant.
Ses camarades témoignent
Plusieurs ex-guérilleros se souviennent que Fernando n’aimait pas beaucoup rester avec le commandement. Il préférait être avec la base, avec la troupe, le plus près possible de la première ligne de front. Cependant, Manuel Melgar révèle que Fernando était devenu très ami avec le commandant Camilo Turcios, qui fut à un moment donné son chef direct à Guazapa. Peut-être aimait-il son caractère enjoué et blagueur, sa simplicité, son humilité, son courage et le fait qu’étant d’origine paysanne, il était très proche des bases et aussi plus proche des lignes de front que la plupart des membres du commandement.
De fait, Fernando avait une relation très spéciale avec les paysans. El Negro Vladimir raconte : « Je suis un paysan mais j’ai beaucoup vécu en ville et quand je suis arrivé au front, moi aussi j’ai dû faire la même chose [que Fernando], montrer aux paysans que je pouvais planter le maïs, manier la machette. Fernando l’a fait aussi. Il avait cette volonté de voir comment il pouvait gagner la confiance des gens. En leur montrant qu’il faisait les mêmes choses qu’eux. Si un paysan creusait une tranchée, Fernando prenait lui aussi le pic et la pelle et se mettait à côté de lui et c’est comme ça qu’il se gagnait l’affection du paysan. Pas pour semer du maïs ou pour semer de la canne, non. C’était pour se mettre au même niveau que le paysan. Il prenait la pioche, la pelle, creusait une tranchée… Il a su gagner leur affection. […] C’était ça, Fernando. Il s’identifiait aux gens. Et alors les gens ont commencé à le voir non pas comme un étranger, mais comme quelqu’un qui les avait rejoints et qui assumait. »
Lire aussi un compte rendu du livre: Vie et lutte d’un révolutionnaire marocain
Mais il ne s’agissait pas seulement de partager le travail avec les paysans, il voulait aussi « montrer aux camarades qu’il pouvait aussi tirer des balles, qu’il allait au front avec eux. C’était comme ça qu’il pouvait avoir la confiance d’un paysan salvadorien à l’époque ; il fallait montrer qu’on avait les couilles pour affronter l’ennemi. Fernando l’a prouvé dès le début, c’est pourquoi il a été surnommé el Machista. Il l’a montré de cette façon et a su gagner l’affection des gens… Il aurait pu le faire d’une autre façon, si tu étais médecin tu pouvais opérer quelqu’un, et lui sauver la vie. Tu étais déjà un héros parce que tu lui avais sauvé la vie. Mais Fernando faisait cela et plus encore. »
C’est ainsi que Fernando a gagné la confiance et l’amitié des paysans, en s’intéressant à ce qu’ils faisaient, en partageant leurs travaux avec eux, en plaisantant. Et ce n’était pas à sens unique. […] . ».
*Lucile Daumas a passé plus de 45 ans de sa vie au Maroc. Elle a participé à la publication de plusieurs ouvrages collectifs et publié de nombreux articles concernant la vie économique et sociale du pays. Elle a participé au mouvement des familles des détenus politiques et des disparus dans les années 70-80. Elle est membre fondatrice de l’association ATTAC Maroc.
Pour commander ce livre : QUAND LISSAN S’APPELAIT FERNANDO, Vie et mort d’un internationaliste marocain dans la guérilla salvadorienne, Lucile Daumas, Editions Harmattan, 2021, Paris.
www.editions-harmattan.fr
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