Récits, UNE

Vie et lutte d’un révolutionnaire marocain

Après des années d’investigations, Lucile Daumas* publie un livre sur Lissan-Eddine Boukhoubza. Une trajectoire singulière d’un internationaliste marocain, dont la vie s’est éteinte parmi la guérilla salvadorienne en janvier 1987.

Pour diverses motivations, les Marocains ont toujours été bourlingueurs. L’Histoire regorge de trajectoires humaines qui ont eu pour point de départ les villes d’Al-Maghreb Al-Aqsa et qui ont atteint des contrées aussi lointaines que la Chine médiévale, le Nouveau Monde ou, la moins excentrée, Tombouctou.

Mais le destin de Lissan-Eddine Boukhoubza alias Fernando, révolutionnaire marocain que les convictions internationalistes ont emmené aussi loin que le Salvador, est complètement singulier.

Le destin d’un hispanophile

Lors de la présentation du livre à Casablanca en janvier dernier.

D’emblée, on est tenté de faire un parallèle avec le médiéval Mustapha Zemmouri, otage des Portugais, transformé en esclave, affublé à son baptême forcé à Séville du nom chrétien Estevanico, et emmené aussi loin que l’Amérique du Nord, pour y laisser sa vie dans des circonstances non-élucidées jusqu’à aujourd’hui.

Ce qui différencie, entre autres, les deux Marocains, c’est la période de l’histoire dans laquelle ils ont vécu. La mémoire de Lissan, comme ses camarades gauchistes, membres de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), l’appelaient à la faculté de médecine de Rabat aux années 70 du siècle dernier, vient d’être ressuscitée grâce à Lucile Daumas. L’auteure vient de publier aux éditions L’Harmattan un livre-enquête intitulé : « Quand Lissan s’appelait Fernando, vie et mort d’un internationaliste marocain dans la guérilla salvadorienne ». À Rabat, Lissan-Eddine, mélomane hispanophone et hispanophile, venait quelques fois chez la militante française et internationaliste installée au Maroc depuis les années 70. Lissan se rendait chez Lucile pour écouter les ténors de la chanson latino-américaine, comme Mercedes Sosa, Violeta Parra, Victor Jara ou Atahualpa Yupanqui. Ce souvenir était apparemment suffisant pour allumer une étincelle qui donnera lieu, plus de quarante ans plus tard, à cet ouvrage de mémoire.

Histoire d’une époque tumultueuse

Son diplôme de médecin généraliste en poche, Lissan-Eddine part en Europe pour se spécialiser. Il aurait adhéré à l’organisation Médecins du monde pour pouvoir contribué à soigner les populations défavorisées, mais cette information n’a pas été confirmée. C’est au cours de cette période qu’il a rencontré Sandra Ostet, une militante pacifiste italo-suisse, avec laquelle il se lie d’une histoire d’amour implosée par leurs destins divergents. À cause d’un cancer, Sandra perd la vie quand Lissan-Eddine était au Salvador, « ce qu’il l’a beaucoup attristé ».

Comme les étudiants marxistes de son époque, la question palestinienne était pour lui d’une grande importance.

Comme les étudiants marxistes de son époque, la question palestinienne était pour lui d’une grande importance. Ceci l’a poussé à rejoindre les camps d’entraînement du Front populaire de la libération de la Palestine (FPLP), situés au Liban et en Syrie. Néanmoins, ce séjour a été d’une courte durée, « probablement pour des raisons de divergences linguistiques ou d’affinités », souligne Lucile Daumas.

Il est parti au Salvador en 1983. Tenu de respecter les mesures de clandestinité, il dut passer par les réseaux de solidarité situés en Europe. Même les lettres qui arriveront plus tard à sa famille étaient écrites avant son départ. Puisqu’il savait ce qui l’attendait, il avertit d’avance ses proches qu’il partira étudier « quelque part où il sera difficile de les contacter ».

Lire aussi des extraits du livre: Quand Lissan s’appelait Fernando

Au Maroc, l’histoire de la famille mérite d’être citée. Le père Abdessalam Boukhoubza était ancien juge, diplômé de la prestigieuse Al-Quaraouiyine, et sa maman Fama Tniber, était éduquée. La famille quitte Tétouan, où Lissan était né en 1956, pour Ksar El-Kébir puis Tanger où Lissan-Eddine a obtenu son baccalauréat au début des années 70. Dans cette ville où le futur internationaliste est né et a grandi, il reçoit une éducation à la fois disciplinée et engagée, mais qui le mènera à l’autre bout du monde pour prendre part à une guerre civile qui fera plus de 70 000 morts.

Lutte et mort d’un révolutionnaire

Avant de s’éteindre en janvier 1987, Lissan-Eddine avait passé quatre ans dans les rangs de la guérilla salvadorienne, aux côtés des combattants du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN). Cette guérilla faisait face au gouvernement salvadorien, soutenu et armé par les Etats-Unis.

Selon Lucile Daumas, Lissan-Eddine était « désobéissant » et faisait toujours en sorte de combattre avec ses camarades guérilleros, ignorant ainsi les ordres qui avaient pour but de « préserver les médecins ». Ces derniers n’étaient pas nombreux à rejoindre la guérilla, « car les études de médecine garantissaient évidemment un statut social élevé au Salvador de l’époque », précise Lucile Daumas. Quoi qu’il en soit, Lissan-Eddine était affecté aux zones de guerre, où les confrontations battaient leur plein, à l’opposé des zones d’expansion où l’action du front FMLN « se limitait à la sensibilisation et à la préparation des masses ».

Avant de s’éteindre en janvier 1987, Lissan-Eddine avait passé quatre ans dans les rangs de la guérilla salvadorienne,

Médecin et combattant

Lissan-Eddine n’était donc pas seulement médecin dans la guérilla salvadorienne. Il a aussi formé des infirmiers et était même artificier. C’est ce statut-là qui a poussé ses compagnons d’armes à le déterrer après sa mort pour vérifier « que c’était bien lui ». Parmi ces anciens compagnons, que Lucile Daumas a rencontrés au Salvador, certains ont affirmé un détail important : rares sont les combattants de la guérilla qui ont bénéficié d’une tombe. Des années plus tard, l’orangeraie est devenue une plantation de café. « Ce qui est ironique, car il aimait le café », dit Lucile Daumas. Sur le même ton blagueur, ses compagnons latino-américains se rappelaient qu’il maniait excellemment les jurons en espagnol, ce qui les intriguait, ne sachant pas qu’il était d’origine marocaine. Ce n’est qu’après sa mort qu’on découvrira son passeport marocain dans une maison sécurité. 

Ces bribes d’histoire ne pourront jamais résumer les quatre ans passés par Lissan au Salvador, à manier les seringues et les armes à feu. Mais sa contribution n’a pas sombré dans l’oubli. Après moult recherches, Lucile Daumas découvre que le nom du Marocain est inscrit sur un mémorial collectif quelque part au Salvador. Une responsable de la commission de la mémoire de ce pays d’Amérique centrale a également retrouvé le nom de Lissan-Eddine Boukhoubza parmi les noms des révolutionnaires internationalistes figurant sur une sorte d’attestation officielle. Une reconnaissance.

Cela étant, la tâche de notre écrivain n’était pas chose aisée. Il lui a fallu six ans de recherches avant de retrouver sa trace et de décider de se rendre au Salvador pour poursuivre ses investigations.

Sur la toile, les sources sont avares, hormis le blog Nicaragua Internacionalista 2016 et trois articles publiés au Maroc, dont un article très détaillé en arabe de Abdelilah El-Mansouri, publié chez Hespress en 2018. Les tréfonds du web nous révèlent heureusement l’existence d’une œuvre collective intitulée: « Dos Pueblos a los que amar, un Mundo por el que luchar ». Elle recense les internationalistes ayant rejoint la guérilla salvadorienne entre 1979 et 1992. Lissan-Eddine Boukhoubza y figure bel et bien parmi une soixantaine de combattants, seul Africain au milieu d’une tribu d’internationalistes majoritairement sud-américains et européens. Cette œuvre contient une photo de profil en noir & blanc d’un Lissan-Eddine barbu et accroupi, en train d’administrer des soins à un blessé. Il s’agit de la même photo en couleurs qui orne la couverture de ce nouveau livre. Une nouvelle trace de ce destin hors du commun…

*Lucile Daumas a passé plus de 45 ans de sa vie au Maroc. Elle a participé à la publication de plusieurs ouvrages collectifs et publié de nombreux articles concernant la vie économique et sociale du pays. Elle a participé au mouvement des familles des détenus politiques et des disparus dans les années 70-80. Elle est membre fondatrice de l’association ATTAC Maroc.  

Pour commander ce livre : QUAND LISSAN S’APPELAIT FERNANDO, Vie et mort d’un internationaliste marocain dans la guérilla salvadorienne, Lucile Daumas, Editions Harmattan, 2021, Paris.

www.editions-harmattan.fr

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