« Si vous pouvez les tuer, ne vous gênez pas !»
Note de la rédaction d’ENASS: ENASS s’associe au projet journalistique international, The Outlaw Ocean Project pour publier l’enquête du journaliste d’investigation, Ian Urbina sur les politiques migratoires répressives des autorités et des milices en Libye contre les personnes en migration. Ce travail journalistique au long cours et de grande qualité a permis d’apporter des détails significatifs sur l’implication de la Commission européenne et de l’Italie dans ce qui peut constituer potentiellement des crimes contre l’humanité commis contre les exilés dans ce pays maghrébin. Depuis sa publication dans le New Yorker en décembre 2021, cette enquête ne finit pas susciter réactions au niveau des instances européennes.
Ce travail s’est fait avec une grande prise de risque. Le journaliste et son équipe ont subi un kidnapping en Libye durant leur tournage en mai 2021. Nous publierons l’enquête de I. Urbina en quatre parties que nous complèterons par un volet marocain. Le Maroc est concerné par ces violations car les geôles de migrants en Libye comptent plusieurs centaines de jeunes marocains toujours en détention. Les titres et les sous-titres et les accroches sont le choix de la rédaction de ENASS.
Par Ian Urbina, journaliste et directeur de The Outlaw Ocean Project
Les centres de la mort en Libye pour les migrants (3/4)
[…] Théoriquement, tous les candidats à l’émigration interceptés en mer doivent être emmenés dans des centres de détention officiels. « Mais les chiffres ne collent pas », explique M. Federico Soda, chef de mission de l’OIM en Libye. Un rapport d’Amnesty International fait le même constat : « Dès l’instant où les migrants montent dans le car, c’est le trou noir. »
« Dès l’instant où les migrants montent dans le car, c’est le trou noir. »
La plupart des véhicules servant au transport — certains fournis par l’Union, d’autres affrétés par une entreprise baptisée Essahim — sont équipés de GPS, mais personne ne prend la peine de consulter les données enregistrées pour vérifier qu’ils se dirigent bien vers les établissements prévus. Alors que plus de 15 000 migrants ont été capturés en mer par les gardes-côtes libyens entre janvier et juillet 2021, seules 6 100 entrées ont été recensées dans les centres de détention officiels. Pour M. Soda, la différence correspond sans aucun doute à tous ceux qui échouent dans ces prisons secrètes improvisées, gérées par des passeurs et des miliciens, et interdites d’accès aux travailleurs humanitaires.

Crédit : The Outlaw Ocean Project
En droit libyen, un étranger irrégulier peut être détenu indéfiniment sans bénéficier de l’assistance d’un avocat. Nulle distinction n’est faite entre les réfugiés économiques, les demandeurs d’asile et les victimes de trafic illégal. Outre qu’elles permettent de satisfaire aux demandes européennes, ces geôles se révèlent aussi très lucratives pour les milices qui les dirigent, promptes à détourner à leur profit l’aide internationale destinée aux détenus.
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À Al-Mabani, les gardes enrôlent les prisonniers eux-mêmes pour mieux les surveiller. Ils glanent ainsi de précieuses informations et instillent la méfiance parmi les migrants. Divisés, ces derniers sont plus faciles à contrôler. M. Mohammad Soumah, un ressortissant de Guinée-Conakry âgé de 23 ans, s’est porté volontaire dès son arrivée pour aider aux tâches quotidiennes. Les miliciens ont immédiatement tenté de lui soutirer des renseignements : quels sont les détenus qui se détestent ? qui sont les agitateurs ? Sitôt l’arrangement officialisé, les autres migrants se sont mis à l’appeler mandoub, un mot arabe qui signifie « représentant ». C’était lui qui négociait, par exemple, le montant de la rançon exigée pour libérer un détenu. En récompense de sa loyauté, les gardiens l’autorisaient à dormir à l’infirmerie ou avec les cuisiniers, qui vivent de l’autre côté de la rue. Un jour, ils lui ont demandé de choisir quelques migrants à relâcher et les ont laissés partir. En fait, M. Soumah avait même le droit de sortir du complexe, mais il ne s’est jamais aventuré très loin. « Je savais qu’ils me retrouveraient et me battraient si j’essayais de m’enfuir », nous a-t-il expliqué.
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Les médecins constatent des fractures, coupures, brûlures…
Médecins sans frontières (MSF) visite la prison deux fois par semaine. Les indices de maltraitance sont difficiles à ignorer : les détenus sont couverts de bleus et de coupures, évitent de croiser le regard de leurs geôliers et sursautent au moindre bruit. Le surpeuplement entraîne aussi la propagation des maladies : tuberculose, varicelle, mycoses, Covid-19. Parfois, les migrants glissent discrètement aux soignants des messages de désespoir griffonnés sur des brochures de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ils confient leur impression d’avoir été enlevés et demandent avant toute chose que l’on prévienne leur famille qu’ils sont en vie. Un jour, les intervenants de MSF ne peuvent même pas entrer dans la cellule d’Aliou Candé tant elle est bondée. Selon leurs estimations, il y a peut-être trois migrants par mètre carré. Les détenus sont finalement soignés dans la cour de la prison. Ils mentionnent des passages à tabac qui ont eu lieu la veille et dont les médecins constatent les séquelles : fractures, coupures, brûlures, traumatismes contondants. Un enfant a été si gravement blessé qu’il ne peut plus marcher.
Les indices de maltraitance sont difficiles à ignorer : les détenus sont couverts de bleus et de coupures, évitent de croiser le regard de leurs geôliers et sursautent au moindre bruit.
Lors de son incarcération, Aliou Candé a réussi à dissimuler son téléphone. Persuadé qu’il sera sévèrement puni s’il se fait prendre et que, de toute façon, sa famille ne peut rien pour lui, il ne l’a pas utilisé depuis le début de sa détention. Vers la fin mars, cependant, sa détresse est telle qu’il est prêt à courir le risque et envoie un message audio à ses frères par WhatsApp : « On a essayé de rejoindre l’Italie par la mer, mais ils nous ont attrapés et emmenés ici. On est en prison maintenant. On ne peut pas laisser son téléphone allumé trop longtemps. » Il les supplie : « Essayez de joindre notre père. » Puis il attend, espérant qu’ils réussiront, d’une manière ou d’une autre, à rassembler la somme nécessaire pour payer la rançon.
Le 8 avril, à 2 heures du matin, Aliou Candé est réveillé par des bruits en provenance de la porte : plusieurs détenus soudanais sont en train de la forcer pour tenter de s’échapper. Apeuré, il secoue son ami, M. Soumahoro. Celui-ci, avec une douzaine d’autres, se précipite vers les Soudanais. « Arrêtez !, leur dit-il. On a essayé plusieurs fois de s’évader, ça n’a jamais marché. Tout ce qu’on a récolté, c’est des coups. » Comme les Soudanais ne veulent rien entendre, M. Soumahoro fait signe à Aliou Candé de prévenir les gardes, qui s’empressent de garer un camion devant la porte de la cellule pour la bloquer.
Furieux d’avoir été trahis, les Soudanais se font alors plus violents. Ils arrachent des canalisations en fer du mur des toilettes et cherchent à frapper ceux qui sont intervenus. Plusieurs détenus appellent à l’aide : « Au secours ! Ouvrez la porte ! » Les gardiens se contentent de rire et d’applaudir tout en filmant la scène avec leurs téléphones, comme s’ils assistaient à un combat de catch. « Tenez bon !, lance l’un d’eux aux assaillants en leur faisant passer des bouteilles d’eau à travers la grille. Et si vous pouvez les tuer, ne vous gênez pas ! ».

Pour une raison inconnue, toutefois, leur attitude change brusquement. Vers 5 h 30, ils se présentent armés de fusils semi-automatiques et, sans sommation, tirent pendant dix minutes à l’intérieur de la cellule depuis la fenêtre des toilettes. « On se serait cru sur un champ de bataille », se souvient M. Soumahoro. Deux adolescents de Guinée-Conakry, MM. Ismail Doumbouya et Ayouba Fofana, sont blessés à la jambe.
Pendant la rixe, Aliou Candé s’était caché dans la douche. C’est là qu’une balle l’atteint au cou. Le jeune homme titube le long du mur, y laissant une traînée de sang, avant de s’écrouler. M. Soumahoro l’étend au sol, tente de contenir l’hémorragie avec un vêtement, mais c’est peine perdue. Aliou Candé meurt quelques minutes plus tard. « Les Soudanais ont fini par se calmer. Nous aussi. Tout le monde était sous le choc », se remémore M. Soumahoro. À son arrivée sur les lieux plusieurs heures après la fusillade, le directeur de la prison, M. Noureddine Al-Ghreetly — un commandant des brigades de Zintan —, demande à voir le corps. Après quoi, frappant du poing contre la porte, il hurle sur ses gardiens : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Vous pouvez leur faire tout ce que vous voulez, sauf les tuer ! »
Aliou Candé s’était caché dans la douche. C’est là qu’une balle l’atteint au cou. Le jeune homme titube le long du mur, y laissant une traînée de sang, avant de s’écrouler.
À bout de forces, les détenus de la cellule n° 4 décident de faire front et exigent leur libération en échange du corps d’Aliou Candé. S’engage alors une longue négociation avec M. Soumah, appelé à la rescousse par des gardiens paniqués. Les migrants finissent par avoir gain de cause. « Je vais vous ouvrir la porte et vous allez pouvoir partir, leur dit M. Soumah, mais à une condition : restez calmes, ne cherchez pas à provoquer le désordre. Je marcherai devant vous jusqu’à la sortie. » Peu avant 9 heures, sous les yeux ébahis des Tripolitains qui se rendent au travail, une file interminable de migrants franchit le portail du complexe et s’égaille dans les rues de la ville.
[…]
*Ian Urbina est le directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation journalistique à but non-lucratif basée à Washington DC, dont le travail est centré sur les droits de l’homme et les questions environnementales en zones maritimes.