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Les cicatrices du drame de Nador-Melilla

Ces réfugiés ont frôlé la mort. Ils ont vu mourir des compagnons de route. Ils sont les survivants du drame de Nador-Melilla. Ils nous racontent leurs versions des faits. Blessés, traumatisés et abandonnés, ils vivent une deuxième crise humanitaire.

Jalal, avec d’autres réfugiés Soudanais près du squat.

Jalal est un homme blessé. Ce Soudanais panse sa grave cicatrice sur le visage et ses blessures sur la tête. Il nous raconte sa plus profonde blessure : « Nous ne sommes pas des terroristes, nous n’étions jamais membres de la mafia. Nous sommes de jeunes Africains à la recherche d’un refuge, d’un lieu sûr et digne pour vivre ». Depuis les évènements du 24 juin, leur seul refuge est ce squat. Dans ce lieu insalubre cohabitent Marocains et migrants. Ils partagent des salles de classes désaffectées transformées en lieu de (sur)vie.

Pourquoi la route du Soudan vers le Maroc ?

Boza, rejoindre l’Europe l’objectif ultime. Ecrits sur le mur du squat.

Jalal a quitté Tendelti, sa ville natale au Soudan, proche de la frontière avec l’État du Kordofan du Nord en octobre 2020. « Je suis parti vers le Tchad, puis la Libye. Ensuite, j’ai pris le chemin vers le Maroc », relate-t-il. Il arrive au Maroc en août 2021. Mais pourquoi le choix du Maroc, pays à l’extrême du continent au lieu d’un passage par la Libye ? « On nous a dit que le Maroc pourrait nous réserver un bon accueil pour un temps, avant de pouvoir rejoindre l’Europe qui est notre objectif ultime », poursuit-il. Jalal arrive en Algérie et s’installe à Tlemcen pour « deux jours seulement ». Il traverse la frontière algérienne non pas par Maghnia mais par un point d’accès plus au sud, en un petit groupe de 4 personnes. « On a eu beaucoup de chances. On n’a rien payé pour rentrer au Maroc », a-t-il affirmé.

Directement, il rejoint à Oujda les premiers groupes de Soudanais et sud-Soudanais qui ont commencé à arriver au Maroc depuis la frontière est du pays. L’Association de soutien aux migrants en situation de vulnérabilité (ASMV) à Oujda avait accueilli ces premiers groupes, ainsi que les services sociaux de l’Eglise dans la capitale de l’Oriental. Hassane Ammari est président de l’ASMV : « Ces réfugiés fuyaient l’enfer libyen où les migrants sont réduits à l’esclavage mais aussi la terrible répression qu’ils subissent en Algérie. Les ratissages et les déplacements récurrents vers le sud de l’Algérie rendent la vie des migrants un véritable calvaire. Le Maroc se présente ainsi comme un point de passage plus sûr et moins violent », compare ce militant et fin connaisseur des mouvements migratoires à l’est du Maroc.

« On nous a dit que le Maroc pourrait nous réserver un bon accueil pour un temps, avant de pouvoir rejoindre l’Europe ».

Jalal, réfugié Soudanais.

Sur cette route migratoire désertique et dangereuse de quelque 6000 km, Jalal et ses compagnons font face à de nombreux périls. « Il y a des bandes armées, certains portaient des uniformes on ne savait pas si c’étaient des membres d’armés régulières ou des mercenaires. Ils nous exigeaient de l’argent. Ils nous dépouillaient de tous nos biens », témoigne-t-il.

Graphique n°1: Répartition des réfugiés résident au Maroc par nationalité.

Au Maroc, Jalal dépose sa demande d’asile auprès des services délégués à Oujda du Haut-commissariat des Nations Unis au Maroc. Il rejoint le contingent des nouveaux réfugiés soudanais. En avril 2022, l’effectif de ces réfugiés avait rapidement atteint le nombre de 1323 réfugiés arrivés au Maroc, devenant la 4ème nationalité de réfugiés du pays (voir graphique n°1). Les sud-Soudanais étaient au nombre 452 réfugiés également arrivés au Maroc. Rappelons que le Maroc compte 19 620 réfugiés et demandeurs d’asile. 

« Ces réfugiés fuient l’enfer libyen mais aussi la terrible répression qu’ils subissent en Algérie »

Hassane Ammari, ASMV Oujda.

Selon les données récoltées par l’ASMV, la plupart des jeunes de nationalité soudanaise sont âgés entre 14 à 26 ans en provenance « des zones d’El Fasher, Khartoum, Om Darman et Darfour, selon leurs déclarations et témoignages », indique l’association basée à Oujda. Et d’ajouter : « Beaucoup parmi eux ont fui l’enfer des centres de détention et d’enfermements en Libye (Zuwara – Al-Zawiya – Sakka – Abu Salim à Tripoli – Bani Walid…), où la durée de détention variait entre 4 et 18 mois, et certains d’entre eux ont passé jusqu’à trois ans dans des conditions brutales ». Jalal comme des centaines de Soudanais s’installent à Oujda, en attendant l’opportunité d’un passage vers l’Europe.

Qui a brulé la forêt de Gourougou ?

Les interventions des forces de l’ordre marocaines et espagnoles ont causé au moins 70 blessés parmi les migrants.

Omar, jeune Soudanais, étudiant en sciences politiques et management, quitte les bancs de l’Université de Khartoum pour prendre le chemin de l’Europe. A Nador, il s’installe sur le mont Gourougou. Cet ex-étudiant au verbe facile et au discours frontal. Il nous rembobine le film des événements. « Durant plusieurs jours avant le 24 juin, les forces de l’ordre ont commencé à nous attaquer dans nos campements à la forêt. Ils prenaient nos affaires et brûlaient nos tentes. A la forêt, on cherchait un moment de répit. La veille du drame, ils ont amené un avion qui nous jetait des projectiles, je pense ce sont des gaz lacrymogènes. C’est pour cette raison que la forêt a pris feu », raconte ce jeune arrivé au Maroc en février 2022. Les 27 réfugiés actuellement poursuivis par la Cour d’Appel de Nador sont accusés, entre autres pour « avoir mis le feu délibérément à la forêt ». Une grave accusation qui devrait peser lourd dans ce dossier pénal. Omar comme l’ensemble des réfugiés rencontrés récusent les accusations des autorités.  

« Les forces de l’ordre ont commencé à nous attaquer dans nos campements à la forêt. Ils prenaient nos affaires et brûlaient nos tentes ».

Ahmed, réfugié Soudanais.

Jalal se défend : « Nous n’avions ni armes ni organisation militaire. Nous avions des pierres pour nous protéger des assauts des forces de l’ordre espagnoles et marocaines. Nous sommes dans un pays étranger, nous ne penserons jamais à porter atteinte aux forces de l’ordre ». Omar enchaîne : « Nous n’avons aucun intérêt à utiliser des armes. Nous avons fait des milliers de km. Nous avons subi de terribles violences, sans jamais riposter ». Les images amateures et ceux du ministère de l’Intérieur marocain montrent un assaut massif avec une organisation permettant à chaque groupe d’atteindre la barrière. S’agit-il d’une « organisation militaire » ? Seule une enquête judiciaire peut statuer sur ce qualificatif. Les PV fuités dans la presse laissent entendre qu’il s’agit d’une organisation de ce type. Les deux procès en cours devraient apporter des réponses plus précises sur ce dispositif.

Il demeure que pour Jalal, leur seul but était de dépasser la barrière : « Nous avions l’intention de dépasser les grillages et rejoindre l’Europe ». Cette tentative est loin d’être inédite. Il s’inscrit dans la reprise des Bozas (migration gratuite via les barrières de Sebta ou Melilia) depuis 2021. Le nombre de migrants ayant pu franchir la barrière est passé de 220 personnes en 2020 à 1050 personnes en 2021, selon les données de l’AMDH Nador. Un niveau record jamais atteint depuis…2014 (voir graphique n°2). Dans son rapport 2021, l’association explique cette évolution : « Cette augmentation importante par rapport aux années précédentes trouve son explication dans le retour important des migrants à Gourougou et la quasi-disparition de la migration par mer des migrants subsahariens à partir des côtes nadoraises ». La tentative du 24 juin est survenue aussi de la reprise de la coopération migratoire sécuritaire entre le Maroc et l’Espagne.

Quelles sont les armes utilisées ?

Jalal nous le raconte tel qu’il a vécu l’assaut avec émotion. « Nous étions plusieurs groupes, entre 1000 à 1200 migrants partis vers les grillages. Les incidents étaient horribles ». Il décrit les armes utilisées : « On nous a tiré dessus avec des grenades de désencerclement ou des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc. Pris en tenailles, on ne savait plus qui tirait. C’était massif. Beaucoup de morts sont tombés à ce moment précis. J’ai vu un migrant perdre la vie à côté de moi ». Son cauchemar est loin d’être terminé : « Dans le grillage, nous étions plusieurs à être étouffés à la suite de l’usage massif du gaz lacrymogène. La dernière chose dont je me rappelle, c’est qu’un membre des forces de l’ordre marocain m’a tiré du pied. J’ai reçu des coups sur le visage avec une matraque, un autre m’a piétiné avec ses chaussures. Puis, je me suis évanoui ».

Les réfugiés survivent dans plusieurs squats dans les villes de Rabat, Casablanca et Béni Mellal dans des conditions déplorables.

Jalal se réveille à l’hôpital Hassani de Nador. A côté de lui, le corps inerte d’un autre migrant mort à la suite de ses blessures. « J’ai reçu quelques soins et on m’a fait des examens radiologiques. Puis directement, les autorités ont transporté les blessés par groupes de 25 personnes dans des bus vers plusieurs villes ». Jalal sera envoyé manu militari vers la ville de Chichaoua (centre du Maroc), d’autres migrants ont été déplacés vers Beni Mellal ou Kelaât Sraghna, malgré leurs blessures.

Jalal se réveille à l’hôpital Hassani de Nador. A côté de lui, le corps inerte d’un autre migrant mort à la suite de ses blessures.

Quelques jours après le drame, Jalal, ce rescapé, se dit « qu’il est un homme chanceux car je suis toujours en vie ». Ce drame a causé la mort de 23 personnes selon les autorités et 37 selon les ONG nationales et internationales. Durant cette enquête, nous avons rencontré plusieurs blessés dont certains nécessitent des soins de santé et un suivi médical de qualité. Comme ce réfugié blessé grièvement à la tête qui n’arrive pas à tenir débout en raison de sa blessure mal soignée. Certains se rendent dans les centres de santé. Dans les squats, les jeunes Soudanais rencontrés sont tiraillés par un sentiment de colère et d’incompréhension face à l’ampleur de ce drame.   

Pourquoi autant de répression ?

Les réfugiés rencontrés protestent contre le mauvaise prise en charge sanitaire des blessés le 24 juin et les jours qui ont suivi le drame.

Ahmed, blessé à la tête, ne cache pas son amertume : « Des vies ont été perdues. Des innocents sont morts. Des familles ne connaissent plus le sort de leurs enfants. Mais qui sont les responsables de cette tuerie ? », s’interroge-t-il. Et de lancer un appel : « Nous avons quitté un pays en guerre pour chercher une vie meilleure. Nous sommes des humains comme vous ».

« C’est un drame. J’aurai aimé rester dans mon pays. Ceci n’est pas la migration ».

Jalal, réfugié Soudanais.

Depuis leur arrivée, les réfugiés soudanais font l’objet de politiques répressives et d’un racisme anti-noir comme l’a observé l’AMDH Nador : « Contrairement à ce qui a été constaté pour les Yéménites et les Syriens, les Soudanais, bien qu’issus d’un pays arabe, subissent le même traitement ségrégatif que les Subsahariens (traque, arrestations, enfermement au centre d’Arekmane et refoulement vers la frontière algérienne…). Sans doute l’élément faciès explique le comportement des autorités », estime la section rifaine de l’AMDH dans son rapport annuel de 2021.

Omar, jeune étudiant soudanais, désormais sur les routes de l’exil, ne désespère pas et poursuit son rêve : « Le Maroc est un pays de transit pour rejoindre notre objectif ultime. Je suis poussé par les conditions de mon pays à fuir à la recherche d’un monde meilleur ». Pour Jalal, il est trop tôt pour tirer des conclusions : « Ce n’est pas l’expérience que j’aurai souhaité vivre. C’est un drame. J’aurai aimé rester dans mon pays. Ceci n’est pas la migration. C’est la guerre ». 

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