Tribunes

Cinéma : Du besoin de réformer le secteur

Par Intissar Jbiha

Dans le cadre d’un cycle d’ateliers organisé par le club de pensée LOGOS, constitué de jeunes chercheurs et universitaires, des cercles de réflexion ont été constitués pour discuter de « La question culturelle au Maroc, à l’épreuve d’un Monde qui change ».

Intissar Jbiha, Directrice de production et actrice culturelle a animé l’atelier « Cinéma : Du besoin de réformer le secteur ». En compagnie de son camarade Nabil Merrouch, auteur-réalisateur, ils ont partagé avec le public présent une réflexion sur les problématiques du secteur cinématographique à la lumière de leurs expériences et de leurs visions.

Intissar Jbiha, directrice de production et actrice culturelle

« Ach khassek a l3eriane : 150 salles de cinéma a Moulay… » 

Aujourd’hui, à en croire les dernières activités ministérielles ICI , la principale préoccupation est de construire de nouvelles salles de cinéma. En attendant cette poule aux œufs d’or, il faudrait, à mon sens, d’abord s’enquérir de la situation de toute la chaîne cinématographique.

En effet, lorsque dans les années 80, ces salles étaient au nombre de 300 pour 2 productions de films par an, aujourd’hui il n’en reste plus que 30 en activités pour plus de 20 films par an.

La réponse n’est peut-être pas : « construire des salles » en dilapidant les deniers publics et attendre que cet arbre nous donne des fruits alors que nous ne lui avons ni mis le bon terreau, ni administré les bons engrais…

A quoi servirait de construire de nouvelles salles, alors que certaines belles bâtisses mériteraient un second souffle ?

A quoi servirait de construire de nouvelles salles qui risquent de tomber en ruines dans quelques années comme les précédentes ?

A quoi servirait de construire de nouvelles salles, alors que pendant des années il n’y a pas eu de politique culturelle afin d’éduquer à l’image (rôle des maisons pour jeunes et des cinéclubs) et à l’importance de la culture pour faire venir les gens en salle justement ?

A quoi servirait de construire de nouvelles salles, tant que nous n’avons pas fait une étude et tiré des leçons de ces années de productions régulières certes… mais d’un secteur en crise du fait d’un manque d’engouement du public, d’une réglementation poussiéreuse, bureaucratique et passe-droit d’un club ultra fermé : le Centre cinématographique marocain qui n’a pas évolué avec son temps…

Formations/Écoles de cinéma ou fabriques de futurs chômeurs-meuses ?

En voyant le nombre d’écoles et de formations cinématographiques et audiovisuelles qui fleurissent, je me demande s’il faut s’en réjouir ou s’inquiéter. Si nous, cinéastes frustré-e-s n’avons pas pu, après une dizaine d’années, trouver une porte d’entrée pour vivre de notre savoir-faire et tout ce qu’on nous propose c’est la précarité qui pousse beaucoup d’entre nous, soit à quitter le pays, soit à travailler dans un autre secteur pour joindre les 2 bouts. Que dire, lorsqu’on voit que chaque année sont diplômés des milliers de jeunes scénaristes, réalisateurs-trices, chefs opérateurs-trices, monteurs-teuses et j’en passe…  

Certes, il n’y a pas que le cinéma comme débouché… mais même si le nombre de radios n’a fait qu’augmenter après la privatisation du secteur, on ne peut pas en dire autant pour les chaînes de télévision… Donc, il va falloir vraiment s’atteler à cela avant que la marmite ne bouille.

Nous ne voulons pas que ces jeunes subissent ce dont nous-même avons pâtis, entres autres :

  • Refus d’octroi de la CIP (Carte d’identité professionnelle) de réalisation si les courts-métrages ne répondent pas à des critères qui n’ont plus lieu d’être…
  • Conditions complexes pour octroi d’une autorisation de tournage…
  • Manque de vrai rôle de producteur-trice, on ne trouve que des producteurs exécutifs ou auteurs-réalisateurs qui s’autoproduisent…
  • Chaînes de TV qui ne produisent quasiment que pour le « moussem » de Ramadan et saturent les plages de diffusions de pubs et de séries turques.

Un peu d’huile dans les rouages pour faire tourner tout ça !

Pendant que dans le monde, on peut voir des exemples à profusion de pays émergents où le cinéma sert de levier de développement et ont réussi un véritable rayonnement dans les festivals internationaux, ici, on nous demande encore une autorisation de tournage pour chaque caméra dégainée, à l’ère où les moyens de fabriquer un film sont démocratisés.

Pendant qu’à l’étranger on nous propose financements, participations à des résidences, aide au développement de nos projets en contrepartie d’une idée de scénario et de notre CIN, ici, toutes les portes nous claquent au nez dès qu’on ne montre pas « patte blanche »: la CIP (Carte d’identité professionnelle).

Cet « agrément » qui sert d’ailleurs pour beaucoup comme gagne-pain facile, sachant le nombre de techniciens qui ne font que la louer pour permettre à certaines productions d’obtenir une autorisation de tournage est d’un autre temps et mériterait de disparaître pour laisser enfin un secteur respirer et se régénérer.

Le Centre cinématographique marocain a pour rôle de  réglementer le secteur, certes, mais ce qu’on oublie, c’est que sa principale mission est de créer un environnement propice à la création, à la production et à la promotion du 7ème Art. Ce n’est donc pas en gardant une réglementation archaïque qu’on pourra permettre l’éclosion d’un écosystème qui se tient, car nous n’en voyons que des freins et des procédures administratives kafkaïennes…

C’est seulement une fois que ces freins seront relâchés que nous pourrons permettre aux jeunes faiseurs-euses d’images et raconteurs-teuses d’histoires de faire rayonner un cinéma marocain à l’image d’un Maroc dynamique et plein d’espoir. Et ainsi favoriser la profusion de genres, de styles, de formats avec un regard neuf, à l’ère du temps et espérer un engouement du public d’une population qui est composée, je le rappelle, de plus de 40% de jeunes (Source HCP)…

L’idée n’est pas de faire table rase du passé, bien au contraire, profiter de l’expérience des anciens justement en permettant aux jeunes étudiant-e-s, chercheurs-euses et autres jeunes professionnels du secteur de participer à des résidences, ateliers, workshops qui seraient organisés par le CCM qui permettraient de faire la transmission nécessaire entre générations… 

Leur permettre également de consulter librement nos archives (qui doivent être restaurées, digitalisées et partagées) et laisser émerger ainsi de nouveaux univers, de nouveaux regards, de nouvelles voix…

Il est grand temps !

Se donner l’ambition d’un cinéma « marocain » qui peut se hisser au rang d’une industrie 

Enfin, pour que la boucle soit bouclée et remonter la chaîne cinématographique jusqu’aux racines, il faudrait également être soucieux de décoloniser les cursus et élaborer une véritable stratégie académique pour une éducation à l’image avec un ancrage marocain, amazigh, arabe et nord-africain qui donnera à notre cinéma son cachet tout en s’adressant à l’universel.

Il est aujourd’hui intolérable qu’un jeune cinéaste marocain sorte de 3 ou 5 ans d’études cinématographique sans avoir fait ne serait-ce qu’un seul cours sur l’histoire du cinéma marocain, ou n’ai jamais vu un film de nos anciens pionniers du cinéma : Benani, Bouanani, Derkaoui et j’en passe…

Les futurs opérateurs de prise de vues méritent une formation à propos de notre art figuratif et photographique.

Les futurs costumiers-ières méritent une formation historique sur nos costumes au fil des ères et des régions.

Les futurs metteurs en scène méritent d’être irrigués de notre scénographie propre et de l’art de la dramaturgie.

Pourquoi ne pas penser à l’intégration du cinéma ou de la culture d’une façon plus large de façon transversale dans les différents programmes : Marketing / Communication / Affaires…

Former de futurs business-wo-men à croire au cinéma comme une véritable industrie, fédérer autour de lui, amener les publics en salle, faire de ces salles de véritables lieux de vie. Le cinéma ne peut être une industrie que lorsque tous les maillons de la chaîne de la conception à la diffusion, en passant par la production, seront des piliers solides et pourront s’imbriquer.

A voir l’évolution et le succès de secteurs comme le commerce, la publicité et les agences de conseils, il serait intéressant de pouvoir ouvrir de nouveaux horizons pour ces pros du marketing à faire profiter de leurs expertises et savoir-faire le secteur cinématographique.

Mais pour qu’ils ne fuient pas comme beaucoup du secteur privé qui ont cru en l’aventure du cinéma et ont subi des désillusions… Une réforme profonde : législative et au niveau des réglementations du CCM devient de plus en plus urgente !

Et maintenant ? :

Les ateliers se poursuivent durant le mois de juin et concernent différents secteurs : littérature, théâtre, art pictural…

A l’issue de ces ateliers découleront :

  • Un ouvrage collectif qui restituera les contributions des différents intervenant-e-s.
  • Des recommandations qui seront présentées au Ministère de la Jeunesse, de la culture et de la communication.

One thought on “Cinéma : Du besoin de réformer le secteur

  1. Malheureusement c’est un constat d’échec. Mais ce qui en ressort (contrairement à ce que vous attendiez du CCM) que c’est c’est aux décideurs de mettre la main à la pâte pour diligenter une prise en charge des besoins des candidats à la chose cinématographique et les assister ainsi que le secteur. Ne trouvez-vous pas insensé que dans la ville de Ouarzazate qui connait plus de 30 productions annuelles, il n’y a pas une seule salle de cinéma valable. À quoi ça sert de produire si les Ouarzazis ne peuvent pas les voir.

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