Viols de femmes à Ksar Sountate
Mars 1973, des opposants à Hassan II préparent une révolution armée. Le Moyen-Atlas est leur base arrière. A la suite de l’échec de cette action armée, les villages de la région subissent une répression sanglante. Les femmes du village Ksar Sountate qui ont survécu à cette répression vivent encore un cauchemar. Elles n’ont pas oublié. Reportage.
Note de la rédaction: ENASS.ma publie, en deux parties, ce reportage en partenariat avec la maison d’édition En Toutes Lettres. Ce texte est extrait du livre Dos de femme, dos de mulet, les oubliées du Maroc profond* de Hicham Houdaïfa**, 2015. Les titres et intertitres sont de la rédaction de ENASS. Nous remercions également l’Association médicale de réhabilitation des victimes de la torture de nous avoir fourni les photos pour cet article.
À près de 90 ans, Merrou Ouhammi a presque perdu la vue mais n’a pas oublié un détail de ce qui s’est passé cette année-là. Elle nous reçoit dans sa maison, qui été durant les années d’occupation un lieu de rassemblement pour les résistants. Elle ne sort plus de sa chambre. Enveloppée dans deux couvertures, elle porte les séquelles de cette période et souffre de plusieurs maladies chroniques dont son fils Mouha peine à assumer financièrement les soins. Mouha avait sept ans à l’époque et se rappelle de tout. Elle, évoque les insultes, les coups de pied et bien pire. Mais pas son viol. C’est son fils qui nous en parlera.
« Ils nous ont dit qu’ils allaient saccager le village parce qu’on était les ennemis du roi, qu’on voulait renverser le régime ».
Merrou Ouhammi, victime des années de plomb.
D’une voix chevrotante, Merrou Ouhammi raconte : « Ils sont venus au village, ont planté des tentes, réquisitionné des maisons. Ils nous ont dit qu’ils allaient saccager le village parce qu’on était les ennemis du roi, qu’on voulait renverser le régime. Il y avait des hélicoptères, des tanks. Nous n’avions jamais vu cela, même du temps du colonisateur. Ils ont saccagé nos récoltes, volé nos biens, notre argent, l’or des femmes. » Emmenée avec d’autres femmes et même des enfants, elle a été torturée à Ksar Sountate pendant trois jours pour la forcer à dire qui était impliqué dans la révolte, où ils se trouvaient et où les armes étaient cachées. Ensuite, elle a été emmenée à Bouzmou. « On m’a cassé les doigts. On m’a mis un chiffon dans la bouche pendant des heures entières. Un des tortionnaires m’a frappée et d’un coup de poing, il m’a cassé la mâchoire. Ce qui me faisait le plus mal, c’étaient les cris des enfants. Je reconnaissais la voix de Zayed Ouharfou et de son petit frère. »
« Nous n’avions jamais vu cela, même du temps du colonisateur. Ils ont saccagé nos récoltes, volé nos biens » .
Merrou Ouhammi, victime des années de plomb.
Après Bouzmou, Merrou Ouhammi a été transférée à Aït Hani. « On m’a mise dans une chambre étroite. Il y faisait très froid. Il neigeait et je n’avais que ma peau pour me couvrir. » Destination finale : Goulmima où elle se trouve avec six autres femmes. Merrou Ouhammi a passé huit mois à la prison de Goulmima. « Je ne savais pas quoi faire. Mes cinq enfants étaient tout seuls. Il n’y avait personne pour s’occuper d’eux. Je n’ai jamais compris pourquoi on m’avait fait subir tout cela. » Pendant les mois qui ont suivi sa libération, Merrou Ouhammi a eu l’obligation de se rendre à Meknès, à l’administration pénitentiaire de Sidi Saïd, aujourd’hui fermée, pour y faire une déposition de « bonne conduite »…
« Les membres des forces auxiliaires faisaient des choses horribles aux gens, surtout aux femmes. »
Aïcha Ousidi, victime des Années de plomb.
Aïcha Ousidi, la femme de Zayed Ouhadou Aït Benzendi, le fils de Mouha Ouhadou, une des personnes également recherchées par les forces de l’ordre, a elle aussi été torturée à l’époque. « Ils cherchaient mon beau-père, raconte-t-elle. Ils étaient fous de rage. On m’a cachée dans un grand coffre pour qu’ils ne m’agressent pas. J’y suis restée pendant plusieurs jours. C’est que les membres des forces auxiliaires faisaient des choses horribles aux gens, surtout aux femmes. » En présence de ses deux fils, aujourd’hui trentenaires, elle ne trouve pas les mots pour décrire les conséquences de cette répression aveugle.
« Msakhite sidna »
Pendant les années qui ont suivi les événements de 1973, Ksar Sountate a été soumis à un siège permanent. Les habitants du village et des douars alentours ont vécu la peur au ventre. Marginalisés par la géographie et l’absence de routes, d’écoles et de dispensaires, ils ont vécu reclus, et ont connu l’angoisse incessante d’une répression possible. Jusqu’à la fin des années 1990, les Ouharfou, Oukhouya et les autres familles de cette région ont été appelés « les gens de 1973 » ou les msakhite sidna. Plus qu’une insulte, une damnation.
« Nous n’avions pas non plus accès à nos documents administratifs ».
Ytto Khouya Saïd, victime des années de plomb.
Ces familles touchées par la répression ont en effet été mises au ban par leur entourage direct. Après l’arrestation de son père, Ytto Khouya Saïd a dû travailler très dur pour nourrir ses petites sœurs. « On a parfois dû manger les restes des autres. Mon père avait des biens, des terres et du bétail, et tout nous a été pris. Les gens avaient peur de nous saluer. Même l’épicier refusait de nous vendre quoi que ce soit, de peur qu’on dise qu’il sympathisait avec nous. Nous n’avions pas non plus accès à nos documents administratifs. Nous avons tout simplement vécu dans la honte même si nous n’avions rien fait. »
« On nous a bien fait souffrir »
Parce que son père, Zayed Oubassou, avait été condamné à trois ans et quatre mois de prison et que sa mère Merrou avait été incarcérée pendant sept mois et demi à Goulmima, Mouha n’est jamais allé à l’école. Comme la grande majorité des enfants de cette époque. « Nous, les gens de la montagne, on nous a bien fait souffrir », soupire-t-il. « Je ne pouvais pas aller à l’école parce que j’étais le fils du “traîtreˮ ». Tout au long de l’entretien, il répète : « Ils m’ont bousillé la vie ».
Même chose pour les petits enfants de Mouha Ouhadou : « Nous ne pouvions pas aller chercher nos documents administratifs, se rappelle Aïcha Ousidi. Mes sept enfants n’avaient donc pas d’extraits d’acte de naissance et n’ont pas pu aller à l’école. Ils ont détruit l’avenir de mes enfants. » Pendant des décennies, la famille a connu une précarité qui lui permettait à peine de survivre. « Nous avions perdu nos biens, nos bêtes. Mes fils ont travaillé comme bergers chez les autres. »
La répression et l’enclavement ont maintenu la région à l’écart de tout, y compris du monde moderne. Les infrastructures de base y sont quasi inexistantes, les routes constamment coupées, surtout durant l’hiver, où la mortalité atteint des pics, à cause de la rareté du bois de chauffe.
Cet isolement a eu également pour conséquence la perpétuation du mariage ‘orfi dans cette région connue pour le moussem des fiançailles d’Imilchil. Mais au-delà de la carte postale, la réalité est bien dure. À Anfgou, Tamaloute, etc., des filles de onze, douze ou treize ans sont encore mariées « à la fatiha », sans aucun acte écrit. Et ce, en violation des lois en vigueur au Maroc.
La persistance de cette pratique est étroitement liée à l’histoire récente. « Cette région a été marginalisée par le pouvoir parce que bon nombre d’opposants en sont originaires », souligne Najat Ikhich, présidente de la Fondation Ytto, une des plus grandes associations luttant contre le mariage coutumier et le mariage des mineurs, qui multiplie les campagnes de sensibilisation dans la région d’Imilchil.
« Les femmes des tribus des Aït Atta et des Aït Hdiddou ne pouvaient pas rendre visite à leurs maris emprisonnés à Kénitra. On avait donné consigne aux transporteurs de ne pas les embarquer. » Assignés à résidence, les habitants ont développé une peur bleue des autorités. Aujourd’hui, les enfants de ces tribus, jadis fières et rebelles, en subissent encore les conséquences.
Maigres réparations
Ce n’est que bien plus tard, à la fin des années 1990, avec le processus de traitement des années de plomb et donc d’indemnisations, que les choses ont commencé à changer pour les familles de Ksar Sountate. Dans le cadre du programme de réparation communautaire initié par l’Instance équité et réconciliation (IER), quelques actions ont été menées. Le ministère de l’Éducation nationale a donné le nom de Fadma Ouharfou à l’école du village et à une autre école située dans la commune de Bouzmou. On a également donné son nom à un tapis, puisqu’elle était elle-même tisserande. Enfin, une caravane de réconciliation a été organisée en mars 2005, vers Agdz, le lieu où elle repose…
Aujourd’hui, les victimes ont pu obtenir certaines réparations matérielles. « D’un jour à l’autre, nous sommes devenus des exemples à suivre », remarque Zayed Oukhouya, qui relève cependant certains abus. « Des familles qui n’ont jamais été victimes de répression ont elles aussi rempli des dossiers afin de demander de l’argent, des agréments… ».
Mais pour beaucoup des femmes victimes de ces évènements, ces réparations matérielles sont insuffisantes. « Même si on me remplissait cette maison d’argent, cela n’enlèverait rien à l’horreur et aux blessures », déclare Ytto Khouya Saïd. À Ksar Sountate, les familles n’ont en effet pas encore pu faire leur deuil. « L’État n’a pas pris en compte les sentiments des veuves et de leurs enfants », regrette Zayed Ouhadou Aït Benzendi. Dans la grande pièce de sa maison, trône le portrait de son père disparu, Mouha Ouhadou.
« Le Conseil consultatif des droits de l’Homme (CCDH) nous a dit qu’il était mort à Imilchil, mais des détenus de l’époque nous ont affirmé qu’il avait été emprisonné à Casablanca, au centre de Corbis. Ma mère est morte sans pouvoir faire le deuil de mon père. Et ils osent encore nous parler de réconciliation ! Nous ne parlerons de réconciliation que lorsque nous saurons où se trouve la tombe de mon père. » Quant au fils de Merrou Ouhammi, il s’étrangle de colère en voyant ce qui a été proposé à sa mère, qui a confié avoir été violée aux deux enquêtrices de l’IER : « Ils lui ont pris sa vie, sa dignité, l’avenir de ses enfants. Et ils lui ont donné 100 000 DH pour l’indemniser ! » Sa mère, elle, conclut : « Pour moi, il n’y a pas de pardon entre nous. C’est Dieu qui nous rendra justice. »
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** Cofondateur d’En Toutes Lettres, maison d’édition spécialisée dans l’essai, où il dirige la collection Enquêtes, Hicham Houdaïfa est auteur de plusieurs livres : Dos de femmes, dos de mulet : les oubliées du Maroc profond (Editions En Toutes Lettres, 2015) ainsi que Extrémisme religieux, plongée dans les milieux radicaux du Maroc (Editions En Toutes Lettres, 2017), livre qui a reçu le prix du Jury du Prix Grand Atlas 2017, et Enfance au Maroc, une précarité aux multiples visages (Editions En Toutes Lettres, 2020). Il a également dirigé l’ouvrage Migrations au Maroc : l’Impasse ? Hicham Houdaïfa est co-fondateur du programme de formation Openchabab, une masterclass spécialisée dans la formation en valeurs et techniques journalistiques.