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Stress hydrique : Le fleuve Moulouya en danger

La situation du Site d’intérêt biologique et écologique (SIBE) du fleuve Moulouya, dans l’Est du pays, est emblématique de choix de politiques agricoles opposées à la préservation de la ressource en eau et de l’écosystème naturel. Enquête-reportage. 

La Moulouya est plus grand complexe estuarien méditerranéen au Maghreb.

Le réseau hydraulique de la Moulouya attise les convoitises. Ce réseau est le deuxième grand bassin versant du Maroc, alors que la longueur de son cours central (520 km) en fait le plus long oued du pays. Les sources d’alimentation du débit écologique de la Moulouya sont la pluviométrie, les eaux de ruissellement du bassin versant, les lâchers du barrage Machraa Hamadi et les résurgences (les sources d’eau). Sur la Moulouya, quatre barrages sont déjà présents : Mohammed V, Machraa Hamadi, Oued Za et Hassan II. A cela s’ajoutent les stations de pompage d’eau destinée à l’agriculture. 

Le réseau hydraulique de la Moulouya attise les convoitises.

Sur ce riche débit, trente-trois stations de pompage sont déjà installées. Il s’agit des stations de Moulay Ali Chrif, Ouled Satout et Fadesa. Ainsi que les trente exploitées directement par des agriculteurs privés se trouvant sur les bords du fleuve. Depuis une année, des défenseurs de l’environnement dans l’Oriental et des ingénieurs agronomes alertent sur les dangers qui guettent cet écosystème vital pour toute une région. ENASS a mené l’enquête sur le terrain, sur les bords de ce fleuve.

 Hors de contrôle 

Les bords du Moulouya est un paysage divers alliant à la fois des espaces verdoyants et des zones sèches surtout depuis deux années consécutives de sécheresse. L’ingénieur agronome Mohamed Benata, membre fondateur du collectif Plate-forme écologique du Maroc du Nord (ECOLOMAN) voit dans la multiplication de ces projets hydrauliques un danger pour cette zone et pour l’approvisionnement en eau pour la région. « L’implantation d’un barrage en aval deMachraa Hamadi est un grand risque pour le devenir de la zone humide de la Moulouya », tonne-t-il. Et d’appeler de ses vœux pour une révision des plans actuels : « Il est nécessaire de revoir cet emplacement et de refaire de nouvelles études de faisabilité et d’impact environnemental pour prendre une telle décision ». Le danger soulevé par les barrages et les stations de pompage est de bloquer toutes les eaux de résurgence et priver la zone humide de son débit écologique. Une obligation légale et environnementale qui n’est pas respectée. Le Maroc compte 149 barrages, de taille grande et moyenne. 

Un nouveau barrage « signerait l’arrêt de mort de la zone humide ». 

Selon les données que nous avons pu avoir, aucun de ces barrages n’a tenu en compte le débit écologique des rivières. Ce qui a eu pour conséquence l’assèchement d’une partie d’Oum Rabie. « Ces débits écologiquement sont prévus pourtant par la Loi sur l’eau. Ces dispositions permettent de préserver la vie aquatique des rivières. Mais aucun barrage au Maroc ne respecte cette disposition », révèle Benata. 

Pour ce militant aguerri et respecté dans la Région de l’Oriental, un nouveau barrage « signerait l’arrêt de mort de la zone humide », alerte-t-il. Des inquiétudes justifiées par la dégradation continue depuis une décennie des zones humides dans l’Oriental et dans la Région Casablanca-Settat (Zone humide de Dar Bouazza). En plus de cela, ces projets de barrages et les stations de pompage destinées à l’irrigation agricole mettent en péril la Moulouya, ses estuaires et sa zone humide. 

Où sont les études d’impact ? 

 Mars 2021, Aziz Akhannouch défend la pertinence des stations de pompage sur la Moulouya. 

Ces stations bénéficient du soutien et du financement du ministère de l’Agriculture, de la pêche maritime, du développement rural et des Eaux et forêts Le 31 mars 2021, jour de mise en service de ce projet, Aziz Akhannouch (photo n°2) défendait la station d’Ouled Setout : « C’est un grand projet. Il s’agit de la valorisation d’un nouveau périmètre irrigué dans le cadre de la stratégie « Génération Green 2020-2030». Un projet qui ouvrira des perspectives prometteuses pour le développement de l’agriculture dans cette région », affirmait-il, à l’époque. Le ministre défendait aussi l’utilité de cette infrastructure hydraulique. D’un investissement global de 80 millions de dirhams (MDH), elle assurera une irrigation sur une superficie de 31.000 ha. « La rive gauche de la Moulouya qui souffre de conditions climatiques difficiles et enregistre un manque en eau. Ces installations et canalisations réalisées vont permettre de récupérer l’eau qui se perdait en mer et l’utiliser pour développer l’agriculture dans cette zone », poursuit-il. Une lecture des choses qui ne correspond pas à la vision des écologistes de la région. « L’eau du débit écologique ne se perd pas en mer, c’est bien le contraire qui se produit, et c’est cette eau qui permet au fleuve d’être toujours en vie. Affirmer que l’eau se perd est un non-sens », martèle Benata. Ce débat entre besoins de l’agriculture gourmande en eau et la défense de l’environnement devrait être tranché par une étude d’impact sur l’environnement comme le stipule la loi 12-03. Or, selon nos informations cette étude n’a jamais été réalisée ! 

Barrages à faible impact 

Les ressources en eau disponibles au niveau des résurgences de la Moulouya sont faibles pour préserver l’équilibre du site.

Les appétits de l’agriculture pour les eaux de la Moulouya sont sans bornes. Le gouvernement vient ainsi de lancer la construction d’un nouveau barrage au niveau de Machraâ Safsaf. Selon le programme annoncé par la wilaya de la Région de l’Oriental, au total trois barrages sont en cours de construction et celui de Mohammed V en cours de surélévation. Le ministère de l’Equipement, celui de l’Agriculture et le département de l’eau présentent ces différents projets comme des mesures « pour sécuriser l’approvisionnement en eau dans une région aride ». Ce n’est pas l’avis des défenseurs de l’environnement qui y voient « des investissements destinés à l’irrigation agricole et aux grands agriculteurs », avec pour conséquence l’assèchement continue de la Moulouya. 

Les appétits de l’agriculture pour les eaux de la Moulouya sont sans bornes. 

Pour Benata, les chiffres avancés par les responsables publics « ne tiennent pas la route ». Selon les données officielles, les ressources en eau disponibles au niveau des résurgences de la Moulouya sont évaluées à 221 Mm3. « Ces ressources sont nécessaires pour subvenir aux besoins des stations de pompages actuelles : My Ali, Ouled Setoute, la station touristique, des agriculteurs riverains à la Moulouya et au besoin du débit écologique », énumère-t-il. Lors de notre reportage, nous avons pu observer que les deux nouvelles stations fonctionnent en même temps, contrairement à l’argumentaire des officiels qui affirme que les stations travaillent en alternance. « Les deux stations travaillent en simultanée, 24 heures et 7/7 », insiste Benata.  

Le pillage du sable de la plage de Saidia nuit à l’équilibre du SIBE  

Les eaux de la Moulouya constituent une ressource naturelle qui génère la vie et la biodiversité dans la zone. Toutefois la gestion de ces eaux risque de porter atteinte à la biodiversité en favorisant certains secteurs (agriculture, industrie, tourisme, eau potable) au détriment d’autres secteurs comme les zones humides qui constituent une réserve importante pour la biodiversité et constituent un habitat pour plusieurs spécimens de la vie sauvage.

Les militants écologistes affichent un scepticisme face aux promesses rassurantes des pouvoirs publics car ils ont connu d’amères expériences par le passé. La gestion de ce site a été marquée par d’innombrables couacs causant des désastres écologiques à répétition. ECOLOMAN et Mohamed Benata ont comptabilisé sept erreurs qui ont causé la dégradation de ce site et entamé la confiance vis-à-vis des décideurs publics depuis 2007 (aménagement de la station Saidia, démolition du cordon dunaire, etc.) 

Le débit écologique du fleuve de la Moulouya est utilisé pour l’irrigation des terrains de golf de la station de Saidia

Les dénonciations du mouvement écologiste dans l’Oriental depuis une décennie rejoignent les constats, certes plus mesurés, d’instances officielles au sujet de la dégradation de la biodiversité des SIBE et le manque de cohérence dans la gouvernance de ces espaces. C’est l’avis que partagent la Cour des comptes et la Commission consultative pour le Nouveau modèle de développement (NMD).

Alerte sur la sécurité hydrique 

Dans son rapport général sur le NMD, la commission fait le diagnostic sans appel : « L’environnement, les ressources naturelles et la biodiversité subissent de fortes pressions, sous l’effet du changement climatique mais aussi sous l’effet de politiques publiques et de stratégies sectorielles qui ne tiennent pas suffisamment compte des impératifs de durabilité des ressources et des équilibres environnementaux. La faible intégration des contraintes environnementales dans les projets et politiques publiques a généré de fortes externalités négatives, dont le coût est estimé, selon plusieurs évaluations nationales et internationales, autour de 3% du PIB », décryptent les membres de la commission. 

La sécurité hydrique du pays est décrite comme « précaire » par le même document. C’est ce que confirme le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans un rapport datant de 2020 : « Le Maroc dispose de 650m3/hab actuellement, en deçà du seuil de stress hydrique fixé à 1000m3/hab ». Cette situation « reflète la forte vulnérabilité du Maroc au changement climatique face à des usages de l’eau qui n’intègrent pas sa rareté », signale la commission pour un NMD. 

Pour sa part, la Cour des comptes avait tiré la sonnette d’alarme sur l’absence de gouvernance des parcs nationaux ainsi que les SIBE. Dans ce document publié en 2020, on pouvait lire : « Il ressort un retard en matière de couverture de l’ensemble des écosystèmes recensés au niveau des SIBE de 1996. Cette situation met en danger les sites dont le statut n’est pas encore officialisé et qu’aucune prise en charge n’est entreprise en vue de leur préservation ». Le site de la Moulouya ne fait pas exception, les 154 SIBE recensés au Maroc subissent une dégradation intense. 

Et la catastrophe s’est produite… 

Malgré les alertes officielles et associatives, l’irrémédiable a fini par se produire à deux reprises. En février 2022, la Moulouya n’est pas arrivée à la mer Méditerranée pour une première fois depuis des décennies. En septembre 2022, les membres d’ECOLOMAN ont constaté la mort par asphyxie de poissons du fleuve et en grande quantité (voir photo). « Il s’agit d’une catastrophe environnementale prévisible. La mortalité de poissons a été constatée sur les rives de la vallée de la Moulouya », explique à ENASS Mohamed Benata.

« Il s’agit d’une catastrophe environnementale prévisible. La mortalité de poissons a été constatée sur les rives de la vallée de la Moulouya ». 

Mohamed Benata, ingénieur agronome, membre fondateur du collectif Plate-forme écologique du Maroc du Nord (ECOLOMAN)

Des échantillons ont été prélevés pour réaliser des analyses scientifiques afin de comprendre les raisons de cette mort massive de poissons au bord du fleuve. Une situation qui rappelle une mort massive aussi constatée en 2011. Pour Benata, il est temps de protéger la Moulouya : « Le SIBE de la Moulouya représente une valeur patrimoniale indéniable du fait qu’il constitue l’estuaire de la plus grande rivière du versant méditerranéen du Maghreb, et du plus long oued du Maroc, c’est le plus grand complexe estuarien méditerranéen dans notre région) », conclut-il. 

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