Parti pris, Tribunes

Climat : Qu’est-ce qu’une transition juste ?

ENASS publie en partenariat avec le Transnational Institute un document d’analyse du concept de transition juste, et ses implications sur le terrain des luttes écologiques. Cette première partie propose de définir le concept et sa trajectoire. Les intertitres sont de la rédaction. PARTIE I.

L’expression « transition juste » remonte aux luttes syndicales et communautaires menées en Amérique du Nord. Le concept a été forgé par des syndicats et des groupes de justice environnementale, enracinés dans des communautés ethnicisées à faible revenu qui se sont mis d’accord sur la nécessité d’éliminer progressivement les industries qui nuisaient aux travailleurs et travailleuses, à la santé de la communauté et à la planète. Ces groupes ont voulu offrir aux travailleur·euse·s des voies équitables de transition vers d’autres emplois de meilleure qualité d’une part, et correctement rémunérés d’autre part.

Allier justice sociale et transition écologique

Couverture de l’édition en langue arabe de ce document.

Dès le début, les responsables de la coordination de ces mouvements ont insisté sur l’importance de placer la justice sociale au centre de la transition. La transition juste ne se limite pas à garantir des emplois décents aux travailleurs et travailleuses des industries nuisibles. Il fallait aussi agir de concert et de manière solidaire avec les communautés les plus exposées, dont celles vivant aux abords de ces industries, afin de combattre le racisme environnemental.

Tony Mazzocchi et d’autres membres du Syndicat international des travailleurs du pétrole, de la chimie et de l’atome (OCAW) ont développé les concepts qui sous-tendaient et préparaient celui de transition juste dans les années 1970. Le terme de transition juste a été inventé dans les années 1990 pour décrire ce travail en cours de réalisation. En tant que dirigeant d’un syndicat de travailleurs et travailleuses manipulant des matériaux toxiques, Mazzocchi a compris l’impact que cette activité avait sur leur santé et sur l’environnement. Il s’est réuni avec d’autres mouvements et acteurs afin d’élaborer des politiques sociales et économiques aptes à conduire à une transition juste, d’une société dépendante des produits dangereux vers une société plus sûre et moins toxique.

« Le concept a été forgé par des syndicats et des
groupes de justice environnementale, enracinés dans des communautés ethnicisées à faible revenu qui se sont mis d’accord sur la nécessité d’éliminer progressivement les industries qui nuisaient aux travailleurs et travailleuses ».

Au départ, l’OCAW, les mouvements de justice environnementale et les organisations environnementales traditionnelles ne par venaient pas à se mettre d’accord. Les tactiques adoptées par certains militants antinucléaires, telles que l’intrusion dans des installations nucléaires et la dégradation de biens, mettant en danger la sécurité des travailleurs et travailleuses, ont provoqué d’importantes divisions entre les mouvements, alors que des luttes communes auraient été possibles.

Trajectoire d’un concept

Centrale à charbon à la ville de Mohammedia au Maroc.

Au milieu des années 1990, l’OCAW s’est rapproché des dirigeant·e·s des mouvements de justice environnementale pour tenter d’établir des ponts entre les travailleur·euse·s, les communautés majoritairement autochtones, noires et latino-américaines vivant à proximité des installations, et les communautés autochtones dont les territoires étaient directement touchés par ces installations. Ces dirigeant·es comprenaient des personnes issues des syndicats et des organisations de travail-
leurs et travailleuses.
[…]

Alors que le concept de transition juste se développait en Amérique du Nord, les mouvements mondiaux faisaient face à des défis analogues. Les luttes contre les mines, les barrages et autres projets d’extraction, les nouvelles formes de dépossession, la dégradation des droits des travailleur·euse·s et les pratiques commerciales internationales abusives ont généré de nouvelles alliances entre les mouvements syndicaux, féministes, paysans, étudiants et environnementaux. Des discussions sur les alternatives au modèle actuel ont ainsi été lancées sous des bannières telles que « un autre monde est possible » ou « un monde où plusieurs mondes ont leur place ».

« La transition est un ensemble de principes, de processus et de pratiques fondés sur une vision, unificatrices et locales, qui renforcent le pouvoir économique et politique afin de passer d’une économie extractive à une économie régénérative ».


Tout au long des années 1990 et au début du vingt-et-unième siècle, divers mouvements se sont efforcés de se réunir autour d’espaces de discussion communs afin de développer des outils analytiques et des programmes d’action mutuels. Ces discussions ont fini par porter leurs fruits. Les mouvements de longue date en faveur de la justice environnementale ont renforcé leurs alliances et approfondi leurs analyses communes, de même que l’ont fait les mouvements anti et altermondialistes. Alors que l’opposition à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et au régime néolibéral de commerce et d’investissement s’intensifiait dans le monde entier, les entreprises et les gouvernements du Nord se sont emparés des négociations internationales sur le climat comme d’un espace où ils pouvaient faire avancer le programme néolibéral des entreprises.

En réponse, les mouvements ont développé une conscience nouvelle et approfondie des relations entre le régime commercial dominant et la destruction de l’environnement, ainsi qu’une approche systémique plus forte, considérant dès lors les luttes économiques, politiques et environnementales comme intégralement liées. S’appuyant sur les connaissances acquises par les mouvements contre la mondialisation et pour l’altermondialisation, les organisations de justice climatique et les syndicats ont commencé à intervenir dans les négociations internationales sur le climat, en confrontant les entreprises et les États.

Rôle déterminant des syndicats

L’une des interventions les plus déterminantes des syndicats internationaux a eu lieu lors de la quinzième Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 15) à Copenhague en 2009, où la Confédération syndicale internationale (CSI) a transmis un message explicite en  faveur de la transition juste11. Sur base de la primordialité de changements radicaux s’avérant toujours de plus en plus nécessaires pour faire face au changement climatique, les syndicats ont défendu les droits des travailleur·euse·s, insistant alors sur la nécessité de veiller à ce qu’ils et elles ne supportent pas les coûts de la transformation.

Ce plaidoyer a abouti à l’inclusion du vocable « transition juste » dans le préambule de l’Accord de Paris de 2015. Plus récemment, les communautés de première ligne ont commencé à élargir l’analyse de la transition juste au-delà des besoins des travailleur·euse·s pour inclure les droits et les besoins des communautés vulnérables partout dans le monde. Ces discussions ont permis d’élaborer une analyse plus explicite de la manière dont les différents types d’oppression (race, classe, sexe, etc.) se croisent et sont ancrés de manière interdépendante dans le système économique, social et politique actuel.

La mobilisation autour du climat s’est renforcée et les discussions sur le « changement de système » se sont multipliées, notamment en Amérique latine. Le Sommet des peuples, qui s’est tenu parallèlement au sommet de la Terre Rio +20 en 2012, a aidé les mouvements à articuler l’interconnexion qui existe entre la destruction économique et la destruction environnementale, mais aussi à vulgariser une analyse basée sur les « vraies causes », les « fausses solutions » et les « vraies solutions ».

« La transition juste est ainsi de plus en plus reconnue par divers mouvements comme un cadre unificateur puissant ».


Ces dernières reposent sur le pouvoir, l’ingéniosité et la solidarité, tandis que les fausses solutions reposent sur le pouvoir des entreprises et les solutions technologiques. La participation et la présence des syndicats, des organisations de travailleur·euse·s et des communautés au sein de cet espace fondamental, a permis d’y introduire le concept de transition juste. La transition juste est ainsi de plus en plus reconnue par divers mouvements comme un cadre unificateur puissant. De nombreux acteurs pensent qu’elle peut aider à renforcer les alliances stratégiques et à mieux analyser les structures de pouvoir complexes qui bloquent le changement transformateur nécessaire à mettre en place au niveau mondial

Risques de récupération par « les puissants »

Sit-in de militants tunisiens contre les industries polluantes à la ville de Gabès.

Alors que l’expression « transition juste » se répand, elle est soumise à des résistances multiples et des acteurs puissants tentent de la redéfinir en fonction de leurs propres intérêts. L’inclusion du vocable dans le préambule de l’Accord de Paris de 2015 a suscité l’intérêt de nombre nouveaux acteurs. Cette inclusion était le résultat d’un plaidoyer de la part des mouvements anti et altermondialistes ainsi que du mouvement syndical international. Elle témoigne de la pertinence et du pouvoir croissants de ce concept. Néanmoins, les entreprises et les gouvernements qui tirent profit d’une compréhension restrictive de la transition juste, n’ont pas tardé à faire déferler de nouvelles interprétations, leur permettant de justifier la poursuite des activités habituelles, voire l’intensification des activités extractives, le tout enrobé d’un « écoblanchiment » outrancier.  La transition dirigée par les entreprises qu’envisagent bon nombre de ces acteurs contraste fortement avec les visions du changement développées par les mouvements cités précédemment.

Depuis le début des années 2010, des groupes essentiels au sein des mouvements pour la justice climatique ont développé des analyses de plus en plus pointues sur la signification réelle d’une transition juste, sur les changements systémiques qu’elle doit inclure et sur les manières de la faire progresser. Comme nous l’avons vu plus haut, ces visions considèrent que la justice sociale doit être au cœur du projet de transition juste et que les problèmes engendrés par l’économie extractive et basés sur les combustibles fossiles ne peuvent être résolus sans combattre les formes d’inégalité et d’oppression systémique fondées sur le sexe, la race et la classe sociale qui les caractérisent.

D’autre part, les groupes de réflexion, les organisations sociales néolibérales, les sociétés transnationales et la plupart des gouvernements de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) défendent une vision étroite de la transition juste, centrée sur la création de « solutions axées sur le marché », sur le développement et le déploiement de nouvelles technologies « neutres en carbone », sur la mise en œuvre de projets technologiques visant à capturer le carbone atmosphérique et à le restituer sur Terre (contre rémunération), et sur l’incitation des peuples autochtones, des travailleur·euse·s, des femmes, des communautés de première ligne et des nations du Sud à s’engager dans ces solutions et à les promouvoir.

Cette vision soutient des solutions technologiques mises en œuvre par le biais d’incitations commerciales, avec peu, voire aucune analyse de la manière dont elles pourraient affecter la dynamique du pouvoir, non seulement au niveau d’une communauté locale mais aussi à l’échelle mondiale. En d’autres termes, elle repose sur des hypothèses tacites selon lesquelles les problèmes de dégradation de l’écosystème mondial sont en grande partie liés à l’utilisation de mauvaises technologies (particulièrement à de mauvaises sources de carburant), et que les solutions peuvent et doivent être mises en œuvre à travers les structures et systèmes économiques existants (marchés, travail salarié, etc.).

Une telle perspective relègue la justice sociale au rang de « complément » dans la lutte contre les calamités du changement climatique. Plutôt que de s’attaquer aux relations de pouvoir inégales qui régissent le système mondial actuel, elle incite ceux qui détiennent les rênes à adopter volontairement des mesures d’autocorrection. Les solutions proposées doivent donc présenter un intérêt pour ces acteurs, leur permettre de continuer à faire du profit, en spéculant par exemple sur les marchés du carbone ou en produisant des énergies « renouvelables » à grande échelle. En substance, cette vision de la transition juste est celle d’une adaptation et non d’une transformation.

Certains acteurs vont plus loin, considérant la crise climatique et les réponses qui y sont apportées comme des opportunités pour intensifier l’extractivisme et repousser davantage les limites au profit. Dans certains cas, cette approche est liée au renforcement des tendances autoritaires, les entreprises collaborent avec les gouvernements et utilisent la menace du chaos climatique pour imposer des projets à grande échelle aux populations pauvres et marginalisées, dans le cadre des efforts déployés pour répondre au changement climatique. Dans ce cas, Il s’agit notamment de projets d’énergie dite renouvelable à grande échelle, comme les barrages hydroélectriques ou les parcs éoliens qui déplacent les communautés locales, ou encore de projets d’extraction visant à fournir des minerais de terres rares pour les panneaux solaires et les éoliennes, d’expériences irresponsables de géo-ingénierie et de projets qui délogent de force peuples autochtones, habitant·e·s des forêts, petit·e·s éleveur·euse·s, pêcheur·euse·s et paysan·ne·s de leurs terres et territoires. Sans une volonté de rendre le pouvoir à ces acteurs, la peur du chaos climatique peut être utilisée pour favoriser de nouvelles formes d’exploitation et de profit.

Transformer le système, Préserver Terre Mère

Feux de forêts à Zagora, au Maroc durant l’été 2021.

C’est l’une des raisons pour lesquelles une vision large de la transition juste, axée tant sur la justice sociale que sur la nécessité d’un changement systémique – plutôt que sur des ajustements ou des réformes du système capitaliste mondial existant – est essentielle. Elle fait valoir que pour que les êtres humains puissent entretenir des relations saines, entre eux et avec la Terre Mère, nous devons transformer le système de fond en comble. Climate Justice Alliance (CJA), un mouvement international basé aux États-Unis, a formulé l’une des visions les plus claires de ce type.

La CJA définit la transition juste comme « un ensemble de principes, de processus et de pratiques fondés sur une vision, unificatrices et locales, qui renforcent le pouvoir économique et politique afin de passer d’une économie extractive à une économie régénérative. Cela implique d’aborder les cycles de production et de consommation de manière holistique et sans gaspillage. La transition elle-même doit être juste et équitable, en réparant les préjudices passés et en créant de nouvelles relations de pouvoir pour l’avenir par le biais de réparations. Si le processus de transition n’est pas juste, le résultat ne le sera jamais. La transition juste décrit à la fois où nous allons et comment nous y arrivons ».

Nous ne pouvons pas y parvenir sans transformer les relations de pouvoir qui régissent le système actuel. Le capitalisme n’est pas le seul système d’oppression à endiguer, il ne fonctionne pas en vase clos par rapport aux autres systèmes d’oppression : le colonialisme, le patriarcat, l’impérialisme et la suprématie blanche sont autant d’autres systèmes à renverser pour qu’une transition juste puisse voir le jour. Si chacun de ces systèmes possède sa propre dynamique et ses propres méthodes d’application, ils sont cependant tous interconnectés et interdépendants.

Source : De la crise à la transformation : Qu’est-ce que la transition juste ? Co-publié par Le Transnational Institute et Grassroots Global Justice, Septembre 2022

Auteur·e·s : Kali Akono, Katie Sandwell, Lyda Fernanda Forero & Jaron Browne

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