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Les flux migratoires : Répression et chantage entre voisins

La Stratégie nationale d’immigration et d’asile fête cette année ses dix ans. Bilan sans concession d’une politique publique prometteuse. Enquête en quatre parties. PARTIE 5. 

L’enlisement graduel de la SNIA s’est traduit par le retour en force de l’approche sécuritaire. Si des résultats mitigés ont pu être observés dans les différents volets de la stratégie (législatifs, accès aux droits et la gouvernance), dans l’objectif n°8 « Gestion des flux migratoires et lutte contre la traite des êtres humains », la SNIA a fonctionné à plein régime. Ces stratégies sécuritaires ont été menées en deux phases. La première phase (2014-2017) s’inscrit dans le rôle de l’externalisation de la gestion des frontières européennes par le Maroc. La deuxième phase, démarrée en août 2018 et qui s’achève en mai 2022, fait de la migration un dossier de marchandage diplomatique du Maroc pour obtenir gain de cause sur d’autres dossiers diplomatiques, et précisément la question du Sahara.

Historique des refoulements

Jean Bihina est décédé en février dernier lors d’un déplacement forcé.

La première phase est une suite des politiques déjà en vigueur depuis 2002. Les arrestations, les déplacements forcés, la destruction de campement de migrants, les poursuites judiciaires n’ont jamais cessé malgré l’adoption de la SNIA, notamment dans les zones frontalières du nord, de l’est et du sud du Maroc. Seul changement significatif : l’arrêt des refoulements vers l’Algérie jusqu’à 2018. Les refoulements se font quasiment tous sur le territoire national.

Durant les trois premières années de la SNIA, ces pratiques sécuritaires avaient le vent en poupe comme le confirment les chiffres de l’AMDH Nador pour les années 2015, 2016 et 2017. La situation à Nador offre une possibilité de mesurer cette phase. Certes, les chiffres sont en nette baisse par rapport à 2014 mais ces pratiques se maintiennent à des niveaux élevés

Graphique n°2 : Evolution des attaques de campements de migrants à Nador. Source : AMDH NADOR

Les politiques migratoires continuent de faire des victimes à cette période. L’année 2018 connaît plusieurs cas de naufrages de bateaux de migrants ce qui cause une hécatombe parmi les migrants. Cette hausse importante s’explique aussi par le changement de mode de migration qui passe par la voie maritime au lieu de la barrière de Melilia. 

Graphique n°3 : Nombre de décès de migrants reçus à l’hôpital de Nador.  Source : AMDH Nador

En 2018, le nombre d’arrestations progresse rapidement pour atteindre 9100 en une année, ce qui constitue un triste record. 

Le nombre de blessés, soit à la suite d’opérations de franchissement de la barrière de Melilia ou lors d’opérations des forces de l’ordre se stabilise depuis 2014. Mais il demeure élevé avec plusieurs cas graves chaque année. Durant cette période, les ONG humanitaires ont rencontré d’importantes difficultés pour assurer leur mission de soutien humanitaire d’urgence. Certaines associations ont été interdites de distribuer des biens de première nécessité dans les zones frontalières. Certaines actions d’aide humanitaire adressées à des personnes en situation de grande vulnérabilité, à savoir par exemple les victimes de traite, les mineurs non accompagnés, ou les personnes malades n’ont pas pu être réalisées, faute d’autorisation des autorités . 

Graphique n°4 : Nombre de blessés parmi les migrants reçus à l’hôpital de Nador. Source: AMDH Nador

A la même période, les arrestations connaissent une baisse durant la première phase, oscillant entre 4100 en 2014 à 1700 en 2016. En 2018, le nombre d’arrestations progresse rapidement pour atteindre 9100 en une année, ce qui constitue un triste record. 

Graphique n°5 : Nombre d’arrestations et refoulements sur le territoire parmi les migrants. Source : AMDH Nador

Les migrants déplacés ont été les instruments d’une politique de pressions diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne. Cette hypothèse a été confirmée à la suite des événements de Sebta en mai 2021 . 

Comme le montrent les différents graphiques, l’année 2018 connaîtra un retournement de situation avec la hausse des arrestations, des refoulements et de la destruction des campements. Cette année constitue un tournant dans la politique migratoire marocaine. C’est le début de la fin de l’esprit affiché comme « humaniste » de la SNIA. C’est le retour d’une gestion exclusivement sécuritaire. Des opérations massives ont été menées aussi à Tanger. Plus de 5000 migrants ont été déplacés du nord vers le sud du pays. Ces opérations préparaient le terrain pour le déplacement de la route migratoire du nord vers le sud du pays, comme nous l’avons observé plus haut (partie données migratoires). 

Les migrants déplacés ont été les instruments d’une politique de pressions diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne. Cette hypothèse a été confirmée à la suite des événements de Sebta en mai 2021 . 

En mai 2021, et en raison d’une querelle diplomatique entre le Maroc et l’Espagne, les autorités marocaines ont assoupli pendant un certain temps les contrôles à la frontière entre la ville de Fnideq au nord du Maroc et la ville de Sebta occupée par l’Espagne. Résultat en deux jours : plus de 8 000 migrants, dont 1 500 mineurs, ont atteint l’enclave. Ce bilan montre, en un temps record, le désir de migration de la jeunesse marocaine, ainsi que la crise sociale et économique que traverse le pays. En une semaine, le nombre d’arrivées à Sebta avait atteint 12 000, dont la grande majorité étaient des Marocains. Les Espagnols ont renvoyé une grande partie de ces candidats à l’immigration au Maroc. Seuls les mineurs seront acceptés dans la ville (environ 2 000 enfants), ainsi qu’une centaine de demandeurs d’asile. En concomitance à ces incidents et tout au long de l’année 2021 et la première moitié de l’année 2022, l’Espagne reçoit des flux migratoires à partir du sud du Maroc vers les îles Canaries. Une route migratoire active qui indique l’intense activité des réseaux de passeurs durant deux ans dans les provinces du sud.  

Neuf ans après l’adoption de la SNIA, comme « politique migratoire humaniste et basée sur la promotion des droits humains », la gestion des frontières reste à la tête de l’agenda de cette politique publique. Cette insistance marocaine à sécuriser les frontières est alimentée par une obsession européenne d’éloigner le plus loin possible les migrants des frontières de l’UE.

A lire aussi : Santé et éducation, un accès irrégulier pour les migrants

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