De Khouribga à Khartoum, le destin croisé d’une jeunesse en migration
Rapprochés par les périples migratoires qu’ils tentent d’entreprendre, des jeunes africains subissent respectivement des discriminations systémiques à la fois communes et différentes qui cristallisent in fine des destins tantôt croisés, tantôt éloignés. Reportage. Partie 1.
Ayman et Mohamed sont deux jeunes africains, le premier est originaire de la ville de Khouribga au Maroc (à 150 km de Rabat) et le deuxième est originaire de la ville de Tendelti au Soudan (à 285 km de Khartoum). Ces deux jeunes partagent la même expérience migratoire traumatisante. Ils ont survécu à l’enfer libyen et aux violations systématiques de leurs droits durant tout leur périple migratoire. Ces deux jeunes, sans emploi, âgés respectivement de 22 et 23 ans cristallisent, à travers leurs expériences, l’absence de perspectives d’une jeunesse africaine, fuyant leurs pays, au péril de leur vie. Les expériences de ces survivants sont marquées par une violence inouïe produite par les politiques européennes de gestion des frontières, déployées du Maroc jusqu’au Soudan, en passant par tout le Maghreb et tout particulièrement en Libye. Au fil de leurs récits poignants, Ayman et Mohamed racontent l’exclusion subie au pays du départ, les discriminations endurées sur la route de l’exil et l’amertume de l’échec face à des frontières aux étoiles rouge sang. Ce destin croisé d’Ayman et Mohamed tente « d’identifier et de démanteler les discriminations multiples et croisées » que subissent les personnes en migration. Des discriminations faisant partie d’une oppression systémique moteur du régime migratoire imposée et financée par l’Union européenne (UE) et conduit et mis en œuvre par ses agences (Frontex et ICMPD notamment) et des pays de la rive sud de la Méditerranée, parmi eux le Maroc, la Lybie ou la Turquie.
Cet article, à travers les techniques du reportage et du récit, tente de montrer les chevauchements entre les identités sociales de jeunes africains en contact avec ce système d’oppression. Le discours public au Maroc tente de réduire et invisibiliser la vague actuelle de l’émigration irrégulière des Marocains, observée depuis 2018. A l’opposé, le discours autour de cette forme périlleuse d’immigration est circonscrit aux seuls migrants subsahariens et aujourd’hui soudanais. Or, les réalités de terrain et les chiffres montrent que le phénomène touche de plein fouet les jeunes marocains avec même des contingents plus importants que les étrangers de transit par le Maroc. A titre d’illustration, en 2021, 41 979 migrants ont atteint l’Espagne. Parmi eux, 23 042 sont arrivés aux Îles Canaries.
Les cinq principaux pays d’origine sont l’Algérie, le Maroc, le Mali, la Guinée et la Côte d’Ivoire. L’écrasante majorité des arrivées se fait par bateau (98%). À cela s’ajoutent, 23 000 migrants qui ont été arrêtés par les autorités des deux pays ou lors d’opérations de Frontex. Les Marocains sont la première nationalité parmi les candidats arrivés en Espagne, ils représentent 56% des arrivées. Selon les chiffres de Frontex, ils sont aussi les premiers parmi les migrants arrêtés sur les routes atlantique et méditerranéenne (13 000 migrants), suivis de différentes nationalités d’Afrique subsaharienne (12 600) et des Algériens (11 500).
À ce processus implicite d’invisibilisation, nous opposons une approche intersectionnelle qui vise à exposer les destins croisés de cette jeunesse africaine, qu’elle soit maghrébine ou issue de l’Afrique noire, tout en prenant en compte les points de différences dans la réalité vécue par ces deux populations, notamment le racisme et la xénophobie subis dans les pays de transit et d’accueil contre les migrants de couleur noire.
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Portraits croisés
Ayman est un survivant. Durant sept mois, cet enfant de Khouribga a tout vécu. Le franchissement de trois frontières internationales (Algérie, Libye et Maroc), le kidnapping par des milices armées en Libye, l’emprisonnement dans l’enfer des geôles à migrants, l’évasion spectaculaire de la funeste prison de Ghaout Achaghal à Tripoli , une tentative échouée de migration vers l’Italie stoppée par des tirs à l’arme de feu de milices à la solde de l’UE et puis un retour par voie terrestre de la Libye vers le Maroc.
Dans son quartier, ils sont plusieurs dizaines à avoir vécu la même expérience. « Ma famille s’est endettée à hauteur de 85 000 DH pour me payer ce voyage et pouvoir me libérer à plusieurs reprises. J’ai tout perdu. Dieu merci, je suis en vie », se console-t-il. D’autres de ses amis ont perdu la vie devant lui. « J’ai vu des Marocains de la ville de Béni Mellal mourir de faim. D’autres ont sombré dans la folie dans les prisons de la Libye », témoigne-t-il.
Avant son départ, ce jeune n’était pas réellement conscient des dangers qu’il prenait en faisant cette route vers la Libye. « Comme beaucoup de jeunes de la région, j’ai pris cette route avec le souhait de changer ma vie », aspire-t-il. Comme plusieurs de la région qui se trouvent dans cette situation, il s’interroge : « Pourquoi, nous les jeunes de Khouribga, la ville la plus riche du Maroc, sommes-nous obligés de risquer nos vies et aller à l’étranger ? ». Cette ville et sa région abritent les mines de phosphates du pays, principale richesse minière au Maroc.
Mohamed est soudanais, il a fait le chemin inverse qu’Ayman. Il a traversé l’Afrique du Nord de l’est vers l’ouest pour arriver au Maroc. Ce jeune a quitté Tendelti, sa ville natale au Soudan en Octobre 2020. « Je suis parti vers le Tchad, puis la Libye », relate-t-il. Son expérience en Libye est épouvantable. « Nous étions arrêtés et réduits presque à des esclaves », témoigne-t-il. Après cette première expérience traumatisante, il prend le chemin vers le Maroc. « Je suis arrivé au Maroc en Août 2021 », se rappelle-t-il. Mais pourquoi le choix du Maroc, pays à l’extrême ouest du continent, au lieu d’un passage par la Libye ? « On nous a dit que le Maroc pourrait nous réserver un bon accueil pour un temps, avant de pouvoir rejoindre l’Europe qui est notre objectif ultime », poursuit-il. Mohamed arrive en Algérie et s’installe à Tlemcen pour « deux jours seulement ». Il traverse la frontière algérienne non pas par Maghnia, mais par un point d’accès plus au sud, près de Figuig, en petit groupe de 4 personnes. « On a eu beaucoup de chances. On n’a rien payé pour rentrer au Maroc », a-t-il affirmé. Directement, il rejoint à Oujda les premiers groupes de Soudanais et sud-Soudanais qui ont commencé à arriver au Maroc depuis la frontière est du pays.
Le 24 juin 2022 sa vie bascule. Il fait partie des 1200 migrants et réfugiés ayant tenté le passage vers la ville occupée de Melilla depuis Nador (à 512 km à l’est de Rabat). Mohamed se rappelle ce triste jour avec émotion. « Les incidents étaient horribles. On nous a tiré dessus avec des balles de désencerclement, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Pris en tenailles, on ne savait plus qui tirait. C’était massif. Beaucoup de morts sont tombés à ce moment précis. J’ai vu un migrant perdre la vie à côté de moi ».
Son cauchemar était loin d’être terminé : « Dans le grillage, nous étions plusieurs à être étouffés à la suite de l’usage massif du gaz lacrymogène. La dernière chose dont je me rappelle, c’est qu’un membre des forces de l’ordre marocain m’a tiré du pied. J’ai reçu des coups sur le visage avec une matraque, un autre m’a piétiné avec ses chaussures. Puis, je me suis évanoui ». Mohamed se réveille à l’hôpital Hassani de Nador. À côté de lui, le corps inerte d’un autre migrant mort à la suite de ses blessures. Mohamed est renvoyé manu militari vers la ville de Chichaoua (à 382 km au sud de Rabat), d’autres migrants ont été déplacés vers Beni Mellal ou Kelâat Sraghna, malgré leurs blessures. Quelques jours après le drame, Mohamed, ce rescapé, se décrit comme « un homme chanceux car toujours en vie ». Ce drame a causé la mort de 23 personnes selon les autorités et 37 selon les ONG nationales et internationales, ainsi que des dizaines de migrants toujours portés disparus selon un rapport de la section de Nador de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH)
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La jeunesse africaine, une hantise européenne
Ces Soudanais sont issus d’un pays qui compte des réserves importantes de pétrole. Les deux Soudan disposent de 6,7 milliards de barils au total, soit environ 0,5 % des réserves mondiales. Malgré la richesse des sols, les jeunes des deux pays se voient obligés de quitter leur pays dans ces conditions. À cela s’ajoutent l’instabilité et la répression politique depuis le coup d’État militaire au Soudan. Une situation qui contribue à cette vague de déplacements forcés. Le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), dans son rapport 2022 sur les tendances mondiales des déplacements forcés, fait ce constat : « Au Soudan, environ un demi-million de personnes ont été nouvellement déplacées dans le pays à cause du conflit intercommunautaire en cours et des violences qui ont suivi le coup d’État militaire d’Octobre 2021 ».
Pour les jeunes harraga marocains, issus de la plaine du phosphate, celle-ci représente le paradoxe du développement, ou du « mal développement ». La région avec le sol le plus riche du pays, comptant la principale richesse minière du Maroc, est la première exportatrice de migrants irréguliers. Si la situation socio-économique de ces jeunes, avec un taux de chômage élevé (de 31,8% chez les 15-24 ans, soit presque le triple du niveau national, selon le HCP), est une première explication à ce phénomène qui dure dans le temps, celle-ci demeure insuffisante.
Dans la région, une « culture de la migration » est désormais enracinée dans cette zone du pays, depuis les années 70. Elle a connu une accélération dans les années 80. « À caractère clandestin, cette émigration s’est accentuée alors que la plupart des États de la Communauté européenne adoptaient des politiques restrictives limitant l’entrée de la main-d’œuvre étrangère. L’Italie, qui fut longtemps un foyer d’émigration, ne prit des mesures de limitation similaires qu’après 1990. En effet, jusqu’au 15 Avril de cette année, l’accès à ce pays ne nécessitait pas de visa », rappelle le chercheur Mostafa Kharoufi24. En 2010, les Marocains d’Italie représentaient une communauté de plus de 150 000 émigrants.
Les parcours accidentés de ces deux jeunes, Mohamed et Ayman, peuvent résumer quelques aspects de la violence systémique qui s’exercent aux frontières européennes et en général des pays, qu’ils soient du Nord ou même du Sud. Cette jeunesse africaine en migration représente une chance pour le continent, mais elle est vue comme un risque pour l’Europe. Les différentes organisations internationales et les bailleurs de fonds multiplient les initiatives pour contenir ces potentiels migrants
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L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a lancé une stratégie dédiée Stratégie de l’OIM pour la jeunesse, l’emploi et la migration en Afrique de l’Ouest et du Centre, on peut y lire : « En Afrique, la croissance démographique a un impact sur les schémas migratoires aux niveaux régional et national. Aujourd’hui, la population jeune (entre 15 et 24 ans) en Afrique a atteint un niveau jamais égalé. Selon les estimations, elle devrait doubler d’ici 2050, passant de 231 millions à 461 millions de jeunes, avec une croissance démographique supérieure à celles de la Chine et de l’Inde », s’inquiète cette organisation internationale. Comme dans beaucoup de rapports internationaux sur le sujet de la jeunesse, le ton est alarmiste : « Le nombre croissant de jeunes chômeurs constitue une menace potentielle pour la paix et la sécurité en Afrique de l’Ouest et du Centre ». Aborder le sujet de la migration africaine, et surtout des jeunes du continent est très souvent un thème pour se lancer dans des scénarios alarmistes, produit à l’intérieur même du continent.
« La migration est généralement le résultat de l’incapacité des politiques économiques et sociales des pays d’origine à répondre aux attentes des populations qui se voient dans l’obligation de chercher d’autres alternatives », rappelle Hanane Serghini, professeure chercheuse à l’Université Moulay Ismail à Meknès. Hassane Ammari, de l’Association d’aide aux migrants en situation de vulnérabilité (AMSV), qui accompagne les familles des migrants disparus d’origines marocaines ou étrangères, nuance cette cause de la situation économique : « Nous avons eu beaucoup de familles qui n’étaient pas dans le besoin, mais leurs enfants ont choisi de partir en Europe pour se trouver un projet de vie. Mais bien sûr, la majorité des familles sont dans le besoin. Elles s’endettent souvent pour payer le voyage à leurs enfants »
Cette situation crée sur le terrain marocain de l’exil une alliance entre ces marginalisés, qu’ils soient Marocains ou étrangers. Cette union se produit, au moins, à trois moments : Sur les routes migratoires choisies avec son lot de drames et de pertes humaines, la solidarité lors des traversées et le partage du même sort lors des déplacements forcés notamment chez les Mineurs non accompagnés (MNA), marocains ou étrangers se trouvant près des zones frontalières.
Dans ces trajectoires migratoires accidentées de migrants marocains et étrangers au Maroc, des intersections sont possibles à observer. Les routes migratoires sont de plus en plus improbables et périlleuses, celle d’Ayman partant de sa ville de Khouribga vers la Libye ou celle d’Ahmed prenant le chemin inverse de sa ville de Tendelti pour rejoindre La Libye, puis pour poursuivre sa route vers le Maroc. Cette jeunesse en migration circule et se croise dans un espace nordafricain quadrillé par les politiques européennes d’externalisation des frontières. Sur une échelle « macro », il est utile de signaler que le Maroc, comme le Soudan, sont respectivement des partenaires « fiables » de l’UE à travers les très sécuritaires Processus de Rabat et de Khartoum, pilotés et financés par l’UE. À partir d’une dimension « micro », Ayman et Mohamed font partie des nombreuses victimes de ces choix politiques, en matière de migration. À travers leurs histoires s’expriment des intersections à la fois choisies et subies.
Note de la rédaction : ENASS publie en partenariat avec la Fondation Heinrich Boll-Bureau de Rabat les articles parus dans le livret : “Discriminations intersectionnelles au Maroc : Vers une visibilisation de la marginalisation”, (novembre 2022). Nous remercions également les autrices et les auteurs de ces enquêtes-reportages de nous avoir permis de publier leurs textes. Pour consulter, l’ensemble des contenus, c’est ici.