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Ikniouen : Entre inégalités socio-économiques et désastre écologique

Si, pour certaines régions du Maroc, des dépenses d’investissement dédiées aux infrastructures de base (routes, électricité, eau, etc.) et aux équipements socio-éducatifs ont été allouées, la réalité est toute autre dans la zone sud-est du pays où les inégalités socio-économiques persistent. Pour les habitants de la commune rurale d’Ikniouen appartenant à la province de Tinghir, l’enchevêtrement de ces inégalités et de la problématique environnementale la frappant de plein fouet crée des discriminations intersectionnelles sous le slogan : souffrance, démoralisation et désespoir. Reportage. Partie1.

Par Naîma Cherii

Mener une approche intersectionnelle pour identifier les discriminations vécues par les populations marginalisées dans les zones rurales de Tinghir n’est pas tâche évidente, surtout lorsque les chiffres et les données officielles se font rares. Pour pouvoir y pallier, nous nous sommes rendus dans cette province de la région de Drâa-Tafilalet. 

Ikniouen, une commune rurale laissée-pour-compte 

Cap donc sur la région de Drâa-Tafilalet. Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), le niveau de richesse de la population y est bien inférieur à celui des autres régions, avec un PIB/habitant de 16, 201 dirhams, soit le dernier sur le plan national. Quant au taux de pauvreté, il avoisine les 14,6%, soit un taux 3 fois supérieur au taux national. Le taux de chômage y est élevé pour toute les tranches d’âges : 23% (15-24 ans), 53,1% (25-34 ans), 56,9% (35-44 ans) et 45% (45 ans et plus).

« Les disparités et les inégalités vécus par ces populations est un sujet qui est trop souvent passé sous silence. C’est un sujet qu’on ne voit que très rarement traité dans nos médias »

Nous sommes accompagnés dans notre périple par Ibrahim, un militant associatif. Il connaît bien ces zones rurales pour y avoir vécu depuis sa naissance. Comment les gens s’en sortent dans ces zones ? Comment vivent-ils au quotidien ces disparités ? Pour cet associatif, « les disparités et les inégalités vécus par ces populations est un sujet qui est trop souvent passé sous silence. C’est un sujet qu’on ne voit que très rarement traité dans nos médias », se désole-t-il. 

Direction Ikniouen. Le nom vous dit peut-être quelque chose… Nous sommes au cœur de la région des tribus d’Ait Atta, symbole de la résistance contre les forces de l’occupation française en 1933. Elle est située à 45 km de Boumalen Dades et à 55,7 km de Tinghir. Cette commune, décrite comme misérable et défavorisée, illustre l’austérité de la pauvreté qui sévit dans ce grand territoire. Côté infrastructures, tout reste à faire. La route menant à Ikniouen en partant de Boumalen Dadès est défectueuse, ce qui constitue une véritable tracasserie pour les automobilistes. 

Une fois sur place, la commune ne compte ni maison de jeunes, ni terrains de proximité, ni salle de sport polyvalente, ni bibliothèque, etc. Le centre de santé n’est pas suffisamment équipé et les habitants peinent à y trouver un médecin. Selon le chercheur Mustapha El Hasnaoui, docteur géographe en aménagement et organisation de l’espace à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Ibn Zohr à Agadir, « le taux de mortalité dû à un facteur humain atteint 40% du nombre global des décès dans ces zones. Cette augmentation est attribuée à l’absence des premiers soins, des urgences et des médecins spécialisés. » 

« Les citernes de la commune n’arrivent pas toujours dans les douars environnants. Nos terres pâtissent de sécheresse. Les rendements sont médiocres et nos bêtes meurent de soif. C’est catastrophique ! »

Témoignage d’un éleveur.

Quant à la problématique de la scolarisation, des améliorations ont été réalisées avec 95% d’accès à l’école primaire. Cependant, les écoles existantes ne fonctionnent qu’avec la logique des classes communes : en effet, une même classe regroupe souvent trois niveaux. Par ailleurs, l’agriculture et l’élevage pastoral occupent une place importante à Ikniouen. Mais il s’agit là d’activités vivrières qui ne sont pas encore gérées de manière moderne. À cela s’ajoute le déficit hydrique : « Cela fait plusieurs années que nous manquons d’eau. Depuis cinq ans, la municipalité a décidé la coupure de l’eau potable pendant 21 heures chaque jour pour faire face à la pénurie d’eau. Les citernes de la commune n’arrivent pas toujours dans les douars environnants. Nos terres pâtissent de sécheresse. Les rendements sont médiocres et nos bêtes meurent de soif. C’est catastrophique ! », témoigne un éleveur. « La pénurie d’eau pour l’abreuvement des animaux et les carences en herbe dans ces zones obligent certains éleveurs à arrêter leur activité. D’autres choisissent d’aller chercher des approvisionnements dans d’autres zones », précise-t-il. Il se désole que les agriculteurs de ces zones ne touchent pas des indemnités compensatoires, comme cela se fait dans d’autres pays. Selon notre accompagnateur Ibrahim, la problématique du déficit hydrique est liée, en partie, au changement climatique et à la surexploitation des ressources en eau souterraines. Il confie que la commune d’Ikniouen compterait actuellement plus de 2000 puits illégaux, dont certains sont abandonnés. « Les gens ont besoin d’eau pour boire. C’est pourquoi, ils creusent de plus en plus de puits. On peut creuser jusqu’à 7 puits avant de tomber sur une zone où il y a de l’eau », explique-t-il.

« Les zones montagneuses de Tinghir sont connues par la production de pomme, d’abricot et de palmiers. Pourtant, aucune valorisation des produits du terroir n’est mise en place ».

Abderrahmane Benomar, acteur associatif à Ikniouen. 

Côté emploi, la situation a empiré depuis la crise sanitaire de la Covid-19, les acteurs associatifs affirmant tous une augmentation du nombre des jeunes en situation de chômage. « Les zones montagneuses de Tinghir sont connues par la production de pomme, d’abricot et de palmiers. Pourtant, aucune valorisation des produits du terroir n’est mise en place », souligne Abderrahmane Benomar, acteur associatif à Ikniouen. 

Devant l’absence incontestable des projets de développement ayant pour but de créer une dynamique économique et des postes de travail, la jeunesse de cette localité et des zones montagneuses riveraines, qui rêve d’une situation meilleure, ne pensent qu’à l’exode. D’ailleurs, notre visite dans la région pendant la fête religieuse d’Aïd Al Adha, peut confirmer cet état de fait. Nous en avons été témoins, Lundi 11 Juillet 2022, à bord d’un autocar pris à Casablanca et à destination de Boumalen Dadès : Originaires de Sekkoura, Ikniouen ou encore Kelaât M’gouna, les passagers de l’autocar travaillent, pour la plupart, à Casablanca ou Rabat et reviennent passer cette fête tant attendue avec leurs familles.

Si la province Tinghir essaie depuis 2017 de se débarrasser des disparités et des inégalités vécues en particulier par les populations montagneuses, « les résultats sont difficilement palpables car un grand écart demeure encore entre cette zone et les autres régions du pays », analyse Ahmed Sadki, ancien député du Parti de la Justice et du Développement (PJD). Également acteur associatif dans la région, Sadki milite pour que l’État investisse dans une nouvelle ligne ferroviaire reliant Rabat à Tinghir où s’accumulent retards et accidents, ainsi que du pont de Tichka. « Une étude a déjà été réalisée sous le mandat de l’ancien gouvernement. Il faut agir maintenant car après, ce sera trop tard », conclut-il. Malgré ces efforts de plaidoyer, un villageois, rencontré dans un café à Boumalen-Dadès, nous confie : « Je ne vote pas car je sais que toutes les formations politiques sont pareilles. » Ce sentiment de désemparement est partagé par Ibrahim, notre accompagnateur associatif : « Cela fait plusieurs décennies que l’on déplore l’abandon de cette région. On en a eu assez des fausses promesses des politiques. Les gens sont en train de souffrir de fortes inégalités. De nombreuses communes rurales commencent à perdre de leurs habitants. Si on ne fait rien, ces disparités vont se cumuler davantage. C’est la mort évidente de ces zones rurales ! ».

A suivre.

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