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Haouz, Kelaât Sraghna, Chichaoua : Les jeunes filles face aux discriminations intersectionnelles 

Dans les trois régions, objet de ce reportage-enquête, à savoir le Haouz, Kelaât Sraghna et Chichaoua, la population rencontrée vit dans le dénuement et la pauvreté, souffre de l’enclavement et de l’absence des infrastructures de base. Ces discriminations multiples et croisées, les jeunes filles les subissent avec encore plus d’impact. Et cela se manifeste par un taux d’abandon scolaire important qui occasionne pour ces jeunes filles travail précoce et mariages avant l’âge de 18 ans. ReportagePartie 2.

Depuis 2011, 85 filles de Kelaâ, Jbiyel et Lounasda ont profité du programme de Insaf. « Sur ce nombre, 70 % ont pu intégrer les collèges et lycées et éviter ainsi le travail précoce ou le mariage des mineurs, assez prégnant dans la région. C’est grâce encore une fois à la collaboration étroite entre Insaf, les associations locales, les instituteurs(trices) et les autorités locales, que ce programme a pu réussir », explique Omar Saadoun, responsable du pôle lutte contre le travail domestique au sein de l’association Insaf.

«Sur ce nombre, 70 % ont pu intégrer les collèges et lycées et éviter ainsi le travail précoce ou le mariage des mineurs, assez prégnant dans la région

Omar Saadoun, responsable du pôle lutte contre le travail domestique au sein de l’association Insaf.

C’est à Chichaoua et à Imintanout que la belle aventure de Omar Saadoun et son équipe a commencé, en 2005. Historiquement, cette région était réputée à l’échelle nationale comme « fournisseuse » de main d’œuvre domestique, particulièrement mineure. Et c’est pour cette raison qu’Insaf y a démarré son programme de lutte contre le travail des petites filles, après avoir travaillé pendant de nombreuses années dans l’aide et à l’appui des mères célibataires. D’ailleurs, durant les entretiens avec des mères célibataires prises en charge par l’association, les assistantes sociales ont découvert qu’une bonne partie de ces femmes étaient des « petites bonnes ». 

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« À Chichaoua et Imintanout, nous avons commencé à travailler dans quatre communes avant de généraliser notre action dans 22 identifiées comme pourvoyeuses de “petites bonnes”. Le processus d’identification a été réalisé en étroite collaboration avec le tissu associatif local que nous avons sensibilisé au préalable. Les autorités locales, moqadems, chioukhs et caïds ont adhéré à nos actions. Nous avons fait également appel aux habitants et aux instituteurs afin de retrouver ces filles mineures qui ont été envoyées travailler dans les villes. Nous avons essayé de mobiliser tous les acteurs de cet écosystème afin, d’abord, de sauver un maximum de filles du travail domestique, puis de travailler sur la prévention », se souvient Omar Saadoun.

« Nous avons pu mettre fin à l’activité des semsara (intermédiaires) sans heurts. Aujourd’hui, sur les 22 communes où nous avons travaillé, 19 ne comptent plus de filles de moins de 15 ans qui travaillent dans les maisons ».

Omar Saadoun, responsable du pôle lutte contre le travail domestique au sein de l’association Insaf.

Omar Saadoun, Khadija El Allaly, Amal Mouhcine et Larbi Bakhouz se sont investis de telle sorte à briser cette chaîne qui facilite l’abandon scolaire de la jeune fille. « Les associations locales sont devenues des partenaires à part entière dans cette opération. Ils participaient à l’élaboration des campagnes de sensibilisation et animaient des cellules de signalement. Idem pour la Direction provinciale de l’éducation qui a joué le jeu et réintégré facilement nos filles. Nous avons pu mettre fin à l’activité des semsara (intermédiaires) sans heurts. Aujourd’hui, sur les 22 communes où nous avons travaillé, 19 ne comptent plus de filles de moins de 15 ans qui travaillent dans les maisons », s’enthousiasme Omar Saadoun. S’il est vrai que la bourse mensuelle de 250 DH octroyée aux familles a encouragé les parents à réintégrer leurs filles dans les écoles, c’est avant tout l’engagement de l’équipe d’Insaf et des partenaires locaux qui a été la clé de ce succès.

« La revanche de ma vie »

« J’ai été privée de mon enfance. Je voudrais tout donner aux enfants pour leur permettre de développer leurs compétences. Ce sera ma revanche sur la vie».

Fatima

Douar Takoudar, à quelques kilomètres d’Imintanout. Fatima Aït Mouli suit aujourd’hui ses études dans un organisme public à Marrakech pour devenir assistante sociale. Pourtant, elle a dû abandonner ses études très tôt, à 9 ans au niveau du CE1. « Mon père est tombé malade, je devais aller travailler pour ma mère et mes petites sœurs. J’ai passé un an à faire le ménage chez une famille de Casablanca. Je m’occupais de tout. Je faisais le ménage, la vaisselle, lavais le linge sale… C’était une souffrance permanente, surtout quand de la fenêtre, je voyais passer les enfants avec leurs cartables sur le dos », se souvient Fatima, une des premières filles à avoir été prise en charge par Insaf. Intégrée dans une école, elle a résidé dans une Dar Taliba jusqu’à l’obtention de son baccalauréat. « Toute ma vie a changé, grâce à l’appui d’Insaf et au sacrifice de ma mère, qui après le décès de mon père, est allée travailler dans les champs. Au début, mon objectif, c’était de faire du journalisme pour faire connaître la situation des filles comme moi, mais le métier d’assistante sociale est également important. J’ai été privée de mon enfance. Je voudrais tout donner aux enfants pour leur permettre de développer leurs compétences. Ce sera ma revanche sur la vie. » Sa sœur Siham a également dû quitter l’école pour travailler à Marrakech comme domestique. Elle a aussi bénéficié du même programme, obtenu son bac et s’est spécialisée dans une filière agricole professionnelle.

« J’ai appris à raconter cette période de ma vie par le biais de la peinture. Une phrase ou une scène se déroulent dans ma tête et tout se transforme en couleurs »

Naima

Un peu plus loin se trouve le douar Idouirane où vit Naïma , qui pour des raisons économiques, a dû travailler à l’âge de 11 ans dans le ménage, à Casablanca. « Cela a duré trois ans. Mon père était âgé et ne pouvait plus travailler. J’ai travaillé durant ces années chez trois familles. J’ai enduré tous types de violences: insultes, gifles, punitions de tous sortes, mais si tu veux vivre, il ne faut plus penser à tout cela. » Quand nous l’avions rencontrée il y a quelques années, alors qu’elle n’avait pas encore obtenu son baccalauréat, Naïma était connue à la Dar Taliba d’Idouirane pour ses talents d’artiste peintre. « J’ai appris à raconter cette période de ma vie par le biais de la peinture. Une phrase ou une scène se déroulent dans ma tête et tout se transforme en couleurs ». La pauvreté est certes une cause importante de ce phénomène du travail des petites filles, mais à cela s’ajoutent aussi des événements dramatiques, comme le décès ou une grave maladie d’un des parents. Mais, grâce au travail des acteurs associatifs, de moins en moins de parents envoient leurs filles mineures travailler comme domestiques, même si la région connaît encore un taux important de déperdition scolaire et de filles comme de garçons en risque d’abandon scolaire. Le personnel de la Direction provinciale de l’éducation nationale à Chichaoua s’engage dans cet effort de lutte contre l’abandon scolaire, à travers des recensements réalisés dans les écoles des douars de la province. Intitulé « Min al-tifli il al-tifle » (De l’enfant à l’enfant), ce travail d’enquête repose sur les témoignages des enfants scolarisés, qui font part des abandons dans leurs classes. Cela permet d’établir une cartographie de l’abandon scolaire à l’échelle de la province. L’idée, expliquent ses initiateurs, est « de faire des enfants scolarisés des ambassadeurs de l’école ». Des enquêtes montrent que le phénomène est loin d’être éliminé, surtout dans les douars de Lalla Aziza et Aït Haddou et Youssef.

À Lalla Aziza, Hamid Chtiti est à la tête de l’association locale. L’abandon scolaire sévit encore dans la région, même si le centre abrite aujourd’hui un collège, que le transport scolaire est partiellement assuré et que des familles bénéficient du programme Tayssir (une aide octroyée par l’État aux ménages les plus nécessiteux, qui varie entre 60 et 140 DH selon le niveau de scolarisation de l’enfant). Durant ses années d’engagement, Insaf a pris en charge 45 filles de cette région. « Elles sont devenues, des années plus tard, institutrices à l’école primaire. D’autres se sont mariées, mais ont au moins pu continuer leurs études jusqu’à la fin du collège », affirme Hamid. Dans bon nombre de douars de cette commune rurale, à Tenmesst, Togani, Tanmouddat, Tamegourt entre autres, beaucoup de filles ont dû interrompre leurs études. « Nous avons beaucoup travaillé sur l’identification des causes de cet abandon scolaire parce que ce n’est pas toujours évident. Nous avons remarqué, par exemple, que quand le père décède et laisse la mère avec une fratrie de cinq enfants, les familles ont tendance à sacrifier une de leurs filles pour permettre aux frères et sœurs d’avoir accès à l’école. »

Depuis 2017, Insaf s’est concentrée sur la région du Haouz et continue jusqu’à ce jour. À Aghbar bien sûr, mais aussi à Ijoukak, Talaat N’Yacoub, Ighil, Omar et son équipe ont ciblé les communes les plus exclues, où on constatait un nombre important de filles quittant l’école tôt. Toutes n’étaient pas par contre éligibles à la réinsertion scolaire. « Nous avons initié dès 2017 un programme de formation professionnelle pour les filles âgées de plus 16 ans, qui ne pouvaient plus réintégrer l’école. À Chichaoua, dans les douars de Nfifa, Douirane et Irehaline, nous avons formé 16 filles à l’aviculture. Ces dernières ont créé une coopérative qui continue à fonctionner et qui leur garantit une indépendance économique, synonyme de dignité », explique Omar Saadoun. Cette expérience a été reconduite dans le Haouz en s’adaptant au contexte local. 25 filles d’Ijoukak âgées de 17 à 20 ans ont ainsi bénéficié d’une formation diplômante en plantes médicinales et huiles essentielles, d’abord théorique, au centre Souihla à Marrakech, pendant cinq semaines. Ensuite, ces filles provenant des huit douars autour d’Ijoukak ont passé six mois d’immersion dans une unité de valorisation et de distillation des plantes aromatiques et médicinales pour apprendre les techniques d’extraction et la manière de cultiver, sécher et travailler les plantes médicinales. « Nous avons toujours vécu près des plantes des montagnes sans connaître leurs multiples usages. Aujourd’hui, on connaît tout sur la sauge, la menthe, l’eucalyptus, la lavande ou le fliou. On peut dès lors en faire notre gagne-pain », lance, des flammes dans les yeux, Fadma5 , une des bénéficiaires. Fadma, 17 ans, a quitté l’école à la fin du primaire. « Cela fait trois ans que je devais rester à la maison sans rien faire. Pour moi, cette formation, c’est l’occasion de ma vie pour construire mon avenir », ajoute-t-elle, convaincue. 

Des infrastructures dignes

Maison d’hébergement des filles Dar Insaf à Talat N’Yacoub, province d’Al Haouz. Crédit Photo : ENASS

« La grande majorité des Dar Taliba publiques ne sont pas bien équipées. Ces filles méritent un logement digne dans de bonnes conditions matérielles et morales».

Omar Saadoun, responsable du pôle lutte contre le travail domestique au sein de l’association Insaf.

Pour avoir travaillé sur le sujet depuis près de deux décennies, Omar Saadoun porte un regard juste sur la situation : « Les parents et les filles sont demandeurs de soutien. On doit développer une offre conséquente pour répondre aux attentes de la population locale. Et ça, la société civile ne peut pas le faire toute seule. » Dans le Haouz par exemple, là où Insaf travaille, la région dispose de deux collèges, l’un à Talaat N’Yacoub et un autre, non équipé, à Aghbar. C’est dire la pression sur ces établissements avec des classes pour 60 élèves. En plus de l’hébergement, qui pose un grand problème. « La grande majorité des Dar Taliba publiques ne sont pas bien équipées. Ces filles méritent un logement digne dans de bonnes conditions matérielles et morales. Notre vision globale doit changer pour lutter efficacement contre l’abandon scolaire et garantir ainsi un logement décent aux enfants de ce pays », déplore Omar Saadoun. Dans cette région, comme dans les douars de Chichaoua, Imintanout et Kelaâ, la pauvreté est l’élément en commun entre ces différentes populations, mais il y a aussi l’enclavement qui exclut ces familles de tout. « Pour certains, le seul lien avec le monde extérieur, c’est la journée du souk. Puis, il y a encore le problème du transport. Dans ces régions, le seul moyen de transport, c’est le fameux naql mouzdawij où s’entassent parfois près de 30 personnes. » Il s’agit d’anciennes Mercedes fourgon 307 et 308, destinées à la base au transport des marchandises, mais qui dans les endroits les plus enclavés du pays, servent surtout à transporter personnes et animaux…

Des problématiques qui, combinées, empêchent les jeunes filles de ces trois régions, mais aussi dans d’autres endroits du pays, de poursuivre leurs études, et éviter ainsi travail précoce et mariage de mineures. Si dans ce texte, il s’agissait d’abord de la situation de la jeune fille rurale, les jeunes garçons de la région subissent également des discriminations intersectionnelles. Le travail précoce se conjugue également au masculin. Hors des bancs de l’école, les jeunes garçons travaillent comme bergers ou ouvriers agricoles. On les trouve également comme main d’œuvre pas chère, dans les ateliers, les garages et les mahlabas (laiteries) des grandes villes.

*Les prénoms des enquêtés qui se sont exprimés sous couvert d’anonymat ont été changé.

Dar Insaf, un havre de paix à Ijoukak

28 juillet 2022. Dar Insaf, Talat N’Yacoub. Un air de fête règne dans cette bâtisse qui abrite des jeunes filles de la région qui poursuivent leurs études au lycée avoisinant. Et pour cause : cette année, 21 nouvelles filles parrainées par Insaf et provenant de Chichaoua, Kelaâ et El Haouz ont obtenu leur baccalauréat. Elles sont au total 69 bachelières depuis le début du projet de lutte contre le travail domestique chez les filles mineures. Au total, ce sont 675 filles mineures qui ont été sorties des griffes du travail domestique grâce à Insaf, association créée à Casablanca en 1999 dans l’objectif de « lutter contre l’abandon des enfants nés hors mariage par la mise en œuvre d’un programme d’appui aux mères célibataires ».

Dans la région, tout a commencé en octobre 2018 avec l’inauguration du foyer Dar Insaf, afin d’accueillir 16 jeunes filles pour poursuivre leurs études au collège du village de Talat N’Yacoub. Une initiative importante et qui venait en appui à la Dar Taliba du village qui ne parvenait plus à répondre à toutes les demandes. Dar Insaf, c’est avant tout l’hébergement, mais c’est aussi du soutien scolaire, en mathématiques et en français surtout, des activités parascolaires et jeux éducatifs. « Nous essayons d’assurer un encadrement favorable à une meilleure insertion à l’école. On organise dans ce sens des focus groupes avec nos filles, afin qu’elles expriment leurs besoins et détecter leurs éventuels problèmes », nous expliquait Malika, assistante sociale à Dar Insaf. Les filles y sont totalement prises en charge, bénéficient d’un soutien scolaire et psychologique. Elles ont à disposition une bibliothèque. « C’est notre maison et il y règne une grande solidarité entre les filles », nous expliquait Nora, lors d’une de nos visites.

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