Haouz, Kelaât Sraghna, Chichaoua : Les jeunes filles face aux discriminations intersectionnelles
Dans les trois régions, objet de ce reportage-enquête, à savoir le Haouz, Kelaât Sraghna et Chichaoua, la population rencontrée vit dans le dénuement et la pauvreté, souffre de l’enclavement et de l’absence des infrastructures de base. Ces discriminations multiples et croisées, les jeunes filles les subissent avec encore plus d’impact. Et cela se manifeste par un taux d’abandon scolaire important qui occasionne pour ces jeunes filles travail précoce et mariages avant l’âge de 18 ans. Reportage. Partie 1.
Dans le Haouz et sur la route qui relie Marrakech à Taroudant se trouve la commune rurale d’Ijoukak. Une commune située dans le caïdat de Talat N’Yaaqoub, dans le cercle d’Asni. Plus au Sud, se trouve la petite commune d’Aghbar, qui dépend du même caïdat. Dans ce village, éloigné de la route nationale et auquel on accède par une piste accidentée, une bonne partie des enfants ont dû abandonner leurs études à la fin du primaire. Nora , aujourd’hui âgée de 18 ans, a dû aller travailler à l’âge de 13 ans comme domestique à Marrakech. « J’ai été battue et insultée parce que je ne faisais pas le ménage comme il fallait, selon leurs critères bien sûr. On m’empêchait parfois de dormir en paix. Quand je voyais les filles dans la rue aller à l’école, je pleurais toute seule dans mon coin. Je ne suis pas un cas isolé. Dans le village, il y a plein de filles qui travaillent encore à Casablanca et dans les grandes villes. »
«Quand je voyais les filles dans la rue aller à l’école, je pleurais toute seule dans mon coin. Je ne suis pas un cas isolé. Dans le village, il y a plein de filles qui travaillent encore à Casablanca et dans les grandes villes ».
Nora
Nora vit loin du village, dans un petit douar niché dans de la pierre. Les maisons sont en pisé et les intérieurs dévoilent le grand dénuement de cette population montagnarde. Pour atteindre la piste, il faut que Nora marche plus de 7 kilomètres. L’hiver, la piste devient impraticable, surtout avec les chutes de neige. Le transport est presque inexistant et il faut toujours faire attention aux chutes de pierre qui peuvent être mortelles. À Aghbar, au fur et à mesure qu’on avance dans les études, la distance entre les foyers et les établissements scolaires augmente.
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À la tête de l’association Tifaouine (lumière en amazigh), Brahim Aït Bouzni est un jeune acteur associatif de la région. Il lutte depuis son retour à Aghbar pour une réinsertion des filles des douars les plus enclavés de la région : Ouidrane, Imlil et Mkayate. Brahim a été le premier bachelier d’Aghbar en 2017. Après des études à Marrakech, il décide de revenir dans sa région natale, pour « être utile à sa communauté et aux jeunes de la région. » « Cette région souffre beaucoup de son enclavement. Nous avons un taux très élevé d’abandon scolaire, mais nous souffrons également de problèmes comme l’absence de médecins au dispensaire d’Aghbar où résident entre 600 et 700 habitants. Bon nombre de nos enfants n’ont pas été vaccinés », déplore Brahim. Avec d’autres jeunes de la région, il a multiplié les actions de sensibilisation auprès des parents et des jeunes filles. Ils organisent annuellement un festival estival de l’enfant rural. « Grâce à ce travail et à l’aide de l’association Insaf, beaucoup de filles ont repris leurs études. Nous pouvons être fiers de tout ce labeur puisqu’en 2021, Aghbar a eu sa première bachelière : Fatima Aït Bouzli. Elle sera une locomotive pour les autres filles de la région », s’enthousiasme Brahim.
C’est dans cet endroit enclavé, loin de tout, que l’équipe d’Insaf a travaillé ces dernières années afin de lutter contre la déscolarisation des filles d’Aghbar. Chaque dimanche, Nora, Leila et d’autres filles d’Aghbar font 7 kilomètres à pied jusqu’à la route, puis empruntent un transport pour les 54 kilomètres qui les séparent d’Ijoukak où se trouve Dar Insaf : un foyer pour les jeunes filles, crée par Insaf (voir encadré).
Des filles « prêtées »…
La région de Kelaât Sraghna est également concernée par le phénomène du travail des enfants, mais également des mariages de mineurs. Cette province, forte de ses 219 communes dont 197 rurales, connaît un taux d’analphabétisme et d’abandon scolaire record. Située à 20 kilomètres de Marrakech, Kelaâ Sraghna a connu la migration de ses jeunes, à partir de la fin des années 1980, principalement vers l’Italie et l’Espagne. Un sort similaire à des villes moyennes comme Fkih Bensalah, Oued Zem, Béni Mellal… La région a également fait la Une des médias en 2014, quand le tissu associatif local a dévoilé l’existence de mariage dits « par contrat » : des filles mineures sont ainsi « livrées » à des hommes, principalement des Marocains résidant à l’étranger, en contrepartie de contrats de prêt de quelques dizaines de milliers de dirhams. Un phénomène encore d’actualité.
« Nous avons grandi dans l’idée que, pour une fille, il n’y a plus d’école après le primaire et qu’elle doit impérativement se marier ou se trouver un travail chez les gens les plus fortunés de Marrakech ou de Casablanca».
Ilham
Ilham vit dans le douar Benamar, dans la région de Jbayel, à la périphérie de Kelaâ. Elle est aujourd’hui étudiante à l’université, mais a également vécu l’expérience du travail domestique. « Nous avons grandi dans l’idée que, pour une fille, il n’y a plus d’école après le primaire et qu’elle doit impérativement se marier ou se trouver un travail chez les gens les plus fortunés de Marrakech ou de Casablanca. Seuls les garçons ont le droit de continuer leurs études et de sortir de la campagne. D’autant plus qu’il n’y avait pas de transport entre notre douar et la ville de Kelaâ », explique Ilham. Ilham et Souad sont les deux filles qui ont ouvert la voie aux autres filles de Jbayel, pour aller au-delà du primaire, obtenir un baccalauréat et se lancer dans des études supérieures. « Il y avait aussi le fait que, pour les parents, les Dar Taliba X étaient perçues comme des endroits douteux, ouverts aux garçons. Ce qui était évidemment faux. En réussissant notre passage au collège et au lycée tout en résidant dans une Dar Taliba (Maison de l’étudiante, un internat pour les jeunes filles qui habitent loin des collèges et des lycées), nous sommes devenues l’exemple à suivre dans le douar », ajoute Ilham.
S’il est vrai que la volonté de Ilham et Souad a été primordiale pour continuer leurs études, l’apport de la société civile a été tout aussi important. « Omar et les autres membres d’Insaf sont partis voir nos familles et les ont convaincues de l’importance des études. Ils nous ont aidé par une bourse et l’achat des fournitures scolaires, jusqu’à ce que nous obtenions notre baccalauréat. Se dire qu’il y avait ces personnes pour qui notre sort comptait nous a beaucoup boostées. » Ce qui a également aidé ces filles, ce sont des instituteurs de la trempe de Mohamed Bouchahma, qui suivait ses élèves, partait voir leurs parents quand elles s’absentaient et faisait tout son possible pour qu’elles reviennent sur les bancs de l’école. « Je travaille de concert avec Insaf afin d’identifier les potentielles candidates à l’accompagnement, mais aussi pour prévenir l’abandon. Ce sont des élèves que j’ai suivis bien après le primaire, au collège et au lycée. Ce travail est crucial dans les régions exclues et marginalisées comme la nôtre », assure Mohamed Bouchahma.
*Les prénoms des enquêtés qui se sont exprimés sous couvert d’anonymat ont été changé.
À suivre.
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