Idées, Livres

Le travail comme œuvre

À quelques jours du 1er mai, retour sur un manifeste pour revaloriser la dimension créative et humaine du travail.

« Un monde dés-œuvré est un monde sans avenir », clament les trois auteurs de ce très pertinent manifeste paru en 2017 et plus que jamais d’actualité. Le dés-oeuvrement, ce n’est pas seulement le chômage – qui n’en est que « la pointe extrême » : c’est le travail sous la férule déshumanisante d’un management technocratique qui n’en voit que les coûts, la performance financière, la standardisation. Et jamais le sens. Roland Gori est psychanalyste français et président du collectif l’Appel des appels, qui rassemblent des professionnels du soin, du travail social, de la justice, de l’éducation, de la recherche, de l’information, de la culture, décidés à « résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social », bref, à « une société du mépris ». Avec le musicien de jazz Bernard Lubat et l’ancien rédacteur en chef du quotidien français L’Humanité, Charles Silvestre, ils appellent à un mouvement collectif pour remettre l’humain au cœur des activités de production.

Pour en finir avec le « travail en miettes »

En 1968-1969, dans un long article intitulé « Culture et impérialisme » et paru dans la revue Souffles, Abraham Serfaty écrivait : « La société future sera une Société de créateurs ou ne sera pas » et appelait à la rupture avec une culture capitaliste et impérialiste qui repose sur la scission entre efficacité et créativité. Un demi-siècle plus tard, Roland Gori, Bernard Lubat et Charles Silvestre font l’éloge des « oeuvriers », c’est-à-dire ceux qui sont « à l’œuvre ». Plus précisément, ceux qui sont disposés « à faire œuvre ». Qui ne sont pas des « exécutants » de tâches ultra-fragmentées au point d’en perdre le sens, et qui refusent la « dictature froide » des « procédures », de « l’optimisation budgétaire », « termes apparemment techniques, dissimulant sous une feinte neutralité une gestion que l’on dirait aujourd’hui “austéritaire” ». Les auteurs décrivent un monde où « désormais la machine est tout, l’homme n’est rien » – et il ne s’agit plus seulement des machines classiques, mais aussi immatérielles, avec les logiciels au service de l’économie de marché.

Au contraire, l’œuvre, c’est le refus de la programmation qui ne laisse place qu’à l’obéissance et à la production calibrée : « l’œuvre convoque la nécessité de devoir penser, de devoir juger ». Un enjeu majeur de liberté. C’est aussi un enjeu de solidarité, car altruiste et citoyen. Pour les auteurs, la référence est Jean Jaurès, et son discours de Limoges en 1903 : « Par ouvriers, citoyens, je n’entends pas seulement ceux qui travaillent avec leurs muscles, mais tous ceux qui produisent et créent, travailleurs du cerveau, travailleurs des mains, ouvriers, ingénieurs, chimistes, savants, artistes, poètes, tous les producteurs de richesses, de beauté, de joie. » Et Bernard Lubat de conclure, en poème :

« Oeuvrier… ouvrier
L’œuvre c’est aussi du boulot… n’est-ce pas ?
Donc c’est du travail.
L’œuvre à l’œuvre c’est du travail en direction de l’autre
Extérieurement à soi. On ne fait rien tout seul
Évidemment ça pose plein de problèmes
Mais ce sont les solutions qui posent problème, non ? »

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

Manifeste des œuvriers
Roland Gori, Bernard Lubat et Charles Silvestre
Actes Sud / Les Liens qui Libèrent, 2017, 80 p., 9,50 €/ 130 DH

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