Abdelkader Lagtaa, le poète
Les chercheurs Léa Morin, Khalid Lyamlahy et Przemyslaw Strozek ont rassemblé les poèmes écrits en arabe, en français et en polonais par le cinéaste Abdelkader Lagtaâ. Expérimental.
S’il y a une question qui a dû obséder Abdelkader Lagtaâ, c’est celle de la transmission possible de l’œuvre. Et pourtant, son rapport à cette question est loin d’être linéaire. Voyage permanent retrace un pan mal connu de son parcours d’artiste : son itinéraire de poète, entre les langues, les genres et les modalités d’expression. Trois chercheurs ont réuni dans ce recueil des textes de différentes périodes, dont un des points communs est d’avoir été écrits en contexte autoritaire.
Tout jeune, Abdelkader Lagtaâ s’était choisi le pseudonyme d’al-Kata, (القطا) « l’oiseau de l’amour ». Ses poèmes, engagés et à message, en arabe, étaient publiés dans Al Anba, al Ahdaf, Aqlam, pour dire son hostilité « à l’égard de la politique autoritaire du régime marocain ainsi qu’à l’endroit de la guerre cruelle et injuste menée par l’impérialisme américain contre le peuple vietnamien ». Arrivé en Pologne pour des études de cinéma à Lodz et baigné dans un environnement de langue polonaise et française, il se met à écrire en français et envoie ses textes à Souffles, dans laquelle il voit « une sorte de commande sociale à laquelle [il] devai[t] répondre pour [s]’estimer utile à la société ».
« Corps daté »
Souffles, n°15, 1969
« moi trop arabe jusqu’à ne plus reconnaître ma voix avec ma
mère qui s’achète pour l’aïdelkébir un cafetan Palestine et des
babouches chemin de la liberté
moi l’arabe berbérisé africanisé européanisé américanisé russifié
neutralisé
en passant par-dessus
je dis
plutôt nu que revierger un mont-de-légentes-frontière-pacifiant-bleu-casqué pour un temps de paix »
Quand la revue est interdite, il traduit en polonais des poèmes de Abdellatif Laâbi, mais se heurte à l’indifférence des revues qui ne connaissent pas Souffles, voire à une certaine réserve vu qu’elle représentait un courant très critique du parti communiste… Sa rencontre avec l’artiste Ewa Partum, qui développait une démarche basée sur le concept, est déterminante. Si son souci, en s’orientant vers des études de cinéma, était de maîtriser un genre plus accessible à un pays majoritairement analphabète, il trouve dans la poésie concrète, « débarrassée de l’obsession de la signification », une manière d’échapper à la censure.
« Poème imprudemment qualifié de poème »
1977
« Mais
le langage
est
gouffre
mais
le langage
est
doute »
Expérimentations radicales
Abdelkader Lagtaâ œuvre ainsi à « subvertir le langage indicatif pour abolir sa signification apparente, celle accessible aux censeurs, et la remplacer par une expression subjective qui ne s’adressait qu’à l’intimité des êtres, ceux qui rechignaient à se satisfaire du conformisme ambiant qui ne répondait guère à leurs aspirations existentielles ». Il a un sentiment de « clandestinité », voire d’ésotérisme, compensé par des performances, qui le rapprochent de tout le courant du mail art. À son expulsion de Pologne vers le Maroc, en 1975, il peine à partager sa recherche : ces expériences laissent sceptiques, voire sont perçues comme une « fuite en avant, un renoncement au combat politico-culturel ». Abdelkader Lagtaâ se tourne alors vers l’écriture narrative, de documentaires et de films de fiction, mais aussi de romans (trois, encore inédits).
L’ouvrage est abondamment illustré par des photos d’époque et la reproduction de documents conservés à la Galerie Échange et au Bureau de la poésie en Pologne. Dans la seconde partie, les chercheurs commentent ces recherches. La curatrice et chercheuse française Léa Morin, spécialiste des archives cinématographiques des cinémas en lutte contre les récits autoritaires, retrace en quelques scènes, lieux, et rencontres, l’itinéraire qui a amené Abdelkader Lagtaâà devenir cinéaste. Khalid Lyamlahy, maître de conférence à l’université de Chicago, y voit une « poésie mutante et affranchie » et salue « l’élasticité » de cette expérimentation énergique et stimulante. Pour le curateur et historien d’art polonais Przemyslaw Strozek, spécialiste de l’histoire de l’avant-garde, le point central est la répétition et la variation sur les nouvelles fonctions du langage. S’il émet quelques réserves sur la qualité de certains textes, il consacre Abdelkader Lagtaâ comme « le Marocain qui a conduit ses recherches linguistiques vers les solutions les plus radicales ». On referme ce bel ouvrage sur une interrogation en suspens : au-delà de sa sensibilité politique et de son engagement, au final, qu’est-ce que Abdelkader Lagtaâ a gardé de ses expérimentations poétiques dans son cinéma ?
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Voyage permanent
Abdelkader Lagtaa
Muzeum Sztuki w Lodzi et Talitha, 176 p., 18 € / environ 230 DH