Retour de la fille prodige
Par Fatiha AAROUR
Ce chapitre vise à replacer le récit ethnographique dans son contexte général et à expliquer les éléments principaux qui ont suscité mon intérêt personnel à travailler sur le groupe ethnique, sujet de ma recherche.
J’arrive à l’université de Dhar El Mahraz à Fès, officiellement connue sous le nom d’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, au début des années 1990, pour poursuivre mes études en Droit à la Faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales. C’est la première fois que je quitte ma région natale pour m’installer dans le pays des Ahl Fès (les Fassis), entamant ainsi une nouvelle étape de ma vie. Cette époque était porteuse d’idées progressistes, marquée par un éblouissement grandissant et une aspiration à la liberté de pensée. À l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), j’ai fait la connaissance de nouvelles personnes venues des quatre coins du pays, transformant cette organisation en véritable agora politique et culturelle.
Rapidement, j’ai pris conscience de cette mosaïque culturelle qui nous distinguait les uns des autres. Dhar El Mahraz accueillait à l’époque des étudiants d’origines arabo-andalouses, subsahariennes, des Zaërs, des Berbères de l’Atlas et du Rif, ainsi que d’autres venant de l’est et du sud-est, notamment d’Errachidia et Rissani. Cependant, malgré cette diversité, un sentiment de quasi-fusion semblait régner sous la forte domination du panarabisme. Ce mouvement politique, culturel et idéologique, né à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, avait pour objectif “d’unifier les peuples arabes et de défendre leur identité” et son influence s’étendait sur la majorité des structures politiques et associatives du pays, dont l’Union nationale des étudiants du Maroc faisait partie.
En tant qu’étudiante d’origine berbère, j’ai moi aussi rejoint l’UNEM, qui représentait une sorte d’école politique ayant formé une grande partie de l’élite marocaine. Toutefois, je n’ai pas pu échapper à son influence nationaliste, qui rejetait les autres composantes ethnico-culturelles du pays et tentait d’imposer l’arabe comme seule identité “unifiant les peuples de l’Océan atlantique au Golfe persique”. Plus que cela, j’ai fait le choix résolu de me distancer des étudiants actifs au sein du mouvement amazigh.
Pour mieux comprendre l’évolution des revendications liées à l’amazighité, qui ont réussi à trouver un écho dans plusieurs universités du pays, il est important de revenir sur l’historique de cette lutte et ses avancées au fil des années.
Les prémices de ce mouvement remontent à la fin des années 1960, avec la création de l’Association marocaine de recherche et d’échanges culturels (AMREC) en 1967, par de jeunes intellectuels et universitaires. Il convient également de souligner que le contexte politique au Maroc après l’indépendance, notamment dans les années 1970 et 1980, était marqué par des restrictions sévères sur la liberté d’expression et une répression rude envers tous les activistes, y compris les militants amazighs. La lutte politique était risquée et périlleuse pour ceux qui osaient défendre leurs revendications allant à l’encontre des désirs du pouvoir en place. En raison de ces contraintes politiques, les militants amazighs se sont retrouvés dans l’impossibilité de défendre ouvertement leur cause, ce qui les a poussés à adopter une approche plus prudente en parlant de “la culture populaire marocaine” de manière générale, évitant ainsi d’attirer une trop grande attention des autorités.
Cette stratégie de contournement leur a permis de poursuivre la promotion de la culture et de la langue amazighes, tout en minimisant les risques de répression. Cette approche témoigne des défis importants auxquels le mouvement a dû faire face pour faire entendre sa voix et défendre ses droits dans un contexte politique assez complexe.
Dès sa création, l’AMREC s’est consacrée à la recherche et à la publication du patrimoine de la littérature amazighe, en transformant le matériel oral collecté en textes écrits. Ce travail était une véritable réécriture de l’histoire et de la mémoire, une reproduction littéraire qui reposait parfois sur un travail presque ethnographique. Grâce à cet effort laborieux, plusieurs recueils de poèmes et d’adages ont été collectés et publiés, permettant ainsi de préserver et de mettre en valeur la richesse de la culture amazighe.
Il est important de constater que la répression politique qui s’est accentuée a contraint de nombreuses associations à passer à la clandestinité. Il a fallu attendre jusqu’en 1991 pour que la Charte d’Agadir voie le jour, ce qui a constitué un tournant majeur dans l’histoire du mouvement berbère marocain.
C’était la première fois que ce mouvement osait évoquer ouvertement la question identitaire. Désormais, les Berbères marocains se sont mis à revendiquer de manière manifeste la reconnaissance de leurs droits linguistiques et culturels, ainsi que l’intégration du statut officiel et national de la langue amazighe dans la Constitution. La Charte d’Agadir, signée par six associations, a été un texte de revendication marquant ce changement. Elle a joué un rôle essentiel en mettant en avant les aspirations du mouvement, permettant ainsi de sensibiliser l’opinion publique et les autorités sur l’importance de préserver et de promouvoir la richesse de la culture et de la langue amazighes au sein de la société marocaine.
À partir de ce moment, les journalistes et les intellectuels ont montré un intérêt croissant pour ce sujet. Cette évolution a permis de mettre en lumière les enjeux entourant cette question, ouvrant ainsi la voie à des débats et discussions plus approfondis sur les droits et la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes. La visibilité accrue du mouvement dans les médias et la société a également permis de sensibiliser davantage le grand public.
Après avoir terminé mes études en Droit public, j’ai fait mes premiers pas dans la presse écrite arabophone à l’été 1998. En dépit de mon statut de jeune journaliste débutante, cela n’a en rien entamé mon audace et ma curiosité pour chercher à aller au-delà de ce qui est simplement donné à voir. Grâce à cette détermination, j’ai eu l’opportunité de découvrir les régions les plus éloignées du pays en réalisant des enquêtes et des reportages sur des sujets divers.
L’instinct journalistique me guidait pour comprendre et explorer différentes cultures et phénomènes sociétaux. Je trouvais fascinant de constater à quel point j’étais attiré par tout ce qui était lié au mode de vie des gens, leurs coutumes et traditions, leurs rites et rituels, ainsi que leurs rapports aux sanctuaires des saints et des saintes. Cette curiosité m’a poussée à enrichir mes enquêtes et mes reportages, cherchant à saisir les nuances et les spécificités de chaque communauté et de chaque lieu que je visitais. Ces découvertes intéressantes m’ont offert l’opportunité de mieux appréhender la diversité culturelle et la richesse des patrimoines du pays.
J’ai parcouru plusieurs villages et villes pour réaliser des reportages : Azemmour, El-Jadida, Oualidia, Agadir, Idawtanan, Ouarzazate, Tinghir, Errachidia, Fès, Taza, Nador, Taourirt, Oujda, etc. Cependant, je n’ai jamais pensé mener un travail similaire sur ma région natale. Ma communauté n’a à aucun moment suscité mon envie pour comprendre et questionner ma propre culture, probablement parce que je croyais la connaître parfaitement.
En fin 1999, la direction du journal arabophone Al-Monâataf, où je travaillais à l’époque, prit la décision de consacrer certains de ses numéros à la question berbère. Sous la direction de Talha Jebril, un rédacteur en chef d’origine soudanaise, deux membres de l’équipe de rédaction furent choisis pour cette tâche : mon collègue Abdellah Nahari, un Berbère originaire de la région de Souss, et moi-même. Notre objectif était de réaliser un dossier riche en reportages, portraits et interviews. Le résultat de ce travail fut publié en plusieurs épisodes, suscitant en moi désormais un intérêt particulier pour la question.
Enfin, la lutte menée depuis plusieurs années a abouti à la création de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM), qui a vu le jour en octobre 2001. Le roi Mohammed VI a annoncé, à Ajdir Izayane (province de Khénifra) le 17 octobre 2001, la reconnaissance officielle de la composante amazighe dans le contexte pluriculturel marocain, en considérant que “la promotion de l’amazighe est une responsabilité nationale, car aucune culture nationale ne peut renier ses racines historiques. Elle se doit, en outre, de s’ouvrir et de récuser tout cloisonnement, afin qu’elle puisse réaliser le développement indispensable à la pérennité et au progrès de toute civilisation.”
Le discours royal explique le rôle de la nouvelle institution en ces termes : “En s’acquittant de ses missions de sauvegarde, de promotion et de renforcement de la place de la culture amazighe dans l’espace éducatif, socioculturel et médiatique national, l’Institut Royal de la culture amazighe lui donnera une nouvelle impulsion en tant que richesse nationale et source de fierté pour tous les Marocains.”
Bien que la mise en place d’un organisme s’occupant de la promotion de la culture amazighe soit considéré par une majorité de l’élite berbère comme avancée majeure dans l’histoire de la lutte du mouvement, d’autres voix sont restées prudentes et ont refusé de cautionner le changement en cours, le considérant comme une sorte de domestication qui n’aboutira à grand-chose.
En 2011, le Maroc a procédé à une réforme constitutionnelle dans un contexte très tendu marqué par le soulèvement du Mouvement du 20 Février, qui revendiquait des réformes politiques et démocratiques, dont la constitutionnalisation de l’amazigh faisait partie. La nouvelle Constitution a enfin reconnu la langue amazighe comme langue officielle aux côtés de l’arabe.
Malgré les obstacles qui peuvent entraver une véritable reconnaissance de la culture amazighe, une chose est certaine : Cette question est sortie du tabou, et la majorité des Marocains commencent à normaliser et à se réconcilier de plus en plus avec cette composante.
Cette prise de conscience générale m’a rendue encore plus attentive à ce que mes proches racontent pendant nos retrouvailles. Je voulais en savoir davantage sur l’histoire de mes aïeux et aïeules, plonger dans leurs récits pour découvrir leurs valeurs, leurs rites, et tout ce qui constitue l’héritage culturel de ma communauté. Chaque anecdote, chaque tradition transmise de génération en génération était pour moi une fenêtre ouverte sur le passé, une occasion de mieux comprendre d’où je viens et de me sentir connectée à mes racines. Ces moments de partage étaient empreints d’une émotion profonde, car ils révélaient l’essence même de notre identité et de notre lien avec la terre qui nous a vu naître.
Un soir, lors d’une réunion familiale à l’occasion de la fête du sacrifice, mon père a évoqué pour la première fois la mort tragique de son grand-père. Celui-ci avait rendu l’âme sur le champ de bataille, face aux forces militaires françaises, le 2 mai 1912 à la plaine de Touijine, située entre Maaziz et Tiddas. Le jour où il est parti à la bataille, il aurait prononcé une phrase qui résonne encore dans les oreilles de ses petits-fils : « Taqrtast g ikhef wala digui nebdane iroumine : Mieux vaut une balle dans la tête qu’être dominé par les étrangers ». Cette révélation a apporté une surprise émouvante nous plongeant dans le passé douloureux de notre lignée.
Suite à la tragédie de Touijine, la population de la tribu d’Aït Boumeksa et ses fractions a été contrainte de quitter la plaine pour se réfugier dans la montagne, cherchant ainsi à échapper aux assauts des forces françaises. Une fois arrivée à Aguelmous, à 32 km de Khénifra, mon arrière-grand-mère, en proie à une profonde tristesse, a finalement rendu l’âme. On racontait que la jeune veuve n’avait pas cessé de pleurer depuis le drame de Touijine, portant le fardeau d’une perte irréparable.
Lorsque mon père a terminé son récit, j’ai aperçu des larmes hésitantes dans ses yeux. Son air était empreint de tristesse, et son émotion était palpable. Un profond silence s’est installé dans les lieux, et personne n’a osé commenter ou poser de questions.
Plus tard, j’ai découvert que cette histoire avait été transmise de génération en génération par mon grand-père, qui lui-même avait vécu ce drame déchirant, puisqu’il avait perdu ses deux parents dans la même année, alors qu’il n’était qu’un enfant de huit ans. Mon grand-père semblait porter en lui cette souffrance émotionnelle qui aurait traversé les générations.
La bataille de Touijine et l’assassinat de certains chefs de tribus hkmaouites ont eu un impact important sur la structure sociale de ce groupement et ont provoqué des changements à long terme. Les conséquences de ces événements tragiques ont été ressenties à travers tout le tissu familial et communautaire. La perte des chefs de tribus a laissé un vide de pouvoir et de leadership, entraînant des bouleversements dans les structures de gouvernance et de prise de décision. Les familles des défunts ont dû faire face à des défis économiques et sociaux considérables, car leur disparition a entraîné une instabilité économique et une perte de soutien.
La violence de cette époque a laissé des marques indélébiles sur l’ensemble de la communauté. Ainsi, la notion du traumatisme transgénérationnel, où les expériences vécues par nos ancêtres peuvent affecter notre propre bien-être, m’a interpellée et m’a poussée à mieux comprendre l’impact de l’histoire familiale sur le présent des individus.
Les récits de nos aïeux peuvent certainement réveiller des blessures du passé, mais ils ont également le pouvoir de nous connecter à nos racines et de nous permettre de mieux saisir notre identité et notre héritage dans toutes ses dimensions. Malgré ces épreuves, la résilience et la détermination des familles et de la communauté hkmaouites ont été remarquables. Au fil du temps, elles ont pu travailler ensemble pour surmonter les difficultés et reconstruire leur avenir.
Les retrouvailles en famille sont devenues pour moi des moments passionnants. Les récits de ma mère, de mes oncles et surtout de mon père, qui sait captiver son auditoire, ne me laissaient jamais indifférente. À travers ces précieuses rencontres, j’ai pu découvrir les qualités exceptionnelles de mon grand-père paternel, qui continuent d’alimenter les conversations entre ses fils, comme s’il était toujours parmi nous.
Cet homme au grand cœur, inlassable ami des opprimés et des plus démunis, demeure dans ma mémoire comme un souvenir à la fois flou et précieux, teinté de beauté et de tendresse. Il entretenait une amitié étroite avec deux hommes. L’un d’eux, du nom d’Omar Ahardane, était originaire de l’Afrique sub-saharienne et avait rejoint très jeune la région dans un contexte marqué par la traite humaine de l’époque. Après avoir été libéré, Omar Ahardane continua à vivre chez la même famille et épousa même la femme de son ancien maître suite à la disparition de celui-ci. Avec elle, il eut une fille unique. À peine me souviens-je de lui, lorsqu’il venait depuis sa tribu adoptive, Aït Elânzi, afin de rendre visite à mon grand-père souffrant.
Le deuxième ami proche de mon grand-père se prénommait Moshé, un Marocain de confession juive qui exerçait le métier de cordonnier ambulant, parcourant les souks des Zemmours, des Aït Hkem et des Zaïane. Mon père se souvient qu’il venait souvent travailler au souk de Tiddas. La veille du jour du souk, il arrivait le soir et dressait sa tente près de la demeure de mes grands-parents, où il était toujours chaleureusement invité à partager le dîner et à échanger le reste de la soirée autour d’un verre de thé. Le lendemain, dès l’aube, ils se préparaient à partir ensemble pour se rendre au souk du village, et lorsque mon père les accompagnait, il était confié à lui le temps que mon grand-père termine ses courses.
Un jour, lors de la veille du souk, Moshé ne s’est pas présenté comme d’habitude. Mes grands-parents pensaient qu’il avait peut-être eu un empêchement et espéraient le revoir dans les jours qui suivaient. Cependant, le temps a passé, un mois, deux mois, et l’homme n’a plus jamais donné signe de vie. Il a disparu subitement sans jamais revenir au village ni donner de ses nouvelles.
Comme d’autres groupements du voisinage, la communauté hkmaouite s’est généralement révélée ouverte et accueillante envers ceux qui désiraient travailler ou s’installer définitivement parmi eux. Cependant, chaque nouvel arrivant devait se soumettre à certains rites et démontrer son respect en adhérant aux codes sociaux et au mode de vie de la communauté. Il est intéressant de noter que plusieurs personnes arabophones ont pu s’intégrer en créant même leurs propres lignages au sein de ce groupe.
L’idée d’écrire les récits racontés à chaque fois que je côtoie les personnes âgées de ma communauté a commencé à me tenter, pourtant j’ai dû différer ce projet en raison de mon départ à l’étranger en 2002. Je me suis alors joint à une agence d’information basée à Doha en tant que journaliste, entamant ainsi une nouvelle aventure professionnelle.
Le nouvel établissement était véritablement un cosmopolis, un lieu riche de rencontres culturelles et ethniques. Mes collègues venaient de différents pays : France, Russie, Turquie, Inde, Pakistan, Irak, Iran, Liban, Qatar, Syrie, Jordanie, Soudan, Afrique du Nord, et bien d’autres encore. Les croyances et les pratiques religieuses étaient tout aussi variées : des Chrétiens (orthodoxes et maronites notamment), des Musulmans (chiites et sunnites), des Druzes, des Baha’is, des Hindous et des Bouddhistes, pour n’en citer que quelques-uns.
Durant tout mon séjour à Doha, qui a duré de mai 2002 à avril 2004, j’ai ressenti le besoin de rester connectée à mes racines en m’intéressant encore plus à l’Histoire et à la culture berbères. Pendant mes temps libres, j’ai commencé à lire sur le sujet. C’est alors qu’un collègue marocain, préparant son doctorat en Histoire, m’a conseillé de me procurer les œuvres de l’historien Ibn Khaldoun : “Discours sur l’histoire universelle” (Al-Muqaddima) et “Le livre des exemples” (Kitab al-Ibar). Ces livres sont devenus mes compagnons préférés, m’offrant un miroir dans lequel je me suis découverte sous un nouvel angle.
À travers ces écrits, j’ai été immergée dans une époque fascinante où une reine berbère puissante et charismatique, nommée Kahina (Dihya), a laissé une marque indélébile dans l’Histoire. La manière dont l’historien Ibn Khaldoun a décrit le courage et les nobles valeurs de mes ancêtres m’a particulièrement touchée. Cette découverte m’a incitée à remettre en question les fausses informations enseignées dans les programmes scolaires, ainsi que les stéréotypes dénigrants associés à chaque région berbère du pays. Notamment, les stéréotypes concernant le Moyen Atlas où les femmes étaient souvent injustement qualifiées à tort d’être faciles et prêtes à vendre leurs corps au premier venu, tandis que les hommes de la région étaient dénigrés en étant considérés comme cocus et manquant de virilité, car « ils n’arrivaient pas à contrôler leurs femmes ».
« La vraie nouveauté naît toujours dans le retour aux sources. »
Edgar Morin
Cette prise de conscience m’a motivée à creuser encore plus pour approfondir mes recherches et à enrichir mes connaissances en la matière. Un retour sur mon enfance m’a permis de me rappeler de certaines pratiques et phénomènes, tels que le concubinage qui était une pratique courante chez les femmes veuves et divorcées de ma région natale. Ces femmes avaient le droit de choisir leur partenaire, appelé amazal dans la langue locale, qui venait s’installer chez elles sans alliance officielle et sans besoin d’obtenir la bénédiction de leurs familles ou de l’assemblée tribale contrairement aux cas des jeunes filles. C’était une forme de liberté pour ces femmes de disposer de leur corps, même au sein d’une société pourtant patriarcale.
Bien que cette pratique du concubinage soit souvent mal perçue par des étrangers, il est important de souligner que les hommes de la communauté reconnaissaient le droit des veuves et des divorcées de choisir librement cette alliance. Ils ne les jugeaient pas et ne cherchaient pas à leur dicter leur comportement. Cette tolérance envers le choix des femmes dans leur vie amoureuse était un aspect notable de cette communauté, malgré le fait qu’elles puissent être incomprises ou critiquées par des personnes extérieures à la communauté.
Cependant, ce phénomène a disparu au fil des dernières années. La religion, qui était autrefois une affaire spirituelle personnelle, s’est répandue de manière plus prédominante et a commencé à contrôler de plus en plus la vie quotidienne de la communauté, en ciblant particulièrement les femmes. Cette évolution a conduit à un changement dans les pratiques sociales, et les libertés accordées aux femmes ont été restreintes sous l’influence grandissante des normes religieuses.
Les Aït Hkem toléraient également un phénomène rarement accepté dans les autres sociétés marocaines, y compris au sein des autres communautés berbères : celui d’avoir des enfants hors mariage. Les mères célibataires hkmaouites et leurs enfants pouvaient vivre sans être exclues de leur communauté. En effet, elles trouvaient un soutien solidaire de la part des autres femmes, mariées ou non, appartenant à leur groupe. Ces femmes rendaient visite aux jeunes mamans le jour de l’accouchement en leur apportant des cadeaux et en prenant soin d’elles. Il était remarquable que ces mères célibataires étaient peu jugées, voire jamais bannies du groupe.
D’autre souvenirs nostalgiques plus lointains continuent de surgir comme un remède pour m’aider à supporter cet “asile” que je n’avais pas réellement choisi. Ces réminiscences me permettaient de m’évader vers des moments joyeux en m’imaginant, par exemple, en train de danser l’Ahidous, lors des fêtes du mariage, de circoncision ou du retour des pèlerins de La Mecque, où les femmes dansaient joyeusement et en harmonie avec les hommes, toutes belles et spontanées.
Je me remémorais également avec une grande émotion les contes fascinants racontés par mon père lorsque la nuit enveloppait notre petit village. Mes sœurs et moi nous rassemblions autour de lui, nos yeux grands ouverts et brillants de joie, écoutant attentivement ses histoires pleines de leçons et de belles valeurs. Ces contes sculptaient notre imaginaire et marquaient nos esprits à jamais.
Le chercheur universitaire Lachen Brouksy, originaire d’Aït Hkem lui-même, a exprimé son admiration et sa reconnaissance envers la communauté, les contes et toute la culture hkmaouite dans l’un de ses ouvrages. Il déclare :
Ils étaient des hommes d’ouverture culturelle, à la limite des utopistes. Ils croyaient ce qu’ils faisaient et faisaient ce qu’ils croyaient. Ils cherchaient la sagesse, en faisant parler le hérisson, le chacal, le lion. Les grandes mères communiquaient de la chaleur maternelle à leurs petits-enfants, en leur racontant des histoires de fées de « Djin », d’anges, d’animaux. Les enfants ont besoin de l’imaginaire, des utopies pour grandir dans l’innocence. Ces jeunes n’étaient pas captifs de la rue et de ses dangers. »
La société orientale était bien plus conservatrice que ce à quoi je m’attendais, et son mode de vie ne me correspondait pas. Malgré quelques amitiés bien choisies que j’ai réussi à nouer, il m’était très difficile de m’intégrer. La fascination des débuts de mon arrivée a laissé place à un sentiment de non-appartenance et de désaccord avec les codes sociaux et le mode de vie qui se révélaient de plus en plus axés sur les dogmes religieux, la consommation et l’argent facile. J’ai toutefois décidé de résister à cette pression sociale jusqu’à nouvel ordre.
Un jour, mon rédacteur en chef m’a demandé de le rejoindre dans son bureau. Après avoir discuté du travail, il a osé me poser une question particulièrement personnelle :
- Pourquoi n’êtes-vous pas mariée jusqu’à présent ? Vous êtes dans la trentaine si je ne me trompe pas. Écoutez, c’est très difficile pour une femme de vivre seule ici, je ne comprends pas comment vos familles vous autorisent à vivre loin d’elles. Essayez de vous trouver un mari, cela serait mieux pour vous.
Surprise par ces mots auxquels je ne m’attendais pas, je suis restée silencieuse. L’homme était loin de tout soupçon malintentionné, mais il semblait être quelqu’un qui ne tolérait pas les femmes indépendantes. Cet incident ne m’a pas laissée indifférente, car j’ai compris qu’en tant que femme célibataire et nord-africaine, qui pensait et raisonnait différèrent, mon avenir ne pourrait jamais être ici. Ma manière d’être était incompatible avec ce que je devais faire pour être acceptée. J’ai dû ensuite prendre mes distances pour me préserver de tous préjugés ou de propos mal placés.
C’est ainsi que je me suis mise à écrire pour apaiser ma détresse avant de prendre la décision de retourner définitivement dans mon pays au printemps 2004. Personne n’a compris ma démarche, alors que de nombreux journalistes aspiraient à l’époque à rejoindre Dubaï, Abou Dhabi ou Doha pour améliorer leur situation financière ou faire progresser leur carrière.
Toutefois, cette expérience a représenté une véritable opportunité de confronter et de comparer deux mondes culturels diamétralement opposés. Ce séjour demeure enrichissant, car il m’a ouvert les yeux sur les différences profondes et la singularité de chaque univers.
C’est en 2016 que j’ai pris la décision de passer à l’action et postuler pour un Master en ethnologie et anthropologie sociale en France. Mon objectif était clair : me former et acquérir les outils académiques nécessaires pour entreprendre des recherches sur ma propre communauté.
Ce récit ethnographique sur Aït Hkem Tiddas concrétise enfin un rêve qui m’animait depuis un bon moment.
À suivre…