Extractivisme et Résistance en Afrique du Nord
Par Hamza Hamouchene
L’extractivisme a réaffirmé le rôle des pays d’Afrique du Nord en tant qu’exportateurs de nature et fournisseurs de ressources naturelles, en consolidant leur intégration subordonnée dans l’économie capitaliste mondiale.
L’extractivisme comme mode d’accumulation et d’appropriation en Afrique du Nord s’est structuré sous le colonialisme au XIXe siècle pour répondre aux demandes des centres métropolitains. Ce schéma d’accumulation et d’appropriation repose sur la marchandisation de la nature et la privatisation des ressources naturelles, lesquelles ont entraîné une grave dégradation de l’environnement.
L’accumulation par dépossession a réaffirmé le rôle des pays d’Afrique du Nord en tant qu’exportateurs de nature et fournisseurs de ressources naturelles – telles que le pétrole et le gaz – et de matières premières fortement dépendantes de l’eau et de la terre, comme les produits agricoles. Ce rôle consolide l’insertion subordonnée de l’Afrique du Nord dans l’économie capitaliste mondiale, en maintenant les relations de domination impérialiste et les hiérarchies néocoloniales.
Le caractère néocolonial de l’extractivisme nord-africain reflète la division internationale du travail et celle de la nature. Elle se manifeste dans l’extraction à grande échelle du pétrole et du gaz en Algérie et en Tunisie ; dans l’extraction du phosphate en Tunisie et au Maroc ; dans l’extraction de minerais précieux – argent, or et manganèse- au Maroc ; et dans l’agro-business à forte consommation d’eau ainsi que le tourisme au Maroc et en Tunisie. Cela joue un rôle fondamental dans la crise écologique en Afrique du Nord, qui se manifeste clairement par une dégradation aiguë de l’environnement, l’épuisement des terres et la perte de fertilité des sols, la pauvreté hydrique, la surexploitation des ressources naturelles, la pollution et les maladies, ainsi que par les effets du réchauffement planétaire tels que la désertification, les vagues de chaleur récurrentes, la sécheresse et la montée des eaux. Parallèlement à cette dynamique de dépossession des terres et des ressources, de nouvelles formes de dépendance et de domination se créent.
La (re)- primarisation de l’économie (dépendance accrue à l’égard de l’exportation de produits de base) s’accompagne souvent d’une perte de souveraineté alimentaire, car un système de rentes renforce la dépendance alimentaire en s’appuyant sur les importations alimentaires, comme c’est le cas en Algérie ; et/ou la terre, l’eau et d’autres ressources sont mobilisées de manière croissante au profit des entreprises agroalimentaires exportatrices de cultures commerciales comme en Tunisie et au Maroc. L’extractivisme s’enlise dans de graves tensions, ce qui génère protestations et résistances. Ce rapport décrit certaines de ces tensions et luttes en analysant le travail des militants de base, y compris la participation à des conférences régionales alternatives et à des « Caravanes de solidarité internationale » où des représentants d’organisations de base, de mouvements sociaux et de communautés paysannes se sont rencontrés et se sont rendus ensemble sur des sites d’injustice socioenvironnementale. Ces espaces et moments de rencontre leur ont aussi permis d’élaborer des stratégies communes et de solidarité envers leurs luttes respectives. Les travailleurs pauvres et les chômeurs ruraux d’Afrique du Nord sont les plus touchés par la crise multidimensionnelle.
Composés de petits agriculteurs, d’ouvrier(e)s ruraux/rurales quasiment sans terre, de pêcheurs et de chômeurs, les mouvements qui émergent dans les cinq études de cas présentées ici résistent au pillage de leurs ressources souterraines, à la spoliation de leurs terres, à la destruction envahissante de l’environnement et à la perte de leurs moyens de subsistance. Le présent rapport pose les questions suivantes : doit-on considérer ces protestations, soulèvements et mouvements comme principalement environnementaux, ou s’agit-il de protestations fondamentalement anti-systémiques – anticapitalistes, anti-impérialistes, décoloniales et anti-hégémoniques ? S’agit-il d’épisodes circonstanciels de résistance ou s’agit-il plutôt du plus récent développement dans la trajectoire historique de la lutte de classes contre la dernière offensive capitaliste en Afrique du Nord ? L’article présente une évaluation de la nature de ces mouvements, aux prises avec multiples tensions et contradictions;
Extractivisme, accumulation primitive et impérialisme
L’oasis de Gabès en Tunisie a été ravagée par une usine chimique de phosphate qui pille et pollue les ressources en eau.
L’extractivisme fait référence aux activités de surexploitation des ressources naturelles destinées en particulier à l’exportation vers les marchés mondiaux. En tant que tel, il ne se limite pas aux minéraux et au pétrole : il s’étend aux activités productives qui surexploitent la terre, l’eau et la biodiversité, comme l’agro-business, la sylviculture intensive, l’élevage industriel des poissons et le tourisme de masse. Quant à ce dernier, les terrains de golf de luxe dans les régions arides et semi-arides du Maroc prouvent la validité de la critique de Fanon sur le tourisme : cette industrie fondamentalement néocoloniale transforme les élites nationales en « organisateurs de fêtes » pour leurs collègues occidentaux au milieu d’une pauvreté écrasante.Alberto Acosta définit l’extractivisme comme « une activité dont les coûts sociaux et environnementaux ne sont pas inclus dans les prix des produits. Ceux-ci sont externalisés et portés par une société sans droits démocratiques dans un monde entrepreneurial transnational ».
In Salah en Algérie est l’une des villes gazières les plus riches du continent africain, mais son infrastructure est très pauvre.
L’économiste environnemental K. William Kapp va encore plus loin en affirmant que le capitalisme lui-même est « une économie de coûts non payés ». A titre d’exemple, In Salah en Algérie est l’une des villes gazières les plus riches du continent africain, mais son infrastructure est très pauvre. Le seul hôpital de la ville est surnommé par ses habitants « l’hôpital de la mort ». L’oasis de Gabès en Tunisie a été ravagée par une usine chimique de phosphate qui pille et pollue les ressources en eau. Ces deux exemples exposent le « paradoxe de l’abondance » : pauvreté, chômage, déchets toxiques, torchères, poisons déversés et pillage des ressources abondent dans des zones riches en ressources naturelles, qui sont attribuées et exploitées dans un contexte de relations néocoloniales et impérialistes. L’extractivisme agricole en Afrique du Nord est particulièrement dommageable pour les ressources hydriques. Dans les régions arides comme le Sahara, l’agro-business de monoculture à forte consommation d’eau et consacrée à l’exportation, épuise les eaux souterraines précieuses et non-renouvelables.
« Je pense que les colons étaient plus cléments que les Tunisiens qui nous gouvernent »
Ghassen, un jeune chômeur du bassin minier de Gafsa
En outre, la conversion des terres agricoles destinées à la production alimentaire à celle de production d’énergie (agro-carburants) et de fleurs pour les cosmétiques européens (Jojoba en Tunisie), est une exportation virtuelle des ressources en eau. Au Maroc, le plan agricole du pays pour la période 2008- 2020 dénommé Plan Maroc Vert 2008 et soutenu par la Banque mondiale, vise à quintupler la valeur des cultures destinées à l’exportation en réaffectant des terres destinées à la production de céréales de base, en favorisant les investissements privés dans l’agriculture, et en supprimant les contraintes qui font obstacle aux droits privés à la propriété. De même, le secteur de la pêche traditionnelle et artisanale a été confronté à une offensive de la pêche industrielle qui menace la biodiversité et les ressources halieutiques. Or, les plans néolibéraux tels que Halieutis et les accords de pêche avec l’Union européenne (UE), qui permettent aux grands bateaux européens de s’adonner à la surpêche dans les eaux marocaines aux dépens des petits pêcheurs, entérinent ce type d’offensive.
L’extractivisme est largement incompatible avec la justice sociale en raison de ses conséquences sociales et environnementales désastreuses. Elle crée ce que Naomi Klein appelle des « zones de sacrifice », des zones ravagées de façon disproportionnée par l’extraction et la transformation, habitées par des personnes dont les corps, la santé, la terre et l’eau sont sacrifiés pour maintenir l’accumulation du capital.Cela va de pair avec le caractère racial du capitalisme.Les cinq cas présentés ci-dessous illustrent des schémas plus larges d’accumulation primitive dans le Sud global, où l’accumulation par dépossession prend la forme brutale de l’extraction et du pillage des ressources naturelles, ainsi que de la dégradation des environnements et des écosystèmes par la privatisation et la marchandisation des terres et des eaux. Cette tendance s’est intensifiée au cours des dernières décennies, à la suite de la restructuration néolibérale de l’économie et de l’infiltration du capital transnational, y compris de type extractif.
« Nous sommes traités comme si nous étions colonisés, sinon pire »
Sofiane, un autre militant au chômage du mouvement Mafrat à Tamanrasset, en Algérie
« L’accumulation par dépossession » est intrinsèquement liée au rôle central de l’impérialisme et du colonialisme dans le processus du développement capitaliste. Dans les régions évoquées ici, l’agriculture capitaliste a été introduite au XIXe siècle, de même que les industries minières, comme dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie où le phosphate a été découvert en 1883 et où l’exploitation pétrolière en Algérie a débuté dès 1894. Le but de l’impérialisme est « l’accès au pillage (des ressources extraites), à la terre et au travail, et la mobilisation du développement capitaliste de ces ressources pour un profit privé ».
En outre, le concept « d’accumulation par dépossession » ne peut masquer la structure centre-périphérie de l’impérialisme. Selon la théorie de la dépendance, la domination impérialiste qui continue, la surexploitation, les relations commerciales inégales, bloquent le développement industriel dans le Sud, emprisonnant ces pays dans un état de sous-développement permanent. Pour Amin, le capitalisme est intrinsèquement impérialiste et les nations du Sud global, bien qu’officiellement indépendantes, sont des néo-colonies restées politiquement et économiquement soumises à l’emprise des anciennes puissances coloniales. Ghassen, un jeune chômeur du bassin minier de Gafsa, exprime son indignation face à cette situation « Je pense que les colons étaient plus cléments que les Tunisiens qui nous gouvernent ». Sofiane, un autre militant au chômage du mouvement Mafrat à Tamanrasset, en Algérie, partage ce sentiment : « nous sommes traités comme si nous étions colonisés, sinon pire ». Ici, le néocolonialisme interagit avec le colonialisme interne, facilité par un modèle de développement extractiviste qui spolie les populations et leur fait de surcroît subir les désastres socio-environnementaux qu’il entraîne.
L’économie politique de l’extractivisme dans la région du Maghreb/Afrique du Nord
Le Maghreb joue un rôle géostratégique dans le secteur de l’extraction, du fait de la richesse de son sol et de sa proximité avec l’Europe. L’Algérie est ainsi le troisième fournisseur de gaz de l’Europe, tandis que le Maroc et la Tunisie sont des acteurs majeurs dans la production de phosphates utilisés comme engrais agricoles et nourrissant le capitalisme agraire mondial. Ces deux pays exportent en outre des quantités considérables de produits agricoles vers l’Europe. Cette importance stratégique se reflète dans les tentatives du Nord de contrôler ces ressources par des pressions politiques, militaires et économiques. En attestent les accords de « libre-échange », tels que les négociations en cours sur les Accords de libre-échange complets et approfondis (ALECA) avec la Tunisie et le Maroc.
Cette (re)-primarisation des économies des pays du Maghreb et le renforcement de l’extractivisme sont caractéristiques de l’économie politique du développement dans la région et dans les périphéries en général. Trois décennies de réformes néolibérales et de programmes d’ajustements structurels ont forcé le transfert des ressources publiques au secteur privé par la dépossession des populations rurales et marginalisées, facilitée par les classes dirigeantes compradores dans l’État périphérique. L’incursion du capital transnational dans les industries extractives du Maghreb est indéniable. Les multinationales sont présentes et fortement impliquées dans les trois pays (Algérie, Maroc et Tunisie), avec quelques différences entre elles. Alors que les multinationales ont une présence importante dans le secteur algérien des hydrocarbures, la compagnie nationale de pétrole et de gaz naturel, Sonatrach reste majoritaire, détenant environ 80% de la production totale des hydrocarbures.
Ces trois pays ont ouvert la voie à la fracturation hydraulique (fracking) et au forage en mer et offrent des avantages substantiels aux investisseurs privés
Le secteur a connu une libéralisation progressive depuis les années 1990, à l’heure d’une guerre contre les civils, qui a facilité la signature de contrats lucratifs avec des entreprises comme BP et Total pendant trente ans. La re-primatisation de l’économie algérienne a débuté dans les années 1980, les hydrocarbures représentant actuellement environ 97 % des exportations et plus de 60 % du PIB. Sonatrach détient légalement une participation majoritaire dans tous les projets pétroliers et gaziers en Algérie.
Cependant, plusieurs tentatives ont été faites au cours des deux dernières décennies pour ouvrir et libéraliser davantage le secteur des hydrocarbures en s’attaquant à la règle des 51-49% de propriété qui représente le minimum absolu du nationalisme sur les ressources. Par contre, en Tunisie, les entreprises transnationales peuvent détenir jusqu’à 100% des concessions pétrolières et gazières. Shell, le plus grand producteur gazier du pays (après avoir racheté British Gas en 2016), fournissant environ 60% de la production nationale de gaz par l’exploitation des sites de Miskar et d’Hasrubal, détient la totalité des parts du gisement de gaz de Miskar, le plus productif du pays, et revend le gaz à la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (STEG) au prix du marché international et en devise forte.
Toutefois, contrairement à ce qui se passe en Amérique du Sud, le capital extractif transnational joue un rôle marginal (voire nul) dans le secteur minier, où le capital national (privé et public) prédomine. Parmi les principaux acteurs figurent : deux sociétés publiques contrôlant le secteur des phosphates en Tunisie (CPG) et au Maroc (OCP), et Managem (filiale de la holding de la famille royale marocaine SNI qui monopolise le secteur minier au Maroc). Le capital marocain (y compris le capital extractif) s’est étendu au-delà des frontières nationales vers d’autres marchés africains. Ce processus d’internationalisation est passé par un processus de concentration et de centralisation de la richesse entre les mains des grands groupes capitalistes, à la suite de la restructuration néolibérale dictée par la Banque mondiale et le FMI après la crise de la dette dans les années 1980. Managem développe des projets miniers au Soudan, au Gabon, en Éthiopie, en République démocratique du Congo (RDC) et au Burkina Faso. En RDC, elle a conclu un partenariat avec le groupe chinois Wanbao Mining pour l’exploitation de Kalukundi, une importante concession de cuivre. De même, le géant marocain du phosphate OCP est en train de conquérir le continent africain en ouvrant 14 filiales. Dans le secteur agro-industriel, certains groupes industriels tels que l’algérien Cevital et le marocain Sefrioui participent à des expropriations de terres dans d’autres pays africains. Les pays d’Afrique du Nord n’ont pas été à l’avant-garde de la résistance contre le fondamentalisme du libre marché comme l’ont été, par exemple, le Vénézuéla, la Bolivie et l’Équateur.
Aucun de ces régimes n’a pu échapper au piège du « nouvel extractivisme ».
Ces trois derniers pays représentent une forme plus étatiste d’ « extractivisme progressiste », également compris comme du développementalisme post-néolibéral. Cependant, aucun de ces régimes n’a pu échapper au piège du « nouvel extractivisme », qui consiste à dépendre sérieusement des investissements directs à l’étranger (IDE), à faire entrer les capitaux étrangers et à traiter avec les agents du capital extractif. L’Algérie peut être considérée comme un précurseur à cet égard puisque son projet de développement progressiste et inclusif dans les années 70 était fortement dépendant des exportations d’hydrocarbures, ce qui a facilité son démantèlement et a mis un terme à son projet de déconnexion du système capitaliste-impérialiste lorsque les prix pétroliers se sont effondrés. À l’ère de l’hégémonie néolibérale qui a suivi, cela a ouvert la voie à une forme prédatrice d’extractivisme où diverses fractions compradores de la classe dirigeante ont commencé à se disputer les rentes du pétrole et du gaz, accroissant ainsi les niveaux d’exploitation, de destruction sociale et de dégradation environnementale.
Les États d’Afrique du Nord facilitent l’entrée et le fonctionnement du capital extractif transnational en adoptant des lois favorables aux industries extractives.
Les États d’Afrique du Nord facilitent l’entrée et le fonctionnement du capital extractif transnational en adoptant des lois favorables aux industries extractives. Ils construisent des économies extractivistes néolibérales qui dépendent de l’exportation de matières premières, y compris de produits agricoles, au profit du capital privé. Ces trois pays ont ouvert la voie à la fracturation hydraulique (fracking) et au forage en mer et offrent des avantages substantiels aux investisseurs privés. Cependant, si la Tunisie et le Maroc, plus proches des cas mexicain et colombien, avec une intégration relativement avancée dans l’économie mondiale, sont strictement néolibéraux dans leur approche du capital extractif et du développement national, il existe encore une ambiguïté sur le cas algérien, que l’on peut mieux décrire comme du « néolibéralisme avec intervention étatique » au service du capital, pour reprendre les mots de Jan Lust sur le Pérou.En Algérie, l’Etat est enclin à servir les intérêts du capital extractif transnational par le biais de plusieurs concessions faites à des multinationales ; en même temps, il entreprend des dépenses publiques importantes dans les infrastructures et l’agriculture, cependant dans un cadre de corruption endémique.
A suivre…
*H. Hamouchene est un chercheur-activiste algérien basé à Londres, commentateur et membre fondateur de l’Algérie Solidarity Campaign (ASC) et Environmental Justice North Africa (EJNA).
*Le Transnational Institute (TNI) est un institut de recherche et de plaidoyer international engagé pour la construction d’une planète juste, démocratique et durable. Depuis plus de 40 ans, TNI est un espace de connexion entre mouvements sociaux, universitaires engagés et décideurs politiques. Pour en savoir plus: www.Tni.org * Ce texte est extrait de la publication “Extractivisme et Résistance en Afrique du Nord” publiée par Transnational Institute (TNI) en octobre 2019 et signée par Hamza Hamouchen.
Pour lire la version originale, c’est ici. https://www.tni.org/files/publication-downloads/web_maghreb_fr_21-11-19.pdf
Pour lire les autres publications de H. Hamouchene, voir ici: https://www.tni.org/en/profile/hamza-hamouchene
Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Tribune » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma