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L’extractivisme du phosphate au Maroc et en Tunisie : Khouribga et Gafsa

Par Hamza Hamouchene

La Tunisie et le Maroc comptent parmi les plus grands producteurs mondiaux de phosphate. En 2017, le Maroc (y compris le Sahara Occidental) était le troisième producteur mondial de phosphates, ses réserves représentant plus de 70 % de l’approvisionnement mondial.

Visite de la laverie du phosphate extrait à Redeyef, en avril 2017. Crédit photographique : Nada Trigui

La société publique l’Office Chérifien des Phosphates (OCP) détient le monopole dans le secteur au Maroc.
Khouribga est la plus grande mine de phosphate du Maroc et, bien que le phosphate y ait été découvert en 1923 par les Français,49 la ville n’est pas un centre riche. Elle se divise en deux parties bien distinctes : les quartiers aisés où vivent des ingénieurs et la population nantie, composés de villas et de bâtiments coloniaux qui appartenaient autrefois aux Européens ; un quartier ouvrier, construit sur un terrain vallonné par l’accumulation de déchets de phosphate.

« Non seulement les travailleurs sont exploités et leurs conditions de travail deviennent très précaires, mais nous voyons aussi les jeunes de Khouribga risquer leur vie pour atteindre l’Europe. »

Amina, militante locale.

Khouribga est connu pour les agressions répétées contre les syndicats et la multiplication des entreprises sous-traitantes, symptomatiques de l’exploitation brutale, de la précarisation et de la flexibilisation du travail au Maroc.

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Amina, une militante locale affirme : « Non seulement les travailleurs sont exploités et leurs conditions de travail deviennent très précaires, mais nous voyons aussi les jeunes de Khouribga risquer leur vie pour atteindre l’Europe. » Le paradoxe de l’accumulation et de la dépossession est encore renforcé par le phénomène de la harga (migration sans papiers) vers les pays européens, principalement en Italie. La résistance à cette réalité se présente sous différentes formes : des enfants d’anciens mineurs qui demandent à être engagés par l’OCP, protestations contre les sous-traitants qui imposent des conditions de travail des plus précaires afin de maximiser leurs profits, etc.

Quant à la Tunisie, le phosphate a été découvert à Gafsa par les colons français en 1883. Son exploitation quelques années plus tard, le développement des villes industrielles (Redeyf, Oum Laarayes, Metlaoui et Mdhilla) et la transformation radicale des moyens d’existence de la population, contrainte d’abandonner l’agriculture de subsistance et le nomadisme pour un travail salarié, ont constitué un acte d’accumulation primitive.

Depuis l’époque coloniale, Sfax-Gafsa a été le principal axe d’exploitation du phosphate dans le pays, avec Gafsa comme zone de production et Sfax comme port d’embarquement pour l’Europe. Les quelques années qui ont précédé l’indépendance ont vu la naissance de l’industrie chimique des phosphates avec la création de la première usine du Groupe Chimique Tunisien (GCT) à Sfax. Une autre verra le jour à Gabès en 1972.

Les communautés de ces régions souffrent du modèle de développement extractiviste qui ne se régénère que par le pillage des ressources, la paupérisation et la dégradation de l’environnement, en particulier après la reconversion des mines souterraines en mines à ciel ouvert à la fin des années 1990.

Les résidents locaux sont touchés de façon disproportionnée par les tremblements de terre causés par les explosions des roches à la dynamite. La question la plus cruciale est cependant celle de l’accaparement des ressources en eau car Gafsa est une région semi-aride où l’approvisionnement en eau est souvent coupé pendant des semaines, en particulier en été, ce qui oblige les habitants à acheter des citernes d’eau. La Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) draine plus des trois quarts de la capacité exploitée de 565 litres par seconde de la nappe phréatique d’Oum Laarayes-Redeyef pour procéder à la lixiviation et séparer les minéraux de la substance. Ensuite, l’eau non traitée est déversée directement dans les exploitations agricoles, ce qui entraîne la pollution, la contamination des réservoirs d’eau et la dégradation de la fertilité des sols dans une région pourtant dotée d’un potentiel agricole adéquat.

« Nous voulons des emplois mais ils ne nous écoutent pas. Nous sommes dans cette situation depuis des mois et nous sommes déterminés à nous faire entendre ».

Brahim, un des jeune manifestants.

Ce secteur extractif orienté vers l’exportation ne crée ni richesse ni emploi pour les résidents locaux.

En 2008, des chômeurs ont protesté contre les pratiques d’embauche corrompues dans les mines. La police a encerclé les communautés protestataires dans une occupation semblable à un siège qui a duré six mois.57 Les événements, violemment réprimés par le régime de Ben Ali, sont considérés comme la première étincelle ayant mené à la révolution de 2011.58 Depuis le soulèvement de 2011, plusieurs usines et mines de la région ont été occupées à plusieurs reprises par des jeunes chômeurs, interrompant la production. En mars 2016, la production dans les villes minières d’Oum Laarayes et de Redeyef a été suspendue totalement59 par une occupation de plus de six mois par des jeunes manifestants qui y ont dressé un campement.

Brahim, l’un des jeunes manifestants déclarait : « Nous voulons des emplois mais ils ne nous écoutent pas. Nous sommes dans cette situation depuis des mois et nous sommes déterminés à nous faire entendre ». 

Tewfik, le responsable de l’Association Bassin Minier pour l’Investissement et le Développement à Oum Laarayes, s’adressait aux personnes et organisations participant à la Caravane de solidarité internationale présente dans leur ville en avril 2017 : « Nous réalisons aujourd’hui, six ou sept ans après la révolution, que la tourmente sociale se poursuit comme si rien n’avait changé depuis 2008, comme si la question dans le bassin minier… était essentiellement un train de phosphate partant et revenant sans développement. Aujourd’hui, la CPG pollue l’environnement sans aucun respect pour les gens. L’entreprise doit reconsidérer sa responsabilité en matière de développement et de pollution».

Pour apaiser la jeunesse rebelle locale, les gouvernements successifs de la Tunisie ont embauché des milliers de chômeurs, pensant ainsi acheter leur loyauté par le recrutement dans le secteur public, comme le faisait le régime de Ben Ali. Cela mène souvent à la création d’emplois fictifs, comme cela a été le cas de certaines « entreprises environnementales » qui ont embauché des milliers de jeunes chômeurs sans même leur fournir de travail. De même, le conglomérat minier CPG contrôlé par l’État a embauché quelque 8,000 nouveaux employés, malgré une baisse de ses bénéfices au cours des sept dernières années. En février 2018, 13,500 employés de la CPG touchaient un salaire sans travailler.

Déchets industriels de l’usine de phosphate de Safi jetés directement dans l’océan, décimant les poissons et la vie marine. A l’arrière-plan, on peut voir la centrale thermique au charbon nouvellement construite. Cliché pris en janvier 2016. Crédit photographique : Hamza Hamouchene

Ces manifestations s’avèrent plus efficaces lorsqu’elles visent le capital et les sources de richesse, qu’il s’agisse de la terre ou des ressources naturelles

Toutes les protestations mentionnées plus haut ont eu un impact significatif sur la production. En 2010, la Tunisie était le 5ème exportateur mondial de phosphates ; en 2017, ses exportations étaient réduites de moitié, la plaçant au 11ème rang, du fait des arrêts récurrents de la production.

Une plage à Gabes où pêchent les locaux, malgré les activités de l’usine voisine, aux conséquences désastreuses sur le rendement de la pêche et sur la biodiversité. Crédit photographique : Hamza Hamouchene.

Comme l’a souligné Ben Khelifa lors de l’analyse d’un autre soulèvement de jeunes chômeurs dans la région pétrolière de Tataouine, dans le sud de la Tunisie, entre avril et juin 2017, ces manifestations s’avèrent plus efficaces lorsqu’elles visent le capital et les sources de richesse, qu’il s’agisse de la terre ou des ressources naturelles. Les jeunes chômeurs de Tataouine l’ont fait en paralysant la production pétrolière, ce à quoi l’Etat a réagi par une violente répression avant de régler le conflit en distribuant des centaines d’emplois. En mai 2017, le président tunisien Essebsi a annoncé qu’il ne tolérerait plus de blocus dans les centres économiques et ferait désormais intervenir l’armée. En novembre 2017, les sites de production stratégiques étaient déclarés zones militaires, permettant aux militaires de les protéger des mouvements sociaux et autres perturbations par l’usage de la force. L’intervention de l’État était nécessaire pour maintenir un accès sans entrave aux ressources dont les marchés mondiaux ont besoin.

A suivre …

*H. Hamouchene est un chercheur-activiste algérien basé à Londres, commentateur et membre fondateur de l’Algérie Solidarity Campaign (ASC) et Environmental Justice North Africa (EJNA).

*Le Transnational Institute (TNI) est un institut de recherche et de plaidoyer international engagé pour la construction d’une planète juste, démocratique et durable. Depuis plus de 40 ans, TNI est un espace de connexion entre mouvements sociaux, universitaires engagés et décideurs politiques. Pour en savoir plus: www.Tni.org 

Ce texte est extrait de la publication “Extractivisme et Résistance en Afrique du Nord” publiée par Transnational Institute (TNI) en octobre 2019 et signée par Hamza Hamouchen. Pour lire la version originale, c’est ici. https://www.tni.org/files/publication-downloads/web_maghreb_fr_21-11-19.pdf 

Pour lire les autres publications de H. Hamouchene, voir ici: https://www.tni.org/en/profile/hamza-hamouchene

Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Tribune » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma.

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