Mariages de mineures encore en 2023 : une défaillance de la Moudawana
Par Zoubida Reghay
L’enquête nationale réalisée en 2019 par le Haut-commissariat au Plan a fait ressortir que 82,6 % des femmes âgées de 15 à 74 ans, soit près de 10 millions, ont subi au moins un acte de violence, toutes formes confondues, durant leur vie. En 2009, elles étaient 62,8 %, soit 6 millions.

Prévalences des violences en contexte domestique
Le type de violence le plus fréquemment subi est la violence psychologique (47,5 %) suivi de la violence sexuelle (13,6 %), physique (12,9 %) et enfin économique (6 %) contre respectivement, selon l’enquête de 2009, 49 %, 13 %, 15 % et 15 %. La violence liée à l’application de la loi relative aux femmes ayant des enfants d’un précédent mariage (35,5 %), et la violence électronique, ou cyberviolence, sont de nouvelles et considérables formes de violence, qui représentent 13,8 %.
C’est dans le contexte conjugal que la prévalence est la plus forte, avec 44,1 % « ces violences se manifestent en priorité dans le contexte domestique, supposé être un espace de sécurité et de protection. », où la prévalence est de 44,1% dans le contexte conjugal et de 15,4% dans le contexte familial. . 15,4 % des violences ont lieu dans le contexte familial. En termes de tranche d’âge, « plus les femmes sont âgées, moins elles sont victimes de la violence fondée sur le genre. ». Les jeunes femmes, âgées de 15 à 19 ans et de 20 à 24 ans, sont les plus exposées aux violences avec des taux respectifs de 70,7 % et de 65,8 %. Selon l’enquête de 2019, la violence à l’égard des femmes est d’abord un phénomène urbain, touchant ainsi 83,1 % des citadines contre 81,6 % des rurales. Il est à souligner que « ni la scolarisation ni l’activité économique ne préservent les femmes contre la violence ». Effectivement, toujours selon l’enquête, 62,7 % des femmes ayant un niveau supérieur sont victimes de violence fondée sur le genre contre 65 % ayant un niveau secondaire (collégial ou secondaire qualifiant) et 49,6 % chez celles d’aucun niveau scolaire. Selon le type d’activité, les femmes actives occupées sont plus exposées à la violence que celles professionnellement inactives, soit respectivement 64,2 % et 54,8 %.
Mais, même si ces chiffres sont alarmants, ils ne reflètent pas la réalité de l’ampleur des violences subies par les femmes. D’après le CNDH, l’ampleur des violences physiques et sexuelles est sous-estimée dans les résultats de l’enquête du HCP : en effet, souvent les femmes ne portent pas plainte auprès des autorités compétentes, en raison de contraintes sociales, par peur de représailles et par pudeur. De plus, les relations sociales de genre font que les femmes apprennent à s’adapter aux exigences de l’espace public pour éviter toute sorte de violences à leur égard.
Autre forme de violence subie par les femmes et les filles : le mariage précoce. Certes, le mariage des mineures est encore répandu dans plusieurs pays, mais au Maroc la situation reste alarmante. Selon une étude du ministère de la Justice et des libertés, le nombre de mariages des mineur.e.s n’a cessé d’augmenter année après année depuis 2004, année d’effectivité du Code de la famille, jusqu’à atteindre un pic en 2011, passant de 18 341 à 39 031 cas, pour commencer à régresser légèrement chaque année, avec 25 514 cas enregistrés en 2018, selon les dernières statistiques officielles disponibles. Cela représente respectivement 7,75 %, 11,99 % et 9,13 % des mariages. Ces mariages sont autorisés par les juges. En 2018, 85 % des demandes d’autorisation de mariage déposées auprès des juges concernaient des mineur.e.s, contre 85,46 % en 2013 et 88,81 % en 2004. Selon la même étude, l’écrasante majorité des autorisations accordées concerne des filles, avec 99,02 % en 2004, 99,79 % en 2013 et 99,46 % en 2018. En 2004, 38 331 demandes ont été déposées pour des filles, contre 379 pour des garçons. En 2013, c’était 43 416 demandes pour des filles contre 92 pour des garçons, et en 2018, 31 931 contre 173. Selon le milieu de résidence, le ministère ne donne parfois des informations que sur les demandes déposées, et non pas sur le nombre d’autorisations accordées. Ces informations montrent que le mariage des mineures a tendance à prendre place plutôt en milieu urbain qu’en milieu rural. Ainsi, 51,79 % des demandes d’autorisation en 2013 ont été déposées en ville, contre 47,50 % en 2004. Selon les statistiques de 2019, « pour les femmes mariées avant 18 ans, 52 % vivent en milieu urbain. Le mariage des mineures est donc un phénomène qui touche aussi bien le milieu urbain que le milieu rural. »
À la lumière de ce bref état des lieux, la situation est préoccupante. Elle est « d’autant plus alarmante, [que] seules les demandes en mariage des enfants et les mariages contractés légalement sont pris en compte par les statistiques du ministère de la Justice. Les mariages informels d’enfants, dits mariages ‘orfi ou “avec la Fatiha”, ou bien les mariages dits par “contrats” passés entre des hommes vivant souvent à l’étranger et des pères peu scrupuleux moyennant des sommes d’argent n’apparaissent pour leur part dans aucune donnée statistique officielle. »
Certes, le Maroc a réalisé des avancées en matière de réformes relatives à la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes en retirant ses réserves sur les articles de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), notamment l’article 16, relatif au mariage et à la vie de famille et en consacrant l’égalité entre les sexes en droits civils dans la Constitution. Toutefois, de nombreuses dispositions du Code de la famille sont discriminatoires envers les femmes, telles que l’article 16, l’article 20 et l’article 21.
Alors que le Maroc est signataire de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CDE) et que son Code de la famille fixe l’âge minimum du mariage à 18 ans, l’article 20 du Code de la famille habilite le juge à autoriser le mariage des mineur.e.s sous certaines condition, sans pour autant préciser un seuil minimum pour la dérogation à l’âge légal.
Un nombre en augmentation
Or, comme mentionné plus haut, entre 2004 et 2018, le nombre des mariages des mineur.e.s n’a cessé d’augmenter. Ces mariages, évidemment, résultent des demandes d’autorisation déposées auprès des juges par le tuteur, et celles concernant des filles mineures y représentaient 99,46 % en 2018. Le nombre de ces autorisations aurait dû diminuer depuis 2004, l’année d’entrée en vigueur du Code de la famille, et pourtant il a connu une augmentation de 99,02 % à 99,79 % entre 2004 et 2013 pour diminuer légèrement à 99,46 % en 2018. Ainsi, au lieu d’être une exception prévue par la loi, cette mesure est presque devenue la règle. Pire encore, ce phénomène qui concernait en majorité le milieu rural, a commencé à s’implanter en milieu urbain. En 2018, 52 % de ces mariages sont enregistrés dans les villes contre 48,21 % en 2013. En plus, la majorité de ces filles ne sont pas d’accord pour se marier précocement, ce qui les qualifie de mariages forcés. En 2014, deux propositions de loi ont été présentées au Parlement par deux groupes parlementaires. Même s’ils étaient issus de la majorité, leurs propositions ont été opposées. Alors que le Parti du progrès et du socialisme (PPS), appuyé par les groupes parlementaires de l’opposition et par la société civile féminine et des droits humains, demande l’abrogation des articles 20 et 21 du Code de la famille et le respect total de son article 19. Pour sa part, le Parti de la justice et du développement (PJD), auquel appartenait la ministre, souhaitait limiter l’âge concerné par les deux articles à 16 et 17 ans. Ajoutons que c’est bien ce ministère qui « constitue le pivot central en matière de protection des enfants et de promotion de leurs droits ».
Ainsi, ces chiffres sont considérables, et pourtant ils restent loin de ce qui existe réellement dans la société marocaine. En fait, en plus des mariages des mineures autorisées par les juges, il ne faut pas oublier les mariages coutumiers qui ne sont pas légalisés ou légalisés plus tard en s’appuyant sur l’article 16 du Code de la famille, qui fait partie des compétences du ministère, encore un domaine où il représente le pivot central.
Étant un dispositif, comme son nom l’indique aussi, de protection des droits de toute la famille, notamment des femmes et des enfants, et comme le mariage coutumier, à la Fatiha, prive l’épouse et les enfants de leurs droits aussi bien juridiques que sociaux et moraux, le Code de la famille protège ces droits à travers son article 16, qui stipule que si le document d’acte de mariage n’a pas pu être officialisé en temps opportun à cause d’empêchements majeurs, le tribunal peut reconnaître ce lien.
Cet article a été instauré en 2004 pour une période transitoire d’effectivité de 5 ans, durée prolongée à 15 ans. Il a été élaboré pour prendre en considération les difficultés et contraintes que connaissent les familles, surtout en milieu rural : enclavement, lourdeur et lenteur des procédures administratives, ce qui demande des va-et-vient qui reviennent chers pour les familles. Mais il a été instrumentalisé par certains hommes et certaines familles pour contourner les articles du Code de la famille relatif à l’âge minimal du mariage (article 19) et les deux articles relatifs à la polygamie (articles 40 et 46).
Selon une étude réalisée en 2013 par l’association Initiatives pour la promotion des droits des femmes (IPDF-Meknès) au niveau des villes de Meknès, Fès et Khénifra, « 25% de l’échantillon des femmes concernées par cette étude et ayant obtenu des verdicts positifs à leurs demandes de reconnaissance du mariage étaient âgées de 10 à 15 ans au début de leur mariage, alors que 46 % des verdicts positifs ont concerné des filles mineures au moment de la conclusion du mariage ». Parmi les lacunes de cet article, le fait qu’il n’exige le certificat de célibat d’aucun des concernés par la demande du mariage, et qu’il n’oblige pas non plus le juge à demander leur situation familiale ni à mener une enquête relative à cette question s’il estime que la situation l’exige.
Cette situation et ses conséquences néfastes sur les femmes -conséquences que le ministère n’ignore certainement pas- n’ont pas empêché ce dernier de prolonger la période d’effectivité de cet article une deuxième fois pour atteindre 15 ans, sans aucune mesure d’accompagnement pour limiter son exploitation. Pourtant, les associations féministes, conscientes de l’ampleur des retombées négatives de cet article sur les femmes et les enfants, avaient mené, avec l’appui de certains groupes parlementaires des partis progressistes, des campagnes de plaidoyer pour son abrogation ou son amendement en vue de lutter contre son instrumentalisation dans le mariage des mineures et de la polygamie.
Par ailleurs, le ministère de la Solidarité, du développement social, de l’égalité et de la famille, en partenariat avec le ministère de la Justice et des libertés, a élaboré une nouvelle loi, la loi n°103.13, relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, qui a été adoptée par le Parlement en février 2018. Cette loi représente certes une avancée dans le chantier des réformes législatives au Maroc et une nouvelle marche dans le processus de protection des femmes et des filles au Maroc contre toutes les formes de violences. Toutefois, elle présente certaines lacunes de forme et de fonds.
D’abord, le processus d’adoption de cette loi a duré dix ans. Entamé en 2008, la loi a finalement été adoptée définitivement, suite aux nombreuses mobilisations des mouvements sociaux pour les droits des femmes depuis 2006, qu’en 2018. Cette longue durée exprime nettement la réserve du ministère à prioriser une question aussi importante que stratégique qu’est la mise en place d’une législation pour lutter contre les violences à l’égard des femmes, quoique ces violences soient qualifiées, selon la déclaration de l’Assemblée générale des Nations Unies de 1993, non seulement de violation des droits humains des femmes, mais aussi de problème de santé publique concernant les femmes et les enfants et, enfin, d’entrave au développement du pays.
Pas de diligence voulue
Dans sa forme, ladite loi ne contient pas de préambule énonçant ses objectifs et les références internationales et nationales relatives aux droits humains des femmes et à la lutte contre les violences à l’égard des femmes.
Sur le fond, la loi ne répond pas aux normes de la lutte contre la violence à l’égard des femmes : elle n’intègre pas le principe de la « diligence voulue » recommandée par les Nations Unies, qui appelle les autorités compétentes à réaliser des enquêtes pour chercher les preuves, à prévenir la violence, à protéger et prendre en charge des victimes et leurs enfants et à sanctionner les auteurs de violence. De même, la loi est pauvre en matière de définition des différentes formes de violences faites aux femmes, ce qui peut constituer des failles juridiques, avec pour conséquence la légitimation ou la justification de certaines formes de violences à l’égard des femmes.
Enfin, les associations féministes contestent d’une part le contenu de cette loi mais aussi leur mise à l’écart dans son processus d’élaboration et de validation. Ces associations considèrent cette mise à l’écart par le ministère comme une violation de leur droit constitutionnel à l’information et à la participation au processus d’élaboration de politiques publiques, mais aussi comme une non-reconnaissance du cumul de leur expérience et de leur expertise en matière de promotion de droits humains des femmes et de lutte contre les violences à leur égard. « Comment expliquer que l’expertise reconnue du mouvement féminin n’aie pas été sollicitée pour l’élaboration de la loi ? Le mouvement féminin a créé de longue date un ensemble de réseaux de centres d’écoute et d’assistance psychologique et juridique pour les femmes victimes de violence », témoigne l’ancienne ministre du Développement social, de la famille et de la solidarité (2007-2011).
Le CNDH, pour sa part, avait émis, en 2016, 41 avis et recommandations sur le projet de loi n°103.13. L’un d’entre eux concernait l’intégration d’un article relatif à l’élaboration d’un Plan national de prévention de la violence à l’égard des femmes dans un délai ne dépassant pas une année après l’entrée en vigueur de la loi. Le Conseil, qualifiant le mariage forcé et la polygamie de pratiques préjudiciables, selon la définition du comité de la CEDEF et le comité du CDE, a aussi recommandé la garantie de la mise en œuvre stricte de l’âge minimum au mariage à 18 ans, l’abolition de l’autorisation du mariage polygame et des sanctions à l’encontre des tuteurs et des époux adultes et polygames en cas de non-respect de la loi.
Zoubida Reghay est docteure en politiques publiques égalitaires et experte en développement durable, local et égalitaire ainsi qu’en coopération internationale. Depuis plus de vingt ans, elle pilote des programmes de lutte contre la pauvreté, d’intégration économique des femmes, d’insertion des jeunes dans la vie active et d’instauration de la culture des droits humains.
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