L’ICMPD et les risques pour les migrations au Maroc
Par Abdelkrim Belguendouz
Abdelkrim Belguendouz, chercheur en migration lance dans cette réflexion une alerte sur les risques de l’arrivée d’un opérateur européen en migration au Maroc nommé l’ICMPD. Partie 2.
Abdelkrim Belguendouz, chercheur en migration, propose dans cette étude-réflexion une alerte citoyenne. Arguments à l’appui, elle attire de manière pressante l’attention sur les conséquences négatives possibles de la prochaine implantation à Rabat d’un siège du Centre international pour le développement des politiques migratoires ( ICMPD en anglais ). Pour l’universitaire, il existe de « gros risques, voire dangers encourus », par le Maroc et ses politiques migratoires multidimensionnelles ».
L’alerte, qui est ouverte au débat et à la discussion, fournit aussi des pistes alternatives d’action qu’il s’agit de prendre en compte. Elle sera publiée en cinq parties par Enass.
La coopération internationale en la matière est indispensable, la question touchant plusieurs pays à la fois.
[…] Bien entendu, aucun pays ne peut résoudre tout seul et de manière unilatérale la question migratoire. La coopération internationale en la matière est indispensable, la question touchant plusieurs pays à la fois. Mais cette coopération doit répondre à certains critères et conditions pour qu’elle ne porte préjudice ni aux migrants eux-mêmes et aux demandeurs d’asile, ni à un pays comme le Maroc au niveau de la doctrine migratoire qu’il se donne, de ses propres intérêts nationaux et stratégiques, la migration internationale constituant notamment un fait structurel sociétal majeur et un enjeu géostratégique et géopolitique pour le Maroc.
Plusieurs remarques critiques seront développées ci-après, qui renvoient à autant de risques encourus par le Maroc du fait de l’adoption parlementaire en marche de la loi 59-22 ( il reste le passage à la Chambre des conseillers), permettant à l’ICMPD d’ouvrir une représentation permanente au Maroc et d’agir comme il l’entend en son domaine, ayant pratiquement carte blanche selon l’accord conclu avec le ministère marocain des Affaires étrangères, de la coopération africaine et des Marocains résidant à l’étranger.
Une sécurisation des politiques migratoires du Maroc
Si dans le domaine migratoire, la démarche de l’ICMPD est foncièrement sécuritaire comme nous venons de le voir (priorité au contrôle frontalier, au containment, au retour, à la réadmission…), l’approche du Maroc se veut officiellement beaucoup plus équilibrée, prenant en considération également les aspects développement, droits de l’Homme et respect du droit international en matière de migration et d’asile.
Le risque d’orienter le pays vers des approches foncièrement sécuritaires, d’abord pour les politiques migratoires marocaines.
De ce fait, en effectuant et en propageant un certain nombre de normes et de pratiques selon les standards de l’UE, qui correspondent notamment à des dispositifs de contrôle frontalier, à associer migration et sécurité, ce centre risque, par ses diverses activités et en préparant le terrain mentalement et intellectuellement à travers notamment la recherche, les «dialogues » régionaux, le renforcement des capacités et les conseils prodigués, de faire courir au Maroc un gros risque.
Celui d’orienter le pays vers des approches foncièrement sécuritaires, d’abord pour les politiques migratoires marocaines à l’échelle interne (Marocains résidant à l’étranger (MRE) et immigration étrangère au Maroc et asile ). Ensuite à l’échelle régionale en Afrique ( le Maroc étant considéré comme le pivot et sa porte d’entrée ) et plus que tout dans les relations du Maroc avec l’UE, à la lumière du projet de nouveau pacte européen sur la migration et l’asile, dont un des objectifs principaux est de maintenir à distance et de contenir à domicile les «sudistes », principalement les Africains. Ceci encore une fois, en orientant la réflexion et l’action vers le rôle à jouer par le Maroc en tant que cul-de-sac de l’Afrique et impasse pour tous les migrants, que sous-traitant de la gestion des migrations, gardien des frontières de l’UE, suivant la politique d’externalisation des frontières.
On doit au ministre fédéral autrichien de l’intérieur de l’époque, Karl Nehammer ( actuellement chancelier fédéral autrichien, qui a entrepris une visite officielle au Maroc fin février 2023), une définition très expressive et pédagogique de cette dernière notion, lors d’une conférence de presse à Vienne en juin 2020, organisée conjointement avec le directeur général de l’ICMPD, Michael Spindelegger, à l’occasion du lancement de la 3e édition du Programme de gestion intégrée des frontières en Tunisie (IBM Tunisie III) : «La frontière tunisienne est aussi une frontière autrichienne lorsqu’il s’agit de prévenir les migrations irrégulières et illégales».
La priorité des programmes migratoires européens mis en œuvre par le Centre est avant tout l’externalisation des frontières, destinée à protéger leurs frontières et à lutter contre l’immigration.
Relevons ici que l’ICMPD s’est implanté en Tunisie dès 2015, date à laquelle il a ouvert à Tunis une représentation permanente. Depuis, il a considérablement élargi son champ d’activité dans ce pays.
Dans une analyse consacrée aux projets mis en œuvre par l’ICMPD, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), estime que sous couvert de coopération mutuelle, d’équilibre, de convergences d’intérêts et de «promotion de la mobilité», la priorité des programmes migratoires européens mis en œuvre par le Centre est avant tout l’externalisation des frontières, destinée à protéger leurs frontières et à lutter contre l’immigration clandestine ou irrégulière en limitant l’arrivée de migrants sur son territoire :
En Tunisie, le Centre incite les autorités tunisiennes à restreindre la libre circulation des personnes.
«Déguisés en projets qui servent les intérêts de la Tunisie et renforcent la «sécurité des frontières », ces projets visent en fait à faire de la Tunisie un chien de garde clé du régime européen des frontières et une véritable forteresse, car ils incitent les autorités tunisiennes à restreindre la libre circulation des personnes et à maintenir les gens en mouvement loin des côtes européennes».
Dans le même esprit, le risque est encouru pour la signature par le Maroc d’un accord communautaire de réadmission avec l’UE (même si le Maroc a résisté pratiquement depuis le début de ce siècle ), la conclusion d’un accord de travail entre le Maroc et deux agences sécuritaires de l’UE : Europol d’une part dont le siège social est à La Haye ( Pays-Bas), Frontex d’autre part ou Agence européenne de garde-frontières et de garde cotes basée à Varsovie. Autant d’actions, ajoutées à l’impulsion par l’ICMPD, en « partenariat » avec le Maroc, de politiques migratoires sécuritaires en Afrique, contribuant à des ingérences manifestes dans les choix internes de politiques migratoires du Maroc et compromettant sa politique extérieure avec les pays africains se trouvant face à une nouvelle démarcation et à des pratiques sécuritaires.
Atteinte aux intérêts géo-stratégiques du Maroc
L’Union européenne compte sur les relations entretenues par le Maroc avec les pays africains subsahariens pour faire appliquer à ces pays sa politique d’externalisation. A titre d’exemple significatif récent, lors des entretiens qui ont eu lieu à Rabat, début mars 2023, le commissaire européen à la politique de voisinage et à l’élargissement et le ministre marocain de l’intérieur, essentiellement sur la question migratoire, «les deux parties ont souligné leur volonté de dynamiser la coopération triangulaire ( Maroc/UE/Afrique), dans le cadre de la responsabilité partagée entre tous les partenaires».
Sur le même plan, dans une intervention à Marrakech fin juin 2023, Julien Simon, chef de la région méditerranéenne et chef de bureau régional à l’ICMPD, tout en qualifiant d’ «indéniables » les compétences marocaines dans le domaine migratoire, a estimé que «le Maroc est mieux outillé pour s’inscrire dans un effort opérationnel et se projeter le long des routes migratoires, ensemble avec les partenaires européens afin de déployer ses compétences dans le cadre de la coopération avec les pays le long de ces routes migratoires».
Pour les responsables européens, cette responsabilisation du Maroc serait profitable d’abord au Royaume. Voilà pourquoi, pour atteindre ses objectifs, l’UE utilise l’argument de la peur et de la déstabilisation politique, économique et sociale du Maroc qui serait perturbé par l’immigration irrégulière des Africains subsahariens. Dans cette lignée, lors de sa visite à Rabat, début décembre 2020, Olivier Varhelyi, commissaire européen chargé du voisinage et de l’élargissement déclarait : « Le Maroc est un partenaire crédible et sensible à notre problème, la migration, et nous voudrions aider le Maroc à gérer cette situation avec nous parce qu’elle ( la migration ) peut déstabiliser le Maroc, en créant des problèmes de sécurité et des problèmes économiques, donc nous pouvons faciliter et atteindre une solution à ce problème» ( 1er décembre 2020, service de presse de l’UE).
De même, le 10 mars 2022, le commissaire européen chargé du voisinage et de l’élargissement, appuyait depuis Rabat, les jalons de cette coopération renforcée entre l’UE et le Maroc : « Nous sommes très reconnaissants du travail dur et persistant réalisé par le Maroc et qui doit se poursuivre. Et nous sommes prêts à contribuer de notre part pour faciliter ce travail parce que nous sommes convaincus que l’immigration irrégulière est une source d’instabilité et de vulnérabilité pour la région», avait-il assuré au chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita.
Dès lors, cette fonction assignée au Maroc notamment par des dirigeants de l’UE ainsi que des responsables de l’ICMPD et cette pratique, participent à donner du Maroc l’image d’un simple supplétif de l’Europe en Afrique, enfermant et étouffant les africains subsahariens comme les africains du Nord, dont surtout ses propres ressortissants. En particulier, dans le cadre du Plan d’action de l’UE relatif aux routes migratoires de la Méditerranée occidentale et de l’Atlantique, présenté par la Commission européenne le 5 juin 2023 qui concerne le Maroc. Or ceci est antinomique et en totale contradiction avec la Politique migratoire d’immigration et d’Asile du Maroc (PNIA) qui ne peut être qu’en rupture avec la politique sécuritaire prônée par l’Union européenne. Celle-ci est en effet diamétralement à l’opposé des choix stratégiques de l’Etat marocain, comme vient d’ailleurs de le rappeler tout dernièrement de manière pertinente à Rome, le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita, à l’occasion d’une conférence internationale sur les migrations, organisée par la cheffe du gouvernement italien et où celle-ci a été «taclée » (voir Enass.ma).
Ainsi en est-il du message royal du 16 février 2022 au 6e Sommet UE-UA à Bruxelles, qui a plaidé dans le domaine migratoire pour «substituer au tout sécuritaire, le continuum mobilité développement ». Rappelons aussi le Rapport de SM Mohammed VI, Roi du Maroc en tant que Leader sur la question migratoire « sur le suivi de l’opérationnalisation de l’Observatoire africain des migrations au Maroc », présenté à la 35e session ordinaire des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union africaine ( Addis Abeba, 5-6 février 2022), où il est dit : « L’objectif (est) d’optimiser et d’organiser la migration au lieu de la combattre». Et d’ajouter : « La gouvernance de la migration ne doit pas répondre à une question d’urgence. Elle doit être appréhendée avec une approche de responsabilité et de solidarité, qui se départit du tout sécuritaire».
Mohammed VI : «La question migratoire n’est pas et ne devrait pas devenir une question sécuritaire»
Revenons également au message royal du 10 décembre 2018 adressé à la Conférence intergouvernementale sur la migration à Marrakech : «La question migratoire n’est pas et ne devrait pas devenir une question sécuritaire», le Maroc considérant en quelque sorte que le tout sécuritaire en matière de gestion et de politique migratoire est une démarche inappropriée et inacceptable.
De manière plus concrète, la Nouvelle politique migratoire du Maroc ( NPMM) lancée solennellement à l’automne 2013, ne peut être qu’en rupture avec la politique sécuritaire prônée par l’UE. Suivre cette dernière entraînerait une nuisance extrême à la relation du Maroc avec l’espace africain, le pays étant très attaché à sa vocation africaine, ayant actuellement une relation sans précédent avec le continent. Ce serait une atteinte aux intérêts géostratégiques du Maroc en Afrique et au dossier prioritaire à l’échelle nationale de l’intégrité territoriale du Maroc s’agissant des provinces sahariennes récupérées. De même que cela compromettrait encore plus à l’entrée du Maroc à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest ( Cédéao).
L’UE lorgne l’Observatoire africain des migrations
L’ICMPD lorgne également sur l’Observatoire Africain des Migrations, inauguré à Rabat en décembre 2020, en proposant des financements, pour l’orienter vers les objectifs propres à l’Union européenne, en faisant perdre à l’Union Africaine, le gain de la création de cette institution panafricaine sur une base afro-centrée, celle des propositions émises par l’Agenda africain des migrations élaboré au plus haut niveau de l’Etat marocain, dans le cadre du Leadership au niveau de l’Union africaine, assuré par Sa Majesté le Roi Mohammed VI dans le domaine des migrations.
Rappelons ici que la Commission européenne avait déjà proposé la création de réseaux des observatoires de la migration, dont l’objectif est de collecter, analyser et diffuser les données relatives aux flux migratoires entre les pays d’Afrique et l’Europe. Ces réseaux pourraient être mis en place au niveau régional et il est à craindre que l’Union européenne avec l’appui d’organisations internationales s’occupant du domaine migratoire comme c’est le cas de l’ICMPD, présent désormais à très courte échéance de manière permanente à Rabat, y imprime sa marque sécuritaire et l’instrumentalise dans cet esprit, dictant et façonnant sa politique migratoire vis à vis du Maroc et de l’Afrique.
Toujours est-il que la vigilance politique et intellectuelle s’impose au niveau de cette fonction sécuritaire précise, d’autant plus que le plan d’action de Rabat de la Conférence ministérielle euro-africaine sur la migration et le développement ( 10 au 11 juillet 2006), stipule notamment au niveau du cadre et suivi institutionnel, la nécessité du « soutien à la création d’un observatoire euro-africain de la migration en vue de permettre une meilleure connaissance et une meilleure régulation des flux migratoires, et de répondre au mieux aux défis de la gestion des flux migratoires irréguliers et de la lutte contre les différents trafics associés à la problématique migratoire ».
L’enjeu est le suivant, chez l’Union européenne, le nexus migration-sécurité est prédominant au niveau de ses politiques migratoires, les migrations étant envisagées non pas comme une interdépendance positive entre les deux continents, en termes d’atouts et d’opportunités, mais comme une interdépendance négative en termes de risques, voir même de dangers et de menaces. Par contre, dans l’Agenda africain des migrations présenté par le Souverain à l’UA et adopté par les chefs d’Etat africains fin janvier 2018, le nexus migration-développement est au cœur des préoccupations de l’Union africaine, faisant de la migration un potentiel de développement majeur, «un levier de co-développement, un pilier de la coopération Sud-Sud et un vecteur de solidarité ».
À suivre : Politiques migratoire au Maroc : Dépendance et pensée unique
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