Tribunes

Politiques migratoire au Maroc : Dépendance et pensée unique

Par Abdelkrim Belguendouz

Abdelkrim Belguendouz, chercheur en migration lance dans cette réflexion une alerte sur les risques de l’arrivée d’un opérateur européen en migration au Maroc nommé l’ICMPD. Partie 3.

Abdelkrim Belguendouz, chercheur en migration, propose dans cette étude-réflexion une alerte citoyenne. Arguments à l’appui, elle attire de manière pressante l’attention sur les conséquences négatives possibles de la prochaine implantation à Rabat d’un siège du Centre international pour le développement des politiques migratoires ( ICMPD en anglais ). Pour l’universitaire, il existe de « gros risques, voire dangers encourus », par le Maroc et ses politiques migratoires multidimensionnelles ».
L’alerte, qui est ouverte au débat et à la discussion, fournit aussi des pistes alternatives d’action qu’il s’agit de prendre en compte. Elle sera publiée en cinq parties par Enass.

[…] Concurrençant même l’Organisation Internationale des Migrations ( OIM), disposant depuis 2007 d’un siège à Rabat et devenue entre temps agence technique onusienne, qui a dû de manière encore balbutiante il est vrai, réorienter en conséquence sa démarche également sécuritaire, l’ICMPD sera soumis à travers l’implantation d’un siège à Rabat, à une tentation forte. Celle de s’accaparer la majorité, sinon de la totalité des études et projets au Maroc relatifs au champ migratoire dans ses deux volets : immigration étrangère au Maroc ainsi que l’asile  et communauté marocaine à l’étranger, en les orientant beaucoup plus selon les propres intérêts de l’Union européenne. Sans oublier la politique migratoire du Maroc à l’échelle régionale en Afrique.

Vers la pensée unique ?

Ceci pourra concerner des pans entiers des politiques migratoires du Maroc, si ce n’est de l’intégralité de ces politiques. De la conception à la mise en œuvre, en passant par la coordination, le centre agissant en prescripteur de normes propres à l’Union européenne. 

Ce rôle sera prépondérant dans la mesure où la recherche au Maroc sur les migrations internationales, n’est pas du tout encouragée par les pouvoirs publics marocains, voire même qu’elle est institutionnellement inexistante, en dehors de certaines initiatives individuelles ou celles de certaines ONG ou groupes informels  de recherche (qui sont pour certains, pas tous, les rentiers ou les affairistes de la question migratoire), en n’oubliant pas les «masters » en migration dans le cadre de l’enseignement universitaire, où de grands efforts ont été entrepris par les uns et par les autres. 

Dépendance de l’extérieur

Relevons d’abord l’absence d’agenda national de la recherche en migration, financé  de manière interne et le manque d’un observatoire national des migrations concernant les deux volets. Celui relatif à l’immigration étrangère au Maroc relevant du ministère de l’Intérieur est pratiquement une coquille vide, tandis que l’Observatoire de la communauté marocaine résidant à l’étranger ( OCMRE), structure spécifique aux MRE, lancé début 2002 à la Fondation Hassan II pour les MRE, avec le soutien technique de l’OIM a totalement disparu avec son échec. Ce qui reste, c’est la publication d’un livre tous les 4 ou 5 ans, intitulé « Marocains de l’extérieur », effort méritoire qui essaye d’actualiser l’analyse relative à l’évolution de la Jaliya durant l’intervalle,  mais dont la participation des chercheurs reste pratiquement toujours interdite à certains. 

Ajoutons à ceci la non fonctionnalité jusqu’à présent du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME qui risque de se perpétuer si sa refonte n’est pas entreprise dans les meilleurs délais ) qui n’a émis jusqu’ici d’une part aucun avis consultatif et d’autre part aucun rapport stratégique tous les deux ans (contrairement aux dispositions du dahir  du 21 décembre 2007 portant sa création). 

Une véritable dépendance à l’égard de l’’institution européenne, au détriment des intérêts nationaux du Maroc

Cet état des lieux fera en sorte que le recours par les diverses institutions et départements ministériels marocains aux services de l’ICMPD devient incontournable, entraînant dans le domaine migratoire, une véritable dépendance à l’égard de l’institution européenne, au détriment des intérêts nationaux du Maroc. 

Dès lors, ceci ne fait que nous amener à poser des questions de souveraineté face au partenaire à la fois financier (indirectement) et technique, alors qu’au niveau international, les principaux mécanismes en matière de migration, insistent toujours sur la nécessité du respect de la souveraineté de chaque pays. Au point de se demander pour le Maroc, sans que ceci ne puisse être considéré comme du chauvinisme débridé, quel est le rôle de l’Etat en la matière, dans la mesure où le Centre risque d’occuper un espace organisationnel qui n’est pas occupé par des organismes nationaux, ou aura tendance à présenter ces derniers, toutes vocations comprises, comme n’ayant pas de capacités professionnelles, lui permettant ainsi de légitimer auprès de certains décideurs, une véritable ingérence dans les politiques migratoires du Maroc, leur mise en œuvre et leur mise en tutelle… 

En revenant au contenu de l’accord de siège conclu entre le Maroc et le Centre, l’ICMPD est présenté en effet comme un « prestataire DÉLÉGUÉ(!!!) de services » aux autorités marocaines, tendant à faire évoluer les politiques migratoires dans leurs  deux volets : migration régulière et migration irrégulière et à «donner un caractère institutionnel » à la coopération entre les deux parties dans le domaine de la «gestion de la migration ». 

A suivre l’intervention du chef de la diplomatie marocaine en séance plénière  du 18 juillet 2023 de la Chambre des représentants, l’ICMPD s’engage à travers cet accord, «à mettre en œuvre des projets et programmes dans les principaux secteurs d’intérêt commun, tels que le renforcement des capacités du Royaume et les services de conseil et d’assistance juridique dans ce domaine » (MAP, 18 juillet 2023). 

On y trouve surtout  «la gestion du contrôle frontalier et de la falsification des documents ».

En revenant au contenu de l’accord lui-même, d’autres dimensions sont à ajouter. On trouve certes «la mobilité et la migration légale » ( expression pudique pour désigner le drainage des talents marocains par l’UE), la «sensibilisation » aux méfaits de la migration irrégulière, «la lutte contre la traite des êtres humains », mais aussi «l’appui en termes de conseils, surtout en matière de «dialogues » migratoires, d’études, de politiques et de développement des capacités à travers l’appui institutionnel. On y trouve surtout  «la gestion du contrôle frontalier et de la falsification des documents ».
 Il y a également l’organisation de cycles de formation, notamment des forces de sécurité affectées aux frontières à la « gestion des cadavres » dispensés par des experts techniques coordonnés une nouvelle fois par l’ICMPD, le suivi des projets et programmes, y compris ceux relatifs aux achats, qui sont assurés également par une fondation espagnole publique, la Fondation internationale et ibéro-américaine pour l’administration et les politiques publiques (FIAPP).  Ce point est en effet également important puisqu’il s’agit d’aides en «nature » ou acquisitions correspondant à des équipements affectés de manière générale au renforcement du contrôle frontalier et à ses agents sur le terrain : jeeps, motos, camions frigorifiques pour le ravitaillement des forces de sécurité aux frontières, livraison de paires de jumelle nocturnes, de radars mobiles, de bateaux semi-rigides, de drones sous-marins, des systèmes de communication radio et des équipements informatiques sophistiqués. Dans le lot ICMPD datant de décembre 2019, ayant fait l’objet d’un appel d’offres négocié avec le Maroc et rendu public par le site Le Desk ( 23 – 12- 2019) qui a reproduit un article de l’agence de presse EFE, on mentionne même explicitement «la livraison de 26 minibus ou fourgons pour le transport des migrants irréguliers », ainsi que «26 minibus pour le transport du personnel » qui sont manifestement différents.

La priorité de ce «partenariat » migratoire euro-marocain, y compris dans sa version «rénovée », est avant tout  l’externalisation des frontières. 

Mais si la migration constitue un domaine « d’intérêt commun » pour les deux parties, selon quelle démarche du Centre se feront par exemple le renforcement du contrôle frontalier et les « conseils » prodigués aux autorités marocaines concernées s’agissant des aspects multidimensionnels de la migration dans ses deux volets internationaux !? Selon quelle approche se fera la mise à jour du cadre juridique relatif aux migrations ? En fait, sous le couvert de la coopération mutuelle et de la recherche des intérêts communs, la priorité de ce « partenariat » migratoire euro-marocain, y compris dans sa version « rénovée », est avant tout l’externalisation des frontières, l’objectif étant  de protéger, surveiller et contrôler les frontières afin d’empêcher les migrants des pays du Sud de partir et les pousser à rester en Afrique. 

À suivre : L’ICMPD et l’instrumentalisation de la recherche en migration

Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Tribune » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma

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