Tribunes

L’ICMPD et l’instrumentalisation de la recherche en migration

HCR/Mark Henley
Par Abdelkrim Belguendouz

Abdelkrim Belguendouz, chercheur en migration lance dans cette réflexion une alerte sur les risques de l’arrivée d’un opérateur européen en migration au Maroc nommé l’ICMPD. Partie 4.

Abdelkrim Belguendouz, chercheur en migration, propose dans cette étude-réflexion une alerte citoyenne. Arguments à l’appui, elle attire de manière pressante l’attention sur les conséquences négatives possibles de la prochaine implantation à Rabat d’un siège du Centre international pour le développement des politiques migratoires ( ICMPD en anglais ). Pour l’universitaire, il existe de « gros risques, voire dangers encourus », par le Maroc et ses politiques migratoires multidimensionnelles ».
L’alerte, qui est ouverte au débat et à la discussion, fournit aussi des pistes alternatives d’action qu’il s’agit de prendre en compte. Elle sera publiée en cinq parties par Enass.

[…] l’article 14 de l’Accord de siège à Rabat voté à l’unanimité le 18 juillet 2023 par la Chambre des représentants, prend soin de préciser que « les agents du Centre doivent s’abstenir de s’immiscer dans les affaires intérieures du Royaume du Maroc ». 

Mais l’ICMPD s’est déjà ingéré dans les affaires internes du Maroc en suscitant à l’échelle de l’Afrique du Nord, y compris au Maroc, la création en 2020 du NAMAN : initiales anglaises pour Réseau d’académiciens et de chercheurs sur les migrations ( mais aussi des gestionnaires ministériels et institutionnels du dossier migratoire) en Afrique du Nord ( Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Egypte) et décliné en comités nationaux au Maroc, en Tunisie et en Libye. En revanche, les ministères des Affaires étrangères respectifs de l’Egypte et l’Algérie n’ont pas donné leur feu vert politique en raison du caractère sécuritaire flagrant du projet et de son instrumentalisation par l’UE. 

ICMPD vise à mettre à niveau la pensée en l’« européanisant » selon les schémas propres à la vision sécuritaire de la migration.

L’objectif poursuivi par le Centre apparaît ainsi clairement. Il est de faire avaler la pilule de telle sorte que les acteurs locaux (certains institutionnels et certains chercheurs ) aient une grille de lecture du fait migratoire qui corresponde aux intérêts de l’Union européenne. Il s’agit de mettre à niveau la pensée en l’« européanisant » selon les schémas propres à la vision sécuritaire de la migration. 

Le Naman-Maroc s’est fait en catimini au début de la crise de la Covid 19 ( 17 juin  2020), avec la  participation d’un certain nombre de chercheurs et en impliquant au même moment des départements ministériels et des institutions nationales chargées du dossier migratoire. Au départ, il y a eu la participation institutionnelle de l’ex-direction des études, de la coopération internationale et de la coordination intersectorielle ( à l’ex-ministère délégué auprès des AE, chargé des Marocains résidant à l’étranger) où le projet était domicilié  étant son chef de fil. Au niveau des ministères, il y a également celui des affaires étrangères à travers la direction des Affaires européennes. Comme autre participation institutionnelle, relevons celles du Conseil de la communauté marocaine à l ‘étranger (CCME ) et du Haut-commissariat au plan (HCP). 

Mais curieusement, d’autres départements ministériels ou institutions s’occupant des migrations et qui devaient normalement être représentés, ne l’étaient pas. C’est le cas du ministère de l’Intérieur, du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, de l’Observatoire national des migrations, de la Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l’étranger …

Au niveau des académiciens et des chercheurs, l’implication s’est faite  non pas par le biais d’une approche inclusive , mais avec  une forte dose de sectarisme, d’ostracisme et de mise à l’écart  d’un certain nombre de chercheur(e)s en migration au détriment du respect du pluralisme existant, en marginalisant celles et ceux qui ont une vue critique des rapports migratoires euro-marocains et au même moment, de certains aspects des politiques migratoires du Maroc dans le cadre du débat pluraliste responsable. 

À ce propos, rendons hommage à la dernière ministre déléguée chargée des MRE (Nezha El Ouafi) lorsqu’elle s’est rendu compte, à son insu, de la supercherie et de l’imposture, pour avoir répondu favorablement à des protestations écrites en retirant  le département de cette «combine », en dénonçant l’implication de son département à travers l’accord avec l’ICMPD impulsé par l’ex-directeur de la coopération internationale et des études (qui s’est mis en position de conflit d’intérêt) à l’ex-département délégué … Au même moment, devant le retrait du ministère délégué par le biais d’une lettre officielle à l’ICMPD, on regrettera fortement le fait que le 15 juin 2021, photo à l’appui reproduite sur le site officiel de l’ICMPD, le secrétaire général du HCP, Ayache Khellaf, ait signé un protocole d’accord avec la « présidence »  du Naman-Maroc ( Mohamed Khachani).  L’objet est « l’accueil » du comité « national » marocain, laissant entière la question de la nécessaire implication démocratique et sans ostracisme de tous les chercheurs marocains en migration, sans ostracisme par un organisme national comme le HCP. 

Toujours est-il que les institutions nationales n’ont pas à pratiquer ce genre de discriminations. Elles devraient au contraire être le garant de l’ouverture et du pluralisme. Nous le répétons : le Maroc appartient à toutes ses citoyennes et à tous ses citoyens, y compris les chercheur(e)s marocain(e)s  en migration, sans exclusive. On ne doit pas pratiquer à l’égard de ces dernier(e)s un «droit de véto » relatif à la participation aux institutions publiques concernant le champ migratoire marocain. Par ailleurs, et ceci nous paraît une condition incontournable à cette participation, le financement extérieur de la recherche est à orienter exclusivement en réponse aux besoins nationaux du Maroc, en dehors de tout agenda  externe. 

Ce partenariat scientifique avec les institutions nationales chargées du dossier migratoire au Maroc, réclamé par les uns et par les autres depuis fort longtemps, est à assurer dès le départ sur des bases objectives, claires, transparentes, exclusivement académiques et scientifiques et ouvertes avec un financement interne. 

Le premier projet mis en œuvre par l’ICMPD dans le cadre du NAMAN-Maroc est régional. Il s’agit du North African Data Collection ( Projet NOADAC) où le HCP a été associé de manière centrale. Son objectif est d’avoir des statistiques et données permettant de gérer la question migratoire de manière sécuritaire. Il s’agit en effet de recueillir des données entrant dans le cadre de la problématique générale sécuritaire pour «régler » le «problème migratoire », «s’attaquer à » la «menace » migratoire, «lutter contre » l’immigration irrégulière qui suppose notamment l’adoption de mesures sécuritaires strictes. Comme le précise l’avant-propos du livrable numéro un du Naman-Maroc sur les compétences, « le Naman a aussi pour mission de conseiller la seconde composante du projet -la collecte de données en Afrique du Nord ( NOADAC)- en partageant avec elle son expertise avec un travail commun de contextualisation ». 

Le second projet, local cette fois-ci, a trait à la mobilisation des compétences marocaines à l’étranger. D’apparence plus neutre et «light», le projet tel qu’il a été traité dans deux rapports, rentre dans le cadre de la justification tacite et non déclarée du «Partenariat-Talents » proposé par l’UE au Maroc (ainsi qu’à  la Tunisie et à l’Egypte dans un premier temps), alors qu’il constitue de fait un approfondissement de la spoliation par l’UE des compétences et talents notamment marocains. 

Par ailleurs, telle qu’elle a été coordonnée (par Mehdi Lahlou, secrétaire général du Naman-Maroc), l’analyse récuse l’approche en termes de «drainage des cerveaux » ou «brain drain » pour lui substituer la notion de «brain gain » qui serait avantageuse et bénéfique pour les pays de départ dans le cadre de la «mondialisation migratoire  » ou de la «mobilité » et «circulation des compétences »…De fait, on constate avec grand étonnement, un grand mutisme et silence assourdissant sur la prise en compte du Maroc en tant que réservoir de compétences pour l’Europe !!!  Le rapport remis en septembre 2021, n’a consacré même pas  une ligne à l’existence du projet de nouveau pacte européen sur la migration et l’asile et sur ses conséquences néfastes sur un pays comme le Maroc, à travers notamment l’attraction et la ponction des talents du Maroc  par l’UE…

Instrumentalisation de la recherche en migration

L’influence de l’UE, voir même l’implication de celle-ci dans le domaine des politiques migratoires des pays du voisinage, comme c’est le cas notamment sur le contrôle frontalier, les retours, les réadmissions et la réintégration, s’exerce(nt) notamment au travers des financements extérieurs avec des agendas spécifiques, via en particulier des activités  d’expertise et des études à des fins opérationnelles et de performance pour le suivi et l’évaluation des politiques menées, devant aboutir à des ajustements nécessaires.

L’expertise faisant partie des instruments, outils et dispositif régulateur des migrations euro-marocaines.

En d’autres termes, l’expertise faisant partie des instruments, outils et dispositif régulateur des migrations euro-marocaines en particulier et des migrations  euro-africaines en général, une nécessité s’impose. La recherche en matière de migration en particulier et de manière plus générale en sciences sociales, doit être responsable, exigeante dans sa démarche et ses méthodes d’approche, indépendante dans son esprit en sauvegardant une certaine marge de manœuvre et distanciation par rapport aux décideurs. Ni dénigrement systématique, ni complaisance pour des raisons d’intérêt personnel, mais une analyse objective avec la volonté d’aller de l’avant, de faire progresser les choses. Cependant, pour certains chercheurs – ne généralisons pas -, la recherche en migration est un domaine juteux et lucratif, celui de la rente et du business migratoires. On peut y faire des « affaires » et acquérir grâce à cela des gains substantiels. Se situant dans le donnant-donnant, les recherches en la matière entreprises dans cet esprit lucratif, portent le sceau de la complaisance, de l’absence de démarche critique, de distanciation. 

Courbant l’échine, certains cherchent en effet à être acceptés, adoubés, certifiés et loués par les gestionnaires du dossier migratoire à l’échelle nationale.

Courbant l’échine, certains cherchent en effet à être acceptés, adoubés, certifiés et loués par les gestionnaires du dossier migratoire à l’échelle nationale ou internationale. En contrepartie, ils restent silencieux sur des dysfonctionnements, couvrent intellectuellement des dépassements, voire justifient et légitiment certaines pratiques ou politiques pourtant critiquables. Sous prétexte de «neutralité politique», il y a là parfois, un renoncement à l’indépendance d’esprit moyennement l’obtention des études, la signature de contrats de recherche ou bien des témoignages favorables pour avoir l’aval des organismes internationaux. Ces responsables font barrage à toute démarche critique émancipatrice et à leurs porteurs. Ils ont la préférence des chercheurs qui ne font pas de vague, qui évitent les aspérités,  arrondissent les angles, sont «sages » et servent aux commanditaires et destinataires ce qu’ils veulent lire ou entendre ou voir justifier pour des raisons politiques, d’enjeux de pouvoir ou de carrière. 

En somme, la recherche est conçue parfois par certains (pas tous encore une fois et encore) comme un moyen de ne pas faire bouger les lignes, de maintenir le statu quo, de ne pas entreprendre les réformes nécessaires. Il y a là, une instrumentalisation de la recherche à des fins subjectives et pour défendre le maintien ou le renforcement de certains intérêts. 

À ce stade de l’analyse, une clarification capitale s’impose. On ne peut dire objectivement, comme le fait Mehdi Lahlou, dans une tribune publiée dans Tel Quel du 9 mars 2023, suite à nos écrits publics à propos de Naman, que « certains -et pas seulement dans l’administration- ont longtemps cherché à bloquer au Maroc, pour ne pas en avoir fait partie ».

Ce sont des raisons de principe et politiques de fond qui amènent à persister, à signer et à maintenir notre interpellation. 

Faits vérifiés et vérifiables à l’appui, notre analyse montre qu’on est bien loin de la réaction purement personnelle qu’on nous prête. Les arguments invoqués pour fonder notre critique ne peuvent être écartés d’un revers de main. Ce sont des raisons de principe et politiques de fond qui amènent à persister, à  signer et à maintenir notre interpellation  des administrations, des institutions  et du duo de chercheurs concernés. 

À suivre : Recherche en migration au Maroc : 14 pistes d’action 

Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Tribune » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Inscrivez-vous à la Newsletter des Sans Voix 


Contre l’info-obésité, la Newsletter des Sans Voix 

Un slowjournalisme pour mieux comprendre 


Allez à l’essentiel, abonnez-vous à la Newsletter des Sans Voix