La morphologie tribale d’Aït Hkem : de Takhan à Taqbilt Ouaflla
*Par Fatiha AAROUR
À travers les époques et au sein de diverses sociétés, la tribu incarne une unité sociale et politique fondée sur des liens de parenté réelle ou supposée. Elle se profile comme un modèle d’organisation sociale, réunissant souvent des groupes de parenté partageant des liens culturels et territoriaux communs. Au cœur de cette structure, la famille occupe une place primordiale à plusieurs niveaux.
Ainsi, la famille et la tribu remplissent des fonctions multiples. Elles favorisent avant tout la cohésion sociale en renforçant le sentiment d’appartenance et d’identité. De plus, elles jouent un rôle central dans la transmission du savoir-faire, des valeurs et des coutumes.
D’un point de vue économique, il est évident que la famille et la tribu jouent des rôles essentiels dans la génération de richesses et le maintien de la structure économique de la communauté. Sur le plan social, leur contribution à la résolution des conflits et des litiges revêt une importance capitale avec les chefs de lignées se trouvant en première ligne pour assumer ce rôle crucial. De plus, en qualité de protectrices du groupe, la famille et la tribu ont la responsabilité fondamentale de garantir sa sécurité face aux menaces extérieures.
Dans l’étude de la morphologie tribale des Aït Hkem, une réalité émerge avec une clarté évidente : à l’instar d’autres sociétés segmentaires, la tribu et la famille ne sont pas de simples composantes, mais plutôt les socles incontournables sur lesquels repose toute la construction de leur hiérarchie sociale et leur gestion économique. Chaque interaction, chaque choix et chaque structure sociale se construisent en fonction de ces liens familiaux et tribaux, révélant ainsi une dynamique particulière.
Les Hkmaouites organisent leur communauté en s’appuyant sur des groupes de parenté qui démarrent généralement avec des noyaux restreints, mais qui s’élargissent progressivement pour former des lignages, des clans et des tribus. Chaque groupe façonne ses propres normes, coutumes, parfois même un lexique spécifique.
Les structures de ce groupement ont subi d’importantes transformations au fil des années, tant sur le plan généalogique que social. Les rôles de chaque entité et de ses membres ont constamment abandonné les anciens modes de fonctionnement pour s’adapter aux changements imposés.
Les structures de la hiérarchie tribale
La morphologie tribale de ce groupe a été soumise, depuis de nombreuses années, à un processus continu de division et de recomposition. Certains lignages ont évolué pour former des clans ou des tribus, tandis que d’autres tribus ont disparu ou se sont fusionnées avec d’autres.
Le processus généalogique débute par la formation d’une lignée qui, au fil du temps, s’agrandit et se fractionne tout en préservant ses caractéristiques socioculturelles. Chaque lignée est très souvent identifiée par le nom de son ancêtre éponyme précédé du terme « Aït ». Par exemple, si l’ancêtre s’appelle « Aïssa », toute la lignée sera désignée sous le nom de « Aït Aïssa », ce qui peut être littéralement interprété comme « les enfants d’Aïssa. »
La transformation continue de la morphologie tribale chez les Aït Hkem et les Zemmour auraient conduit à la disparition de leur tribu mère, et personne aujourd’hui n’en garde le souvenir. Certaines sources historiques indiquent que les Aït Hkem et d’autres tribus de Zemmour seraient originellement issus d’une lignée mère connue sous le nom d'”Aït Zouggouatt”. Marcel Lesne affirme à ce propos que Zouggouatt n’était en réalité que le nom d’un chef guerrier.
Dans son œuvre Les Zemmour, Essai d’histoire tribale, Lesne explique : « Ce nom, moins connu des étrangers et jamais mentionné dans les nombreuses études établies par les Officiers de renseignements et les Contrôleurs civils, désigne les mêmes populations zemmouries, sous le nom d’Aït-Zouggouatt. G. Marcy considère ce terme comme le véritable nom berbère des Zemmour. Au niveau de la tribu, la même explication prévaut, et le fait que cette appellation soit peu utilisée à l’extérieur, suggère qu’elle est soit réservée aux seuls Zemmour, soit qu’elle ne représente pas l’ensemble des membres de la confédération. »
Selon Lesne, la légende célèbre l’audace de Zouggoua, un chef guerrier qui a brillé dans le conflit contre les Bni-Ahsene, les précédents occupants du territoire désormais attribué aux Zemmour : “Guidé par une poignée intrépide d’hommes, Zouggoua s’est dirigé vers Ouljete-es-Soltane et a découvert l’antique forteresse délaissée, la Kasbete-harira, où il a choisi un émissaire. Cette tactique a été mise en œuvre à chaque avancée au fil de sa victorieuse campagne.”
La confédération d’Aït Hkem se compose actuellement de dix tribus distinctes : Mchichita, Aït Zoulit, Aït Baboud, Aït Zaghou, Aït Bouguemal, Aït Boumeksa, Aït Bou-Hakki, Aït Mhammed, Aït Bouzit, Aït Alla. La filiation est tracée à travers la lignée patrilinéaire et chaque tribu trouve son origine dans un ancêtre commun spécifique, dont le nom est fréquemment associé à la tribu. Les membres de ces groupes entretiennent des liens de parenté, qu’elle soit concrète ou établie de manière artificielle.
Ces différentes tribus ont toutes subi un processus de transformation généalogique, ce qui a entraîné des modifications de terminologie classificatoire d’un niveau à l’autre et d’une époque à l’autre. Ainsi, nous pouvons observer que le système de filiation suit une progression logique : il démarre avec un noyau qui se développe au fil du temps pour aboutir à une structure de grande envergure. Cette évolution se déploie de manière graduelle et en parallèle avec d’autres structures similaires issues de la même lignée patrilinéaire, créant ainsi des liens plus originaux.
En utilisant la terminologie classificatoire courante chez ce groupement pour décrire la morphologie tribale et le système de filiation, voici comment cela peut être présenté :
- À l’origine, se trouve la takhan, symbolisant la famille élémentaire, créée par un fils marié désirant vivre de manière indépendante du foyer parental. Ce même fils deviendra ultérieurement l’ancêtre éponyme de sa lignée.
- Ensuite, l’évolution se poursuit vers l’akham, désignant la famille étendue qui peut être composée du père, de ses fils et ses frères mariés ou non, de ses filles et de ses sœurs non mariées, ainsi que d’autres.
- Puis vient l’ighes (l’os) qui représente un lignage patrilinéaire composé de plusieurs familles.
- Ensuite, nous retrouvons l’assoun ou le clan, rassemblant un certain nombre de lignages.
- Après cela, nous observons la taqbilt, la tribu qui regroupe plusieurs clans ou Issoun (sing. assoun).
- Enfin, cela aboutit à la taqbilt ouaflla, la tribu supérieure ou la confédération rassemblant plusieurs tribus.
Une autre approche de lecture de la morphologie tribale chez les Aït Hkem est aussi possible. Si nous commençons par la perspective globale pour ensuite se concentrer progressivement sur des niveaux de plus en plus spécifiques, nous pouvons observer successivement :
- Tribu supérieure (taqbilt ouaflla)
- Tribu (taqbilt)
- Clan (assoun)
- Lignage (ighes)
- Famille étendue (akham)
- Famille élémentaire (takhan)
En somme, ce système démontre comment les structures tribales Hkmaouites se transforment et croissent au fil du temps pour former des entités plus larges.
Il est important de souligner que certaines tribus d’Aït Hkem adoptent une méthode spécifique de recensement pour compter le nombre de familles élémentaires qui composent chaque famille étendue. Ils posent alors la question suivante :
“Combien cet akham (famille étendue) compte-t-il de kanoun ou d’abraw (famille élémentaire) ?”
Le kanoun, également désigné sous le nom d’abraw chez la tribu d’Aït Bouguemal, représente le foyer qui prend la forme d’un trou creusé dans le sol, entouré par trois grosses pierres appelées inyane (sing. inéy) qui font office de supports pour les ustensiles de cuisine. Attachée, la famille nucléaire au feu semble correspondre à l’émergence d’une nouvelle entité autonome en termes de subsistance.
Salah Ahnchi, sociolinguiste et originaire d’une tribu près d’Aït Ykkou nommée Aït Hanouâddi, a affirmé que le groupement des Hauderran utilise une terminologie classificatoire similaire à celle des Aït Hkem, à l’exception du terme “kanoun”. Pour recenser leurs familles élémentaires, certaines tribus des Hauderran, tout comme les Aït Bouguemal, emploient le terme “abraw”.
En effet, le mot “kanoun” ne trouve son origine ni dans l’arabe ni dans le berbère local, mais selon certains jeunes natifs bien informés, il proviendrait vraisemblablement du mot “canon”. Cependant, il est difficile de trouver le lien entre le terme “kanoun”, qui indique le foyer, et le mot français “canon” faisant référence au tube de fer employé dans les armes à feu. Il est possible que le terme ait été emprunté à la langue française sans que le sens original soit conservé, et qu’il ait évolué pour désigner le foyer dans le contexte local.
En revanche, il semble que le mot berbère “abraw” soit le terme d’origine avant de tomber dans l’oubli chez certaines tribu Hkmaouites, où il aurait été remplacé par le terme “kanoun”, largement utilisé par les tribus arabophones.
Sur le terrain, j’ai dû faire face à une difficulté majeure concernant certains mots employés dans la terminologie classificatoire des structures tribales. Trouver les termes exacts attribués à chaque structure a été une tâche complexe. Récemment, j’ai dû réexaminer une grande partie du travail que j’avais effectué sur la morphologie de ce groupement entre 2017 et 2018 afin de mieux cerner le sujet, éviter les conclusions hâtives et rester fidèle à la terminologie utilisée par la population de ces tribus.
A titre d’exemple, la recherche du terme berbère local désignant la confédération s’est avérée particulièrement ardue. Sidi Ahmed Zerhouni, conseiller représentant la tribu Aït Atta au conseil municipal de Tiddas, ainsi que d’autres natifs moins âgés, ont éprouvé des difficultés à répondre à cette question. La plupart d’entre eux ont confondu Aït Hkem avec la collectivité locale ou le caïdat de Tiddas. Certains associent Aït Hkem uniquement à un territoire plutôt qu’à un groupe ethnique, comme le cas de Sidi Ahmed qui pense que “toutes les tribus dépendent de la collectivité locale de Tiddas. Aït Hkem est le nom de la région et non celui de la collectivité.”
Après de multiples recherches et en interrogeant les aînés de la communauté, le terme adéquat a enfin été identifié. Lahcen (88 ans), Mohamed (92 ans) et Ahmed (65 ans), après une longue discussion, ont convenu que “Aït Hkem” représente “taqbilt ouaflla”, désignant ainsi la tribu supérieure. Il semble que le terme attribué par le passé à la confédération Aït Hkem ait disparu, utilisé à une époque où les structures tribales exerçaient pleinement leurs fonctions et leur pouvoir à différents niveaux. Cette difficulté à identifier le terme exact peut être expliquée par deux raisons :
Tout d’abord, il est évident que les liens de parenté les plus proches et l’appartenance à la tribu mère sont de plus en plus considérés comme plus importants que l’identification à la confédération dans son ensemble. Cela peut être attribué au processus d’évolution généalogique et d’élargissement que les lignages et les groupes agnatiques ont connu, entraînant ainsi une diminution de l’importance de la tribu mère, comme on peut souvent l’observer dans des structures similaires au sein des sociétés segmentaires.
Deuxièmement, la division administrative mise en place par les autorités a progressivement pris le pas sur les structures traditionnelles, ce qui a entraîné une certaine confusion dans l’attribution des appellations.
Aujourd’hui, deux paradigmes coexistent : d’un côté, le paradigme traditionnel représenté par l’organisation tribale, qui a concrètement perdu son rôle habituel et exerce désormais un rôle plutôt symbolique, de l’autre côté, un modèle administratif moderne qui a absorbé pratiquement toutes les anciennes fonctions de l’organisation tribale.
Ainsi, nous pouvons constater que la terminologie classificatoire varie en fonction de l’évolution de l’ordre généalogique dans le temps et dans l’espace. Cet ordre est divisé en plusieurs niveaux de filiation, comportant de nombreuses composantes similaires. Chaque groupe est constitué de plusieurs entités semblables, mais opposées entre elles à chaque rang, le tout intégré dans un niveau supérieur de la structure.
Cette hiérarchie tribale est agencée en six entités principales, chacune ayant une appellation distincte : takhan, akham, ighes, assoun, taqbilt et taqbilt ouafella. Ces termes classificatoires permettent de différencier clairement chaque entité de la structure généalogique.
Il est évident que les différentes structures tribales reflètent de manière exemplaire un paradigme segmentaire, en accord avec la conception d’Émile Durkheim des sociétés segmentaires, telle que présentée dans son ouvrage De la division du travail social (1893).
Selon Durkheim « ces sociétés sont qualifiées de “segmentaires” car elles sont composées de répétitions d’agrégats similaires entre eux, rappelant les anneaux d’un annélide. Ces agrégats élémentaires, qui sont des clans, combinent des aspects familiaux et politiques. Ils sont effectivement considérés comme des familles, où les membres se perçoivent mutuellement comme parents et sont souvent liés par le sang. »
Bien que les entités constituant la hiérarchie tribale se revendiquent toutes d’un ancêtre commun, chaque structure se caractérise par des éléments distincts en termes de forme, de rôle et d’organisation.
La takhan, qui représente la famille élémentaire, est composée de son chef, de sa femme et de leurs enfants. Cette entité émerge lorsqu’un fils marié quitte la maison parentale pour vivre de façon autonome. Il est crucial de souligner que le terme “takhan” est issu d'”akham” qui indique la famille étendue, mais les membres de cette communauté préfèrent l’appeler de manière diminutive pour souligner qu’elle n’est qu’une structure minuscule et demeure moins importante que l’entité mère.
“Takhan” et “akham” possèdent une signification double, car ils font référence à la fois à des structures sociales et à des lieux de résidence. “Takhan” se réfère à la maisonnette, tandis que “akham” représente le grand foyer. Ces termes trouvent leur origine dans les tentes qui étaient utilisées autrefois comme logements par la majorité des Hkmaouites, spécialement adaptées à leur style de vie semi-nomade. Ces tentes permettaient aux membres du groupement de se déplacer et de s’installer aisément entre la plaine et la montagne, en fonction des saisons.
“Lorsqu’un fils décide de quitter la maison de ses parents, il établit avec sa propre famille leur propre takhan et leur propre kanoun. Désormais, ils ont leur feu à eux. On dit que le fils “y’äzel”, ce qui signifie qu’il est devenu autonome mais pas totalement indépendant pour avoir une voix au sein de l’assemblée tribale tant que son père est en vie”, Bouâzza, un natif du clan d’Aït Mahfoud, explique ce processus.
De cette manière, le départ d’un fils en compagnie de sa petite famille marque le début de l’évolution de sa propre lignée, concrétisée par la mise en place de la nouvelle “takhan”, représentant ainsi la plus petite unité au sein du groupe. Cette autonomie, étroitement liée au foyer (kanoun ou abraw), trouve son origine dans la valeur du feu et dans certaines pratiques qui lui sont associées.
Chez les Aït Hkem, un rituel primordial implique le maintien continu du feu dans le foyer de cuisson (appelé “abraw n oumddiss”), qui doit demeurer allumé en permanence. En cas d’extinction, il est impératif d’emprunter une torche aux frères ou aux cousins, souvent des voisins proches, afin de le rallumer. Cette pratique témoigne d’une sorte de sacralisation du feu en tant qu’élément fondamental au sein de chaque foyer.
En effet, la corrélation entre la maison, le feu et leurs significations revêt une dimension profondément enracinée dans l’histoire de l’espèce humaine. Les divers courants de l’anthropologie des religions, notamment les approches symboliques et fonctionnalistes, ont examiné ce sujet avec beaucoup d’intérêt.
Dans son article intitulé Le feu sacré et le culte du foyer chez les Slaves contemporains (1900), l’anthropologue Sigismond Zaborowski-Moindron aborde ce thème en mettant en évidence une pratique similaire observée parmi les anciens Grecs et Romains. Chez ces deux peuples, le chef de famille était tenu par une obligation sacrée d’entretenir le feu jour et nuit. Ce feu était maintenu dans un foyer (composé de charbons incandescents recouverts de cendres) qui, en perdant sa fonction utilitaire permanente, se transformait en une sorte d’autel en raison de la présence de restes d’ancêtres en dessous ou à proximité. “Chaque soir, les charbons étaient recouverts de cendres et dès le réveil, la première tâche consistait à raviver le feu en y ajoutant quelques brindilles. Dans l’antiquité, l’extinction du foyer et la disparition de la famille étaient des expressions synonymes.”
Cette profonde vénération envers le foyer, partagée par tous ceux qui s’approchent de lui, repose sur la conviction ancrée que les ancêtres y ont imprégné leurs pensées et que leurs esprits y demeurent réunis. De surcroît, une conviction puissante prévaut chez les Grecs et les Romains : la vie de toute la famille dépend étroitement de la flamme entretenue par le chef de famille. Ces éléments entrelacés forgent un lien solide et pérenne parmi les membres du foyer.
Ainsi, l’importance emblématique du feu au sein des foyers Hkmaouites ouvre de nouvelles perspectives pour l’étude et la réflexion sur ce phénomène, ses éventuelles origines religieuses, ainsi que sa corrélation avec les pratiques observées chez deux peuples très proches de l’Afrique du Nord, tant sur le plan historique que géographique : les Grecs et les Romains.
Vraisemblablement, les liens de subsistance renforcent les liens de filiation consanguine chez ce groupement. En effet, au sein de chaque famille, le feu nourrit tous ses membres, ce qui différencie la structure familiale des entités sociales plus vastes auxquelles ils appartiennent, et où l’obligation de solidarité repose sur d’autres bases.
Cependant, même lorsque le fils cherche à établir son autonomie en créant sa propre famille élémentaire (takhan) en possédant son propre feu, il entretient des liens solides d’appartenance et de solidarité envers son lignage.
En revenant à l’examen des structures sociales au sein de ce groupe, la famille étendue (akham) joue un rôle fondamental en tant que pierre angulaire de l’ordre social. Ses membres sont désignés par le terme “aït ukham”. Cette unité inclut le patriarche ainsi que son wachoun (les individus sous sa protection). Le wachoun englobe l’épouse, ou les épouses dans certains cas très rares, les filles, les sœurs non mariées, divorcées ou veuves, les fils, les frères mariés ou non, les petits-enfants, et éventuellement, les beaux-enfants. De plus, la famille étendue peut également accueillir des employés et toute personne vivant sous la tutelle du chef du foyer, ce qui lui confère un pouvoir considérable.
Le patriarche représente sa cellule agnatique au sein de l’assemblée de sa fraction ainsi que celle de la tribu, parle en son nom et défend ses intérêts. Son avis est sollicité même pour le mariage de ses petites-filles, bien que la décision revienne au parent direct de la promise.
Par ailleurs le lignage (ighes), composé d’un ensemble de familles étendues (ikhamen, sing. akham), occupe la troisième position dans la hiérarchie, rassemblant ainsi un groupe d’agnats du deuxième degré. Il représente une cellule essentielle au sein de l’organisation sociale. Les membres d’un même lignage y sont étroitement liés et solidaires, particulièrement face à une entité similaire qui serait en opposition.
Quant au clan (assoun), il rassemble un certain nombre de lignages (ighsan). Ses membres se considèrent généralement comme des frères partageant un même ancêtre commun. L’assoun représente ainsi un ensemble de filiations patrilinéaires unies par le lien de sang appelé “idammen”, qu’il soit concret ou supposé. Ce lien est également désigné sous le terme de ” tagmat ” (fraternité).
Prenons l’exemple d’Aït Mahfoud, un clan composé de quatre lignages : Aït Aïssa, Aït Marzouk, Aït El-Hayar et Aït Baâmrane. Ces lignages revendiquent un ancêtre commun, à l’exception du lignage d’Aït Baâmrane qui ne partage pas de liens de parenté concrète avec ces groupes agnatiques.
Cependant, une particularité intéressante réside dans le fait que les membres d’Aït Baâmrane ont rejoint Aït Mahfoud en quête d’asile (amûr en berbère locale). Malgré leur origine différente, ils ont été accueillis et pleinement intégrés au sein d’Aït Mahfoud. Cette incorporation a été rendue possible grâce à l’accomplissement d’un rite essentiel, celui de l’amûr (asile), qui a permis à ces membres de jouir du plein statut au sein de leur nouvelle communauté tout en s’assimilant complètement.
En ce qui concerne la taqbilt (tribu), cette entité est constituée de divers clans (issoun) et assure l’organisation sociale et politique de l’ensemble de la population qui en fait partie. En effet, son rôle essentiel s’étend sur plusieurs niveaux, favorisant la cohésion au sein du groupe, assurant la solidarité, gérant et répartissant les ressources et prenant des décisions capitales, parmi d’autres fonctions cruciales.
Pour clore ce schéma hiérarchique, surgit la taqbilt ouaflla (tribu supérieure), unissant un ensemble de tribus pour former une confédération qui englobe l’intégralité du groupement. Cette configuration est désignée sous l’appellation “leff” dans le Haut Atlas marocain, tandis que les Kabyles recourent au terme “essaf”.
Il est évident que les rares monographies concernant l’époque coloniale et portant sur Zemmour et Aït Hkem adoptent une approche classificatoire distincte de celle utilisée par les natifs de ces deux groupements. Certains termes employés par le Capitaine Querleux dans ses notes publiées dans Les Archives Berbères (1915-1916) ne correspondent pas parfaitement à la terminologie classificatoire telle qu’elle est couramment utilisée chez les Aït Hkem à l’époque actuelle.
Par exemple, Querleux prétend que « la fakhda (littéralement cuisse) dérive d’ighes et comprend un nombre variable d’issoun et que « la réunion de plusieurs fakhda constitue la tribu ou « qabila », groupement suffisamment fort pour pouvoir résister par ses propres moyens aux ennemis extérieurs. Et au-dessus de la tribu, se trouve un groupement supérieur qui ne porte pas de nom spécial englobant l’ensemble des tribus d’une même confédération. »
Selon le Capitaine Querleux, la fakhda est utilisée pour désigner un groupe supérieur à l’assoun. Cependant, chez les Aït Bou-Hakki, une tribu arabophone du groupement, le même terme est employé pour désigner ighes, l’appellation attribuée à un lignage chez les tribus berbérophones. Les témoignages que j’ai pu recueillir sur le terrain contredisent la description et les conclusions faites par certains agents de l’administration française de l’époque coloniale. En réalité, la fakhda ou ighes représente une structure inférieure à assoun et non l’inverse.
Cette différence dans les termes de classification peut être attribuée au contexte et aux conditions dans lesquels ces travaux ont été menés. En effet, il semble que les agents de l’administration française aient fait appel à des assistants n’appartenant pas aux groupes ou ayant une connaissance limitée du berbère, ce qui aurait potentiellement impacté les classifications établies en utilisant des termes arabes et confondu les diverses structures de l’ordre morphologique.
De plus, la dimension généalogique pourrait jouer un rôle crucial dans cette divergence de termes classificatoires, car les configurations tribales ont continué de se transformer et d’interagir avec des facteurs externes.
Par ailleurs, l’anthropologue Hammou Belghazi adopte une approche classificatoire légèrement différente de celle observée sur le terrain. Dans son remarquable ouvrage sur le pacte de la tada au sein des tribus Zemmour, intitulé “Tada chez les Zemmour” (2008), Belghazi avance une proposition de classification en deux niveaux pour le groupe d’agnats appelé “ighes” : “ighes akswat” (grand os) et “ighes amezyan” (petit os), au lieu d’une seule classification.
L’approche de Belghazi diffère également de l’interprétation d’assoun (le clan), en ne le considérant pas comme une entité formant la structure tribale, mais plutôt comme le territoire sur lequel s’installe le groupe agnatique.
En interrogeant des personnes de différentes générations, il a été confirmé que la logique classificatoire chez les Aït Boumeksa, Aït Alla et Aït Bouguemal considère assoun à la fois comme une structure sociale et un lieu géographique d’installation permanente ou provisoire. De même, cela s’applique aux cas d’akham et de takhan (famille étendue et famille élémentaire), qui sont tous deux à la fois des structures sociales et des lieux de résidence.
De manière semblable à d’autres sociétés segmentaires, la structure sociale chez les Aït Hkem a évolué en réponse à divers facteurs, à l’instar de ce qui s’est produit chez la population des Nuer résidant dans la haute vallée du Nil en Afrique de l’Est, par exemple.
Dans son travail sur Les Nuer (1940), l’anthropologue E. E. Evans-Pritchard expose les modes de vie et les structures politiques de cette population. Au sein de cette société, les groupes permanents prennent la forme de segments politico-territoriaux tels que les tribus et les sections. L’organisation lignagère constitue la base de l’agencement territorial grâce aux lignages aristocratiques qui exercent leur dominance dans chaque segment territorial. L’interaction entre solidarité et conflit, fusion et fission, est un aspect central de cette dynamique sociale.
La notion de “fission” désigne le processus par lequel un groupe social se divise en sous-groupes plus restreints. Cette séparation peut émerger en réponse à diverses causes, comprenant des divergences internes, des tensions conflictuelles ou des rivalités pour le contrôle.
En opposition, le terme “fusion” fait référence à cas de figure inverse : des sous-groupes ou segments distincts s’unissent pour former un groupe social plus large. Cette fusion peut être justifiée par des impératifs de solidarité, de besoin ou en réaction à des menaces extérieures.
Chez les Aït Hkem, un exemple illustrant clairement le phénomène de “fission” et de “fusion” provient de la tribu d’Aït Boumeksa et l’une de ses fractions contemporaines, Aït Atta, qui ont expérimenté une évolution contradictoire au fil des années.
Aït Boumeksa s’est agrandie au fil du temps pour devenir un groupement, composé de quatre clans aujourd’hui : Aït Mahfoud, Aït Elânzi, Aït Boubaker et Aït Atta. Les trois premiers groupes qui n’étaient que de modestes clans, il y a presque un demi-siècle, ont prospéré et se sont transformés en entités moyennes, voire des tribus en devenir. En revanche, la tribu Aït Atta, qui était l’entité mère d’Aït Boumeksa, a connu un déclin pour devenir une simple fraction, aujourd’hui fusionnée au sein de ce même groupe.
Cette transformation des degrés classificatoires et des structures reflète clairement un renversement des rôles et de la hiérarchie tribale, attribuable à des facteurs généalogiques, politiques, économiques et même écologiques.
Un autre cas démonstratif de ce processus de divisions et de recompositions permanentes au sein de la structure tribale concerne la tribu Aït Baboud. Autrefois une entité plutôt grande et puissante, elle est aujourd’hui devenue une entité minuscule. Marcel Lesne confirme également cette observation en notant « qu’au début du Protectorat français, Aït Baboud comptait 65 tentes et possédait, à 30 kilomètres au sud de leur emplacement, un lieu de campement appelé bled skhroun. »
La structure segmentaire hkmaouite favorise ainsi la similitude et la solidarité entre ses différentes entités, reliées de manière étroite par des liens de parenté. Malgré les divergences internes, toutes ces unités se rassemblent pour former une entité unie lorsque confrontées à une menace extérieure. Les affinités et les intérêts communs entre les groupes prédominent souvent sur les rivalités. Cependant, des conflits sérieux peuvent également émerger au sein d’un même clan, avec chaque membre cherchant à défendre les intérêts de son groupe. Dans ce cas, les litiges peuvent être résolus devant l’assemblée tribale.
Ainsi, les conflits entre tribus ou fractions peuvent entraîner la mobilisation des membres qui s’identifient à un ancêtre commun. Un exemple pertinent illustrant la solidarité entre des entités similaires revendiquant leur descendance d’un même ancêtre peut être trouvé dans un litige survenu entre des bergers appartenant à deux clan d’Aït Boumeksa.
Il y a de nombreuses années de cela, les bergers d’Aït Boubker et ceux d’Aït Atta se sont trouvés en désaccord dans les montagnes de Tighza. Ce conflit a généré une forte tension concernant les frontières qui délimitaient le pâturage exploité par les deux groupes.
Hammou, témoigne à ce propos : Pour résoudre ce problème, un berger d’Aït Boubker du nom d’Ali n Âjitta a informé ses proches, qui ont ensuite contacté leurs frères d’Aït Mahfoud et d’Aït Elânzi. Les chefs des trois clans se sont mobilisés pour mettre fin au harcèlement d’Aït Atta. Finalement, le conflit a été résolu de manière définitive en délimitant clairement les frontières séparant les pâturages exploités.
Cet incident met en évidence la solidarité qui existait entre ces entités lorsqu’elles étaient confrontées à des menaces. En faisant appel à leurs liens de parenté et en se soutenant mutuellement, les membres d’Aït Boubker, Aït Atta, Aït Mahfoud et Aït Elânzi ont collaboré ensemble pour résoudre le conflit de manière pacifique et durable.
En poursuivant l’analyse de la structure tribale, il est pertinent de noter que les entités au sein de ce groupe peuvent également être comparées à un système hiérarchisé où différentes formes sont agencées les unes à l’intérieur des autres. Cette segmentation se caractérise par une multitude d’unités imbriquées, ce qui évoque les réflexions de la sociologue Lilia Ben Salem, dans son article intitulé Intérêt des analyses en termes de segmentarité pour l’étude des sociétés du Maghreb (1982).
Ben Salem avance que « le système de parenté sous-jacent à l’organisation politico-domestique des Nuer est patrilinéaire, et que la structure généalogique hautement segmentée résulte de la multiplicité de groupes qui s’emboîtent les uns dans les autres, avec comme caractéristique dominante les relations qui se tissent entre eux. »
Par conséquent, nous pouvons conclure que cette division structurelle concerne les familles, les différents degrés de groupes agnatiques, les tribus et la confédération. Cette analogie peut être comparée aux poupées russes emboîtables (matryoshka).
En partant de ce principe, nous constatons que ce que nous pouvons appeler “le paradigme segmentaire matryoshka” implique que chaque entité sociale contient une autre plus petite dont elle découle. Ainsi, taqbilt ouafella, qui désigne la confédération rassemblant toutes les tribus d’Aït Hkem, peut être comparée à la plus grande poupée russe, englobant une structure moins importante qui est taqbilt (la tribu). À l’intérieur de cette dernière, nous trouvons successivement assoun (le clan), puis ighes (lignage), puis akham (famille étendue) et enfin takhan (famille élémentaire), la plus petite entité de la hiérarchie.
En résumé, cette comparaison met en évidence une structure segmentaire complexe composée de multiples unités interconnectées. Cette hiérarchie n’est pas statique et subit des transformations permanentes en fonction de facteurs tels que la mobilité géographique, la généalogie, le rôle et l’importance de chaque entité au sein de la société.
Comme cela a été expliqué précédemment, bien que ces entités soient liées les unes aux autres, cela n’empêche pas l’émergence de conflits où chacune cherche à protéger ses intérêts par rapport aux autres, qu’elles soient similaires ou opposées.
Par ailleurs, certaines structures tribales chez les Hkmaouites peuvent également être comparées à la morphologie humaine, et symboliquement, leurs rôles sociaux correspondent aux fonctions de certains organes du corps. L’entité taqbilt ouafella ou la tribu supérieure, qui exige la réunion des ikswaten (sing. akswat) ou chefs de tribus pour réfléchir, résoudre les affaires intertribales et garantir la paix et l’harmonie du groupe, occupe une position éminente au sein du corps social. Nous pouvons ainsi assimiler son rôle à celui du cerveau ou de la tête, puisqu’il implique la réflexion et la proposition d’actions dans l’intérêt et le bien-être de l’ensemble du groupement.
De son côté, taqbilt (tribu) occupe une place cruciale au sein de la structure du groupe, venant après la tribu supérieure. Elle assume des rôles indispensables, sur le plan politique et socio-économique, tout comme le thorax qui abrite des organes vitaux.
En parallèle, l’entité ighes (os/clan) joue un rôle irréfutable en assurant la liaison avec les autres composantes. Le choix du terme ighes (os) pour décrire cette structure semble revêtir une signification particulière.
D’après les explications du Dr. Michelle Cooreman dans la revue médicale électronique MediPedia concernant la fonction et la structure des os, ses organes remplissent le rôle de soutien structurel de notre corps, assurent la protection des organes internes et facilitent notre mobilité. La moelle osseuse, présente à l’intérieur des os, génère les cellules sanguines (globules blancs et rouges) ainsi que les plaquettes. Par ailleurs, les os jouent un rôle capital dans le métabolisme du calcium et peuvent agir en tant que réservoir de minéraux.
La ressemblance entre les structures sociales et les organes du corps interpelle le concept durkheimien de la solidarité organique. Durkheim considère que la solidarité relie directement l’individu à la société sans aucun intermédiaire. Si l’individu dépend de la société, c’est parce qu’il dépend des parties qui la composent. Pour illustrer cela, Durkheim explique que la solidarité émane des similitudes lorsque la conscience collective englobe notre conscience entière et s’aligne parfaitement avec elle. Cependant, à ce stade, notre individualité est pratiquement absente. Cette individualité ne peut émerger que lorsque la communauté occupe une part moindre en nous.
Il convient toutefois de souligner que la logique segmentaire a été vivement critiquée, et Jacques Berque s’est fortement impliqué dans ce débat. En opposition à l’approche segmentaire proposée par Émile Durkheim et développée par E. Evans-Pritchard, Berque a présenté un raisonnement alternatif en défendant le “dispositif d’assemblage”.
En étudiant la tribu nord-africaine, Berque décrit ce mécanisme comme une règle généalogique qui fonctionne à travers des liens matrimoniaux, des relations de clientélisme, d’allégeance et de voisinage. Ce dispositif permet à la tribu d’intégrer des groupes sociaux provenant de différents horizons, rendant ainsi la tribu ouverte et interactive, plutôt qu’une entité close et segmentaire. Malgré l’importance du lien de parenté dans les relations sociales, les groupes tribaux nord-africains ont été exposés à l’influence d’autres éléments étrangers au sein de leur propre groupe.
Le raisonnement défendu par Jacques Berque demeure non seulement convaincant, mais également étayé par des données historiques et des témoignages que j’ai pu collecter sur le terrain. Un exemple probant est celui du code de l’honneur hkmaouite, qui impose la protection des demandeurs d’asile et considère le refus de l’accorder comme un acte déshonorant. A l’époque de siba, de nombreux étrangers ont été contraints à quitter leur territoire d’origine pour venir s’installer et s’intégrer au sein de ce groupement.
Parmi ces réfugiés, on peut recenser des Chaouis, des Sraghna, des Doukkala, des Abda, ainsi que d’autres individus qui quittaient régulièrement le bled makhzen en raison des persécutions infligées par les caïds ou par crainte de vengeance suite à un crime commis. Ces personnes cherchaient refuge dans le bled siba et bénéficiaient de la protection offerte aux demandeurs d’asile.
Dynamiques familiales et système social
Le système de filiation et de résidence des Hkmaouites est patrilinéaire et patri-virilocal. Selon ce paradigme, la femme quitte son groupe après son mariage pour rejoindre celui de son époux. Elle vit alors sous l’égide de son mari et de ses beaux-parents, tant que son conjoint n’a pas encore décidé de se séparer du foyer parental afin de créer sa propre takhan. Cependant, dans certains cas rarissimes, le couple peut choisir la résidence uxorilocale en s’installant chez les parents de l’épouse.
Au sein de ce groupe, la filiation repose sur la lignée mâle, attribuant ainsi une grande partie du pouvoir à la personne du chef de famille, communément appelé “bab ukham”. Ce système de filiation présente des similitudes avec le patriarcat romain, où le patriarche détient d’importants droits sur les individus et les biens de sa cellule agnatique.
Par ailleurs, lorsque l’un des fils décide de quitter la demeure parentale pour créer son propre foyer, cela ne lui confère pas forcément le même pouvoir et le même statut social que celui de son père tant que ce dernier est encore en vie. Dans cette société, l’autorité est largement centralisée autour du ” bab ukham”, qui occupe généralement la position d’aîné respecté de la lignée patrilinéaire. En tant que patriarche, il joue un rôle décisif dans la prise de décisions familiales, sa parole étant souvent considérée comme la loi suprême.
La cellule agnatique du “bab ukham” englobe ses descendants directs et indirects, ainsi que les biens familiaux. Cela lui octroie le pouvoir d’exercer son autorité sur ses enfants, petits-enfants et autres membres de la famille appartenant à sa lignée. De plus, il détient le droit de gestion des propriétés familiales, des terres et autres ressources, ce qui lui assure ainsi une position de pouvoir économique au sein de la communauté.
Cette concentration du pouvoir entre les mains de “bab ukham” peut avoir des répercussions significatives sur la dynamique sociale et économique de la société. Elle peut contribuer à la formation de structures hiérarchiques solides, où les membres de la famille se trouvent souvent soumis à l’autorité du “bab ukham”, ce qui peut renforcer la cohésion et la stabilité au sein du groupe, mais peut également limiter l’autonomie individuelle et la prise de décision des autres membres de la famille.
Le mariage préférentiel, en particulier entre cousins parallèles du côté paternel, joue un rôle crucial dans la préservation de la richesse au sein du même lignage. Les filles sont fréquemment mariées à leurs cousins parallèles du côté paternel. Autrefois, les cousins parallèles patrilinéaires jouissaient d’une préférence privilégiée par rapport à tous les autres hommes du groupe, et ils pouvaient même recourir à la force pour empêcher les liaisons de leurs cousines avec d’autres hommes. Aucun de ces mariages ne pouvait être conclu, excepté dans les cas où le cousin en question n’exprimait aucun intérêt pour la cousine concernée, renforçant ainsi les liens de parenté et préservant les biens et les ressources au sein du lignage patrilinéaire.
Les mariages entre cousins parallèles du côté paternel étaient souvent arrangés et planifiés avec soin pour maintenir cette continuité de patrimoine. Les familles considéraient ces alliances comme un moyen de préserver leur statut social, leur influence et leur pouvoir. En consolidant les liens familiaux à travers ces mariages, le groupe pouvait assurer sa cohésion et sa solidarité, renforçant ainsi sa position au sein de la société plus large.
En outre, après le mariage, si l’union se termine par un divorce ou par le décès du mari sans enfants, la jeune veuve ou divorcée rejoint à nouveau son groupe agnatique d’origine. Elle le réintègre et y demeure membre jusqu’à ce qu’une nouvelle situation soit décidée ou arrangée.
Comme il a été évoqué précédemment, la solidarité constitue le pilier fondamental de la famille hkmaouite, où le lien de parenté implique un devoir mutuel d’entraide entre ses membres. Les individus sont étroitement liés par le principe de fraternité, créant ainsi une forte homogénéité au sein du groupe.
En ce qui concerne la dynamique du pouvoir au sein de la famille, en mettant l’accent sur les fonctions et la position occupée par bab ukham (chef du foyer) et lal ukham (matriarche), les observations participantes ainsi que les témoignages recueillis concordent largement avec le compte rendu du Capitaine Querleux sur les Zemmour, comme publié dans les Archives Berbères (1915-1916).
Ainsi, lorsque les descendants mâles prennent la décision de quitter le foyer parental, cela est souvent mal perçu par les parents. En cas de désaccord entre le père et son fils, l’assemblée du lignage intervient pour tenter de résoudre le malentendu. Toutefois, si la situation persiste malgré les tentatives de réconciliation et que le fils reste déterminé à partir, il conserve le droit de faire ce choix. En général, ce sont souvent les fils qui aspirent à rompre avec l’autorité du père et du frère aîné pour réclamer leur autonomie dans la prise de décisions concernant leur avenir. Ainsi, en partant, ils emportent avec eux leur feu (abraw), assumant ainsi la responsabilité de subvenir aux besoins de leur propre famille.
En outre, bien que le pouvoir soit centralisé entre les mains du patriarche, la matriarche exerce également une influence significative au sein de la famille. Ses enfants et belles-filles ont la responsabilité morale et sociale de lui témoigner du respect. Tout acte de désobéissance de la part des belles-filles peut avoir des répercussions graves, parfois allant jusqu’à des sanctions physiques ou même des divorces. Dans de tels cas, les fils qui refusent de tolérer les mauvais traitements infligés à leurs épouses quittent alors le domicile familial pour établir leur propre takhan.
Le rôle de la matrone est de veiller attentivement à la bonne conduite de ses filles et belles-filles, et elle s’assure de maintenir l’harmonie au sein du groupe familial tout en faisant respecter les règles établies. Son rôle est crucial pour assurer la stabilité et le respect des valeurs de la communauté au sein de la famille.
La mère dirigeante exerce également un contrôle minutieux sur l’organisation des tâches ménagères en attribuant des rôles spécifiques à chacune. Les belles-filles sont tenues de respecter rigoureusement leur tour de rôle (tawala) à ce propos, sous peine d’être rappelées à l’ordre ou réprimandées par leurs maris.
La matriarche a aussi la responsabilité de conserver la clef des provisions, et personne ne peut ouvrir la réserve alimentaire sans obtenir préalablement sa permission. Aicha, âgée de soixante-quatorze ans, partage son témoignage à ce sujet: “Nous étions trois belles-filles vivant ensemble sous le même toit avec nos époux et nos beaux-parents, ce qui n’était pas sans difficultés. Chaque matin, nous nous levions tôt pour accomplir les tâches ménagères que notre belle-mère nous attribuait. Ces responsabilités comprenaient la traite des brebis, des chèvres et des vaches, le nettoyage de la bergerie, le puisage de l’eau, le pétrissage et la cuisson du pain, la préparation des repas, ainsi que le balayage”.
L’autorité de la cheffe du foyer pourrait être contestée en raison de “son injustice”, selon les belles-filles. Aicha raconte une histoire illustrante : Mes deux belles-sœurs, expertes dans “l’azetta” (tissage de tapis), nous apportaient leur aide avant de se consacrer à leurs propres créations. Ma belle-mère, quant à elle, supervisait davantage qu’elle n’agissait directement. Un jour, l’épouse de mon beau-frère cadet a exprimé son mécontentement face à la répartition des tâches, notant que nos belles-sœurs semblaient moins impliquées. Cependant, ses remarques ont été critiquées et elle a persisté dans l’expression de ses sentiments. Le soir, une fois son mari rentré, sa mère lui a rapporté l’incident. Malheureusement, elle a dû faire face à des conséquences sévères et a quitté la maison pour retourner chez ses parents. Malgré les tentatives de réconciliation, elle n’est jamais revenue.
Par ailleurs, les enfants et les femmes dans les foyers hkmaouites sont considérés comme une main-d’œuvre produisant les biens familiaux, mais seul le patriarche a le pouvoir de les gérer. La position de bab ukham et le pouvoir important dont il jouit au sein de son propre groupe reflètent clairement une tendance à la domination. Ce contrôle est la clé même de la richesse et de la puissance, et constitue la cause de tous les conflits sur l’héritage des biens familiaux.
En observant l’évolution du système social de ce groupement, plusieurs pratiques ont considérablement changé au fil du temps en raison de l’évolution des valeurs sociales. De nos jours, les Hkmaouites ne maintiennent plus une attitude stricte à l’égard du mariage entre cousins en tant qu’option privilégiée, et les choix matrimoniaux sont davantage influencés par des considérations personnelles telles que l’amour et la compatibilité.
Rachid, un jeune ouvrier travaillant à Rabat, partage son témoignage au sujet de son mariage avec sa femme issue de Kénitra (environ 40 kilomètres au nord de la ville de Rabat) “ j’ai croisé le chemin de ma femme à Rabat, dans l’usine où nous travaillons tous les deux. Je me rappelle que nous avons rapidement ressenti une attraction mutuelle, ce qui nous a poussés à entamer une relation. Après trois mois, nous avons décidé de franchir le pas et de nous marier. Avant cela, il me fallait aborder le sujet avec ma mère et la convaincre. Cela s’est avéré bien plus délicat que je ne l’imaginais, en grande partie parce que ma mère souhaitait que je choisisse sa nièce comme épouse, alors que je n’avais aucun sentiment envers elle“.
La maman de Rachid a été fortement contrariée par le faite que sa future belle-fille ne venait ni de leur région ni d’un groupe proche, de plus elle ne parlait pas non plus le berbère ” je concède volontiers que cela s’est avéré être une entreprise quasiment irréalisable. J’ai dû faire appel à mon oncle pour tenter de la faire changer d’avis. La relation entre ma mère et mon épouse était tendue jusqu’à l’arrivée de notre premier fils, un événement qui a tout changé. De plus, ma femme a fait un effort considérable pour s’intégrer dans la famille en apprenant à parler notre langue, même avec son accent qui amuse tout le monde”.
Le rôle de la famille et de la tribu dans l’organisation sociale, ainsi que les relations au sein du même groupe, perdent progressivement de leur importance sous l’influence de divers facteurs liés, en premier lieu, à l’urbanisation qui entraîne des changements dans la structure socioéconomique. Les membres de la famille sont de plus en plus dispersés géographiquement, motivés par la recherche d’opportunités d’emploi et d’une meilleure qualité de vie dans les zones urbaines.
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En outre, l’essor croissant de l’individualisme dans les sociétés modernes a profondément influencé les fondements de ce groupe, initialement basés sur la solidarité et l’entraide. Désormais, les individus accordent une priorité accrue à leur épanouissement personnel plutôt qu’aux obligations familiales. De plus, l’accès élargi à l’éducation et aux opportunités professionnelles a renforcé l’autonomie individuelle, en particulier pour les femmes, en leur offrant davantage de choix et d’indépendance dans leur vie.
Ces facteurs ont contribué à façonner de nouvelles dynamiques sociales au sein de la société hkmaouite, caractérisées par un changement d’orientation vers des principes plus contemporains tout en conservant une part de l’héritage culturel et des valeurs de sa communauté.
Samira, une jeune enseignante de la littérature française résidant à Tanger, est un exemple concret de ce changement, elle explique à ce propos : Pour moi, il n’y a pas de question à se poser. J’ai toujours été celle qui décide de ma propre vie, en assumant pleinement les conséquences, même si cela peut parfois déplaire à mes proches. Ma fierté pour ma communauté et ma culture est incontestable, mais je défends également mon droit à prendre mes propres décisions.
Ainsi, les femmes, autrefois confinées à des rôles restreints et souvent considérées comme une main-d’œuvre sous la tutelle du chef de famille, bénéficient à présent de plus d’opportunités pour entreprendre des carrières professionnelles et s’impliquer dans des activités en dehors du cadre familial et tribal.
A suivre…
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