Tragédie dans le Maroc précaire
Casablanca, vendredi 8 septembre à 23h11. La terre tremble à Casablanca. Comme tous les habitants de la capitale économique, on sort, puis on commence à chercher à savoir ce qu’il se passe. Tremblement de terre. On cherche l’information fondamentale : l’épicentre est dans le Haouz, pas loin de la commune rurale d’Ijoukak.
Ijoukak. C’est dans cette commune rurale où se trouvent bon nombre de villages enclavés, tout au long de la route qui relie Marrakech à Taroudant. Ijoukak est située dans le caïdat de Talat N’Yaaqoub, une toute petite localité qui abrite une Dar Taliba, mais aussi le foyer de jeunes filles appartenant à Insaf. Ces deux structures hébergent les jeunes filles qui, envers et contre tout, ont décidé de se battre pour continuer leurs études au-delà du primaire. Et qui reviennent de loin. Elles ont été déscolarisées, parfois plusieurs années durant, ont travaillé comme petites bonnes dans les « grandes maisons » de Marrakech, Casablanca et Rabat et ont été récupérées par l’association Insaf, et surtout par Omar Saadoun (nouvellement retraité) et sa petite équipe (Khadija El Allaly, Amal Mouhcine et Larbi Bakhouz), grâce au programme de lutte contre le travail domestique, qu’ils ont mené depuis deux décennies. « Dar Taliba a été partiellement détruite et je ne parviens pas à contacter mes filles », s’alarme Omar Saadoun, en contact permanent avec la région pour démarrer dès que possible l’envoi des aides pour la région.
C’est dans cette région durement touchée par le séisme et aujourd’hui partiellement ou totalement détruite, que j’ai eu le privilège d’accompagner Omar Saadoun, notamment à Aghbar, au Sud de Talat N’Yaaqoub. Dans ce village éloigné de la route nationale, auquel on accède par une piste accidentée, une bonne partie des enfants ont dû abandonner leurs études à la fin du primaire. J’y ai rencontré Nora qui a réintégré l’école après avoir travaillé comme petite domestique à Marrakech. Elle s’est confiée : « J’ai été battue et insultée parce que je ne faisais pas le ménage comme il fallait, selon leurs critères bien sûr. On m’empêchait parfois de dormir en paix. Quand je voyais les filles dans la rue aller à l’école, je pleurais toute seule dans mon coin. Je ne suis pas un cas isolé. Dans le village, il y a plein de filles qui travaillent encore à Casablanca et dans les grandes villes. » Pour atteindre la route, Nora doit marcher plus de 7 kilomètres avant d’emprunter un transport pour les 54 kilomètres qui la sépare d’Ijoukak. Elle doit faire face à la rareté des transports. L’hiver, la piste est impraticable, surtout après des chutes de neige. Mais Nora a décidé de ne pas baisser pas les bras et de continuer ses études…
Dans ce village niché dans la pierre, où les maisons sont en pisé et où on manque de tout, j’ai eu le privilège de rencontrer un jeune homme, Brahim Aït Bouzni, un jeune acteur associatif et premier bachelier d’Aghbar, qui a fait de la réinsertion des filles des douars les plus enclavés de la région la cause de sa vie. Il m’a parlé de douars encore plus enclavés où la population vit dans le dénuement le plus total : Ouidrane, Imlil, Mkayate. Il m’a confié : « Cette région souffre beaucoup de son enclavement. Nous avons un taux très élevé d’abandon scolaire, mais nous souffrons également de problèmes comme l’absence de médecins au dispensaire d’Aghbar où résident entre 600 et 700 habitants. Bon nombre de nos enfants n’ont pas été vaccinés ». Avec d’autres jeunes de la région, il a créé l’association Tifaouine, lumière en amazigh, afin que tous les enfants de la région aillent à l’école, pour que les filles reprennent leurs études, pour que la zone soit désenclavée… Je ne l’ai pas encore eu au téléphone…
Autre région de désolation frappée par le séisme, Chichaoua et Imintanout, où j’avais également accompagné Omar et d’autres acteurs de la société civile pour travailler sur les domestiques mineures. C’est la région qui était d’ailleurs réputée à l’échelle nationale comme fournisseuse de main d’œuvre domestique mineure. À Idouirane, j’ai rencontré Naïma, aujourd’hui bachelière : « Cela a duré trois ans. Mon père était âgé et ne pouvait plus travailler. J’ai travaillé durant ces années chez trois familles. J’ai enduré tous types de violences : insultes, gifles, punitions de tous sortes, mais si tu veux vivre, il ne faut plus penser à tout cela. » D’autres douars encore plus enclavés, Lalla Aziza, Aït Haddou w Youssef, Tenmesst, Togani, Tamouddat, Tamegrout, enregistrent des taux d’abandon scolaire record, à cause de la pauvreté bien sûr, mais aussi de la maladie ou du décès de l’un des deux parents. Sur place, j’ai rencontré des militants qui se battaient avec les maigres moyens du bords, et des filles et des garçons qui rêvaient d’une vie meilleure.
Aujourd’hui, j’ai une pensée émue pour toutes ces personnes dont j’ignore encore le sort. Et un sentiment de colère devant tant d’injustice…