Pacte de Tada et Droit coutumier hkmaouite
* Par Fatiha AAROUR
Les Aït Hkem ont élaboré un ensemble de règles coutumières propres à leur culture et à leur mode de vie pour réguler divers aspects de leur quotidien. Ces coutumes étaient constamment adaptées en réponse aux changements de leur contexte et de leur environnement.
Les Berbères du Maroc ont développé un ensemble de règles juridiques non écrites, désignées localement comme “azerf” ou “urf”, en fonction des régions. Ces règles coutumières, inspirées par les besoins des circonstances, étaient toujours appliquées, même après l’avènement de l’islam et son influence grandissante en Afrique du Nord.
Dans les zones urbaines ou les régions fortement islamisées, les savants de la religion musulmane intégraient généralement les coutumes berbères dans le système de jurisprudence islamique, pour autant qu’elles ne contreviennent pas délibérément aux principes fondamentaux de la charia.
De manière similaire à de nombreux autres groupes berbères, les Aït Hkem ont élaboré un ensemble de règles coutumières propres à leur culture et à leur mode de vie pour réguler divers aspects de leur quotidien. Ces coutumes étaient constamment adaptées en réponse aux changements de leur contexte et de leur environnement.
Avant d’approfondir l’analyse du système juridique et judiciaire spécifique à la communauté des Hkmaouite et à son évolution au fil du temps, il est crucial de mettre en évidence les différentes instances judiciaires qui coexistaient au Maroc avant l’instauration du protectorat français.
Dans un article paru dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord (1965), intitulé “La réforme de la justice au Maroc : La loi d’unification”, Jean Sauvel décrit le paysage judiciaire pré-protectorat composé de cinq ordres de juridiction distincts de la manière suivante :
Justice du chraâ
Au sein du paysage judiciaire pré-protectorat, la justice du Chraâ occupait une position centrale. Opérant conformément aux principes de la loi islamique, la chariâa, elle se manifestait par le rôle essentiel joué par les cadis, ces juges spécialisés dans l’application de la loi et des principes de la jurisprudence islamique. Les cadis, en tant qu’autorité judiciaire au sein de ce système, avaient pour mission d’orchestrer la résolution des affaires civiles et religieuses, en s’inspirant des enseignements du coran et des hadiths (paroles du prophète).
Dans ce modèle, les cadis étaient bien plus que de simples médiateurs de litiges. Ils assumaient également le rôle de gardiens des normes morales et religieuses, renforçant ainsi leur position en tant que piliers fondamentaux de l’ordre social et religieux. Au sein de ce contexte judiciaire, les cadis abordaient une variété de questions, allant des contrats et transactions commerciales aux aspects du mariage, du divorce et de l’héritage.
La justice du Chraâ ne se bornait pas à la résolution de conflits; elle visait aussi au respect des normes religieuses et éthiques de la société. Dans son ensemble, elle dépassait le cadre d’un simple système légal pour représenter une fusion élaborée entre les principes islamiques et les exigences pratiques de la vie quotidienne. Cela soulignait de manière frappante le rôle central de la religion dans les aspects juridiques et sociaux des régions où ce paradigme était en vigueur.
Justice du makhzen
Ce modèle constituait un exemple distinct au sein du système juridique marocain de l’époque pré-protectorat. Il se caractérisait davantage par une approche administrative que judiciaire, mis en œuvre par les caïds et les pachas dans les zones où l’autorité du makhzen était solidement établie. Ces agents de premier plan au niveau local agissaient comme délégués du pouvoir exécutif. Leur tâche principale était de gérer la justice au nom de l’administration du Sultan.
Cette forme de justice se distinguait souvent par sa dimension politique. Au-delà de la simple résolution de conflits, elle était étroitement liée à la préservation de l’ordre public et à la sauvegarde des intérêts du pouvoir central. Les caïds et les pachas jouaient un rôle crucial dans le maintien de la stabilité et de la souveraineté du territoire dominé en prenant des décisions alignées sur les objectifs et les directives de l’administration du sultan.
Les affaires traitées dans le cadre de la justice du makhzen étaient variées, couvrant des questions de sécurité, de contrôle des frontières et de la gestion des ressources locales. En raison de son lien étroit avec les aspects politiques et administratifs, cette forme de justice pouvait exercer une influence sur la gouvernance à différents niveaux. Les décisions prises par les caïds et les pachas avaient souvent des répercussions dépassant le cadre strict du légal, touchant aux dynamiques du pouvoir et aux relations entre les différentes strates de l’administration.
La justice du makhzen pouvait être interprétée comme un instrument pour maintenir l’autorité du Sultan dans les régions éloignées du pays. Elle contribuait également à assurer la cohésion du territoire en instaurant des règles et des régulations uniformes dans les zones relevant de l’administration du Sultan.
Cependant, il est important de mettre en évidence que ce modèle de justice était sujet à des critiques en raison des abus et des décisions arbitraires émanant des caïds et des pachas. Ces problèmes déclenchaient fréquemment des rébellions dans les régions non soumises. De tels éléments remettaient en question la véritable équité et justesse de ce système.
Justice rabbinique
Ce système constituait le fondement central de la vie juridique au sein de la communauté juive marocaine, se distinguant par sa propre autonomie et spécificité. Durant l’ère pré-protectorale, cette forme de justice était sous la direction de rabbins respectés, connaissants et dotés d’une profonde compréhension de la loi juive et des coutumes ancestrales.
La justice rabbinique jouait un rôle crucial dans la sauvegarde de l’identité et de la cohésion de cette communauté. Les rabbins, en qualité de gardiens des enseignements religieux et des traditions séculaires, étaient chargés de régler les affaires personnelles et successorales spécifiques aux membres de la communauté. Les questions liées au mariage, au divorce, à l’héritage et autres aspects du quotidien étaient soumises à leur autorité.
Ce modèle de justice s’appuyait sur une interprétation approfondie de la Torah, du Talmud et d’autres sources religieuses hébraïques. Les rabbins écoutaient les arguments des parties impliquées et s’efforçaient de prendre des décisions conformes aux préceptes religieux et aux valeurs de la communauté. Leur expertise leur permettait de résoudre des situations complexes en appliquant les principes de la loi juive aux circonstances spécifiques de chaque cas.
L’impact de la justice rabbinique sur la vie sociale et culturelle des juifs marocains était significatif. Elle contribuait au maintien de l’ordre et de la stabilité au sein de la communauté en fournissant un cadre de résolution des conflits adapté à des besoins uniques. De plus, cette forme de justice renforçait le sentiment d’appartenance et d’unité parmi les membres de la communauté, en reconnaissant et préservant les normes traditionnelles et religieuses.
Justice consulaire
La justice consulaire au Maroc, avant l’établissement du protectorat, met en évidence les dynamiques complexes qui régissaient les relations entre les ressortissants étrangers et les autorités locales. Ce modèle découlait des accords de capitulation, des traités bilatéraux conclus entre le Maroc et diverses puissances européennes, qui octroyaient des droits et privilèges spécifiques aux citoyens étrangers vivant ou commerçant dans le pays.
La justice consulaire permettait aux ressortissants étrangers de bénéficier de la juridiction de leurs consulats respectifs pour les questions civiles, commerciales et pénales. Ainsi, ils étaient soumis aux lois de leur propre pays, appliquées par les tribunaux consulaires, indépendamment des lois locales marocaines.
Les tribunaux consulaires avaient compétence pour résoudre divers litiges, allant des désaccords commerciaux aux questions d’héritage et de propriété. Ils jouaient un rôle crucial dans la protection des droits et intérêts des ressortissants étrangers. Toutefois, ce système ne manquait pas de susciter la controverse. Son application pouvait engendrer des tensions avec les autorités locales et faire l’objet de critiques de la part de ceux qui y voyaient une ingérence étrangère dans les affaires intérieures du pays.
En résumé, la justice consulaire avant l’établissement du protectorat illustre les interactions entre le pays et les puissances extérieures. Ce modèle reflétait les efforts pour équilibrer les intérêts des étrangers résidant au Maroc avec les besoins et les valeurs de la population locale.
Justice coutumière
La justice coutumière, largement prédominante dans les zones rurales, était gérée par les assemblées tribales et jouait un rôle fondamental dans le quotidien des habitants. Profondément enraciné dans les traditions, les normes sociales et les coutumes ancestrales, ce système judiciaire reflétait la manière dont les communautés locales géraient leurs affaires internes et maintenaient l’ordre au sein de leur société.
Contrairement aux systèmes juridiques religieux, qui s’appuient sur des textes sacrés et des doctrines souvent rigides, les règles coutumières des populations non urbaines étaient adaptées à leurs besoins et valeurs spécifiques. Ces règles laïques flexibles étaient développées et appliquées en fonction de considérations sociales, culturelles et pragmatiques.
La base de la justice coutumière résidait dans un ensemble de règles, de valeurs et de pratiques transmises de génération en génération. Ces normes coutumières couvraient un éventail varié de domaines, allant des conflits liés à la propriété foncière et aux affaires familiales jusqu’aux enjeux commerciaux et aux relations de voisinage. Le respect de ces coutumes était vital pour maintenir l’harmonie et la cohésion au sein des communautés.
Les membres des autorités judiciaires coutumières, souvent des aînés ou des figures respectées au sein de la communauté, jouaient un rôle central dans la résolution des conflits. Leurs décisions étaient guidées par le cadre culturel, religieux et traditionnel de leur société. Dans ce système, l’accent était souvent mis sur la médiation, la réconciliation et le rétablissement de la paix, plutôt que sur une punition rigoureuse.
Un aspect particulièrement notable de la justice coutumière résidait dans son caractère participatif. Les membres de la communauté étaient fréquemment impliqués dans le processus décisionnel, agissant en tant que parties prenantes, témoins et conseillers. Cette approche renforçait le sentiment de responsabilité collective et renforçait les liens sociaux.
La justice hkmaouite à travers le temps
Le système légal et judiciaire au sein de la communauté d’Aït Hkem opérait principalement conformément aux normes et aux règles coutumières. Les instances judiciaires de ce modèle étaient incarnées par les aînés vénérés, les chefs de tribu et d’autres individus influents au sein du groupe. Les mécanismes de résolution de conflits, tels que la médiation et la conciliation, ainsi que l’implication de la communauté, jouaient un rôle crucial dans le processus de la justice coutumière de cette communauté.
Ce système était conçu pour répondre aux besoins particuliers du groupe et pour préserver son identité et sa cohésion interne. Son objectif principal était de réguler les affaires internes, de résoudre les conflits qui pouvaient survenir et de maintenir l’ordre social. Tout en s’appuyant sur les normes et les règles coutumières, ce système avait pour but de garantir que les interactions au sein de la communauté se déroulaient de manière harmonieuse et en accord avec les valeurs partagées.
Au cœur de cet ordre juridique se trouvaient l’autorité judiciaire coutumière, qui était souvent représentée par des individus possédant une connaissance approfondie des traditions et des normes qui régissaient la vie quotidienne. Ils étaient chargés de trancher les litiges, de prendre des décisions et de résoudre les conflits, en utilisant leur sagesse et leur expérience pour garantir des solutions justes et équitables.
Le processus de résolution des conflits dans ce système était souvent caractérisé par la médiation et la conciliation. Plutôt que de privilégier la punition ou la confrontation, l’accent était mis sur la recherche d’une solution qui rétablirait l’harmonie et préserverait les bonnes relations au sein de la communauté. L’autorité judiciaire coutumière avait aussi pour rôle de faciliter le dialogue entre les parties en conflit, d’écouter leurs points de vue et de les guider vers un accord mutuellement acceptable.
Un aspect remarquable de ce système est le rôle actif de la communauté dans le processus judiciaire. Les décisions prises par l’autorité coutumière étaient souvent le fruit d’une réflexion collective, où les membres du groupe étaient consultés, leurs opinions étaient prises en compte et leur soutien était crucial pour mettre en œuvre les décisions prises.
Il est essentiel de noter que les Hkmaouites employaient le terme dérivé de l’arabe “urf” pour désigner la coutume qui régissait tous les aspects de leur vie sociale. Au sein de cette communauté, la connaissance de la chariâa (loi islamique) était plutôt très limitée. L’urf des Hkmaouites représentait un ensemble de coutumes laïques, non codifiées, qui se distinguaient par leur adaptabilité et leur souplesse face à divers contextes afin de répondre aux besoins changeants de la communauté.
Ces règles coutumières naissaient souvent de l’observation et de l’expérience accumulée au fil des générations. Elles prenaient forme à partir des interactions sociales, des enseignements transmis de génération en génération et des réponses pratiques aux défis rencontrés par la communauté. En ce sens, ces règles incarnaient un savoir populaire et collectif, forgé progressivement en accord avec les besoins de la vie quotidienne.
Le processus de création des règles coutumières était profondément enraciné dans la culture et l’histoire de ce groupe. Les aînés jouaient un rôle central dans la transmission de ces règles. Leur expérience et leur sagesse étaient mises à profit pour identifier les meilleures pratiques et les valeurs à suivre.
La flexibilité et l’adaptabilité des règles coutumières étaient essentielles pour répondre à la diversité des situations auxquelles la communauté étaient confrontée. Ces règles n’étaient pas imposées de manière autoritaire, mais plutôt acceptées et intériorisées par les membres de la communauté. Elles reflétaient les normes éthiques et les principes qui façonnaient leur vie, tout en laissant une marge de manœuvre pour répondre aux circonstances particulières.
Les règles coutumières jouaient un rôle de première importance en établissant un cadre normatif intrinsèque à la détermination des conduites jugées contraires aux normes, valeurs, croyances, et principes moraux et sociaux caractérisant la société Hkmaouite. Il est manifeste que ces règles ne se bornaient pas à la simple définition des comportements assimilables, à des actes criminels ou délictueux, mais transcendaient cette fonction en se déployant jusqu’à la spécification des réponses pénales appropriées pour chaque violation constatée.
Par ailleurs, l’échelle des sanctions, généralement structurée par un ajustement proportionnel en fonction de la sévérité de l’infraction, de la présomption d’innocence chez l’auteur, ainsi que des circonstances intrinsèques à l’acte répréhensible, met en lumière une diversité de démarches allant des compensations tangibles ou symboliques, jusqu’aux mesures punitives.
D’après mes échanges avec l’historien Mouloud Achak, le vol commis en dehors de la tribu n’était pas considéré comme un délit chez les Aït Hkem, mais plutôt comme un acte de bravoure, surtout lorsqu’il ciblait une tribu rivale. En contraste, le pillage à l’intérieur de la même tribu était vivement désapprouvé et entraînait des répercussions variables en fonction de la valeur des biens dérobés. Ainsi, un individu qui volait les membres de sa propre communauté était déshonoré et exclu de son cercle social.
Certaines pratiques juridiques constatées au sein de la communauté hkmaouite témoignent de similitudes notables avec les fondements essentiels de le renommé code d’Hammurabi, qui prônait la notion de réciprocité des peines. À cet égard, Achak approfondit sa réflexion en exprimant : “Les individus victimes étaient investis du droit de procéder eux-mêmes à l’exercice de leur justice. Si un individu me soustrayait par vol, j’étais en droit de le déposséder en retour. Si quelqu’un portait atteinte à la vie d’un de mes proches, il m’était loisible de lui infliger une sanction équivalente”. Cependant, dans la plupart des cas, les litiges étaient portés devant la djmaâte, qui veillait au bon déroulement du procès.
En ce qui concerne l’organisation judiciaire, il est essentiel de noter que le système procédural précolonial de ce groupe ne reconnaissait pas le rôle du cadi (juge). Les litiges quotidiens étaient résolus initialement de manière amiable, et seulement en cas de différends importants, tels que les contestations de terrain, les délits graves et les crimes, l’assemblée tribale (djmaâte) était sollicitée. A cet égard, l’assemblée désignait une entité composée des aînés de la communauté ainsi que d’individus répondant à des critères spécifiques, formant ainsi une sorte d’instance judiciaire chargée de résoudre le conflit.
D’après les affirmations de Mouloud Achak, l’élection des juges au sein de cette institution relevait d’un processus méticuleux, guidé par des critères cruciaux. Parmi ces éléments clés figuraient une profonde familiarité avec les coutumes, les traditions et le code de l’honneur. Une expérience affinée par le temps, une réputation solide et un respect gagné au sein de la communauté sont également requis. De plus, l’exigence d’impartialité et l’approbation manifeste de la collectivité, combinées à une habileté reconnue en matière de médiation et de résolution des conflits, étaient autant de qualités recherchées avec attention. Les audiences judiciaires se déroulaient de manière solennelle, que ce soit chez le chef de la tribu ou dans la résidence d’un notable de l’assemblée.
Le capitaine Querleux (Archive Berbère 1915-1916) confirme que dans certaines situations, la nature particulière des conflits exigeait l’intervention de personnes plus âgées, renommées pour leur intégrité, leur impartialité et leurs compétences juridiques, ou du moins pour la pertinence de leurs jugements.
En outre, le processus des affaires impliquait que chaque plaignant se présentât avec un garant, généralement sélectionné parmi les membres de son propre lignage. Ce garant avait pour responsabilité de superviser l’exécution de la décision émise et de s’engager à régler les amendes si l’accusé était dans l’incapacité de les acquitter.
Tout au long du procès, le rôle du dellal (un terme d’origine arabe signifiant indicateur) était fondamental et spécifique. Les victimes avaient l’habitude de solliciter ce professionnel qui jouait un rôle clé en tant qu’intermédiaire essentiel entre la victime et le processus judiciaire.
Selon les témoignages de certains aînés hkmaouites le “dellal” avait la tâche de collecter des données et des preuves, rassemblant les détails nécessaires pour appuyer la plainte formulée. En contrepartie de ses services, il recevait une rémunération, tout en préservant son anonymat pour éviter d’éventuelles représailles. Cette confidentialité était primordiale pour maintenir son impartialité et pour garantir que son rôle d’indicateur ne soit pas influencé par des facteurs externes indésirables.
Pendant les procédures judiciaires, les membres de l’instance avaient la possibilité de recourir au serment supplétoire. Les juges pouvaient le proposer à l’une des parties, dans des conditions spécifiques, afin de renforcer leur conviction et de combler les lacunes des preuves. Dans de tels cas, d’après plusieurs témoignages, les anciennes Hkmaouites prenaient solennellement le sang et le lait maternel comme témoins d’une affirmation ou d’une promesse, en prononçant les paroles « wa haq idammen » ou « wa haq aboubbou » (je jure sur le sang, ou je jure sur le sein). Cette pratique semblait refléter des croyances religieuses très anciennes. La note de l’agent de l’administration coloniale, Godbarge (dans son Essai sur la coutume des Aït Zuggwat, 1936-1966) souligne à cet égard que la coutume locale est teintée d’une forme de mysticisme, comparable à la sacralité du serment supplétoire, qui présente des similitudes avec les ordalies germaniques ou les épreuves du poison dans les régions africaines.
Le symbolisme inhérent au sang et au lait au sein des coutumes d’Aït Hkem, en particulier dans le contexte du serment, pourrait refléter une forme de transcendance mystique de ces éléments humains, dépassant leur simple rôle physiologique. Perig Pitrou (dans son article “Substances vitales et configurations agentives. À propos : Les Fluides d’Aristote de S. D’Onofrio”, Techniques & Culture, 2015/2 (n° 64)) explore cette dimension en mettant en évidence que, par-delà les aspects du quotidien – où se manifestent les techniques corporelles et les principes de la sagesse populaire, ainsi que les représentations visuelles traduisant des idées plus complexes sur la circulation des fluides – les rituels constituent un champ d’investigation fertile pour l’anthropologie. Les manipulations de substances, qu’elles soient d’origine humaine ou animale, jouent un rôle central dans d’innombrables rituels qui, en les dissociant des corps, leur confèrent une multiplicité de rôles. Ces pratiques ne se limitent pas uniquement aux aspects physiologiques, mais orchestrent également des processus vitaux à l’échelle des communautés et de leur environnement.
Ainsi, avant que les membres de l’instance coutumière prononcent leur verdict, l’accusé bénéficiait de la présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire, ce qui représentait un principe fondamental. Ce principe était observé avec un sérieux particulier jusqu’à l’énoncé du jugement. Les membres de la communauté accordaient une grande importance à cette norme, reconnaissant qu’elle préservait les droits individuels et garantissait un traitement équitable au sein du système juridique coutumier. Les procédures de jugement étaient ainsi empreintes de prudence et de diligence.
À la suite des délibérations d’une instance coutumière, et après un examen approfondi et une qualification des événements conformément aux coutumes, et en cas de besoin, en ayant recours à la jurisprudence, les verdicts pouvaient revêtir diverses formes en fonction de la gravité du crime ou de l’infraction. Il convient de mettre en avant que la peine de mort et l’emprisonnement étaient en contradiction avec les valeurs et les normes qui prévalaient parmi les Hkmaouites, et par conséquent, ils n’ont jamais été mis en application.
Par conséquent, dans les cas moins sérieux, ces réparations pouvaient impliquer le versement d’une compensation financière à la partie lésée, appelée “lekhdit”. La détermination de ce dédommagement se faisait en prenant en compte le préjudice subi, dans le but de rétablir l’équilibre et de promouvoir la réconciliation entre les parties
Dans certaines circonstances, les verdicts pouvaient également pencher en faveur d’un arrangement accompagné d’une compensation rituelle. Des cérémonies de réconciliation, appelées “nssaf” et prenant la forme d’un somptueux festin (tamghroust), étaient instaurées, exigeant le sacrifice d’un ou de plusieurs moutons. Ces cérémonies incluaient parfois des gestes symboliques, scellant ainsi la fin des conflits et marquant le début du processus de réconciliation entre les parties concernées.
En parallèle des sanctions de nature légale, existaient également des sanctions sociales. Les contrevenants risquaient d’être soumis à des mesures pouvant entraîner la perte de réputation ou de statut au sein de la collectivité.
En dernier lieu, l’exil pouvait être envisagé comme une mesure disciplinaire, notamment dans les cas de meurtre ou d’autres délits graves. La personne coupable était alors contrainte de quitter la communauté pour s’établir ailleurs, s’éloignant ainsi de son groupe d’origine. L’exil, équivalent à une exclusion du tissu social, engendrait des répercussions graves, bien au-delà d’une simple punition. Son objectif principal résidait dans la préservation de la cohésion sociale et de l’équilibre au sein de la communauté. Parallèlement, cette mesure visait à évincer l’individu coupable de son environnement coutumier, le soustrayant de la sorte à ses habitudes quotidiennes et le dissociant de ses attaches relationnelles.
Dans ce système judiciaire, il est impératif de souligner que la possibilité de contester les jugements prononcés par l’instance déléguée était complètement exclue. Les jugements étaient considérés comme le fruit d’une réflexion minutieuse menée par des individus respectés pour leur sagesse et leur connaissance des traditions. Cette immuabilité avait pour objectif de maintenir la confiance dans le système de justice coutumier en évitant tout trouble majeur au sein du groupe. Le capitaine Querleux rapporte à ce propos que beaucoup de « personnes préféraient cette juridiction patriarcale, en laquelle ils avaient confiance, et qui était moins susceptible d’être achetée. »
Par ailleurs, les cas de meurtre, qu’ils soient délibérés ou non, étaient rarement soumis au jugement de l’assemblée tribale. La validité de la vengeance personnelle était reconnue “pour ceux qui ne reconnaissaient d’autre autorité que celle de leurs armes”, ainsi que l’a exprimé le capitaine Querleux dans sa note (Archives Berbères (1915-1916). En effet, le meurtrier se trouvait face à deux alternatives : quitter définitivement le groupe, entraînant la confiscation de l’ensemble de ses biens par la famille de la victime, ou bien payer le prix du sang, dit “deïete” en berbère local, afin de pouvoir réintégrer son groupe en toute sérénité.
Pour ceux qui disposaient des ressources financières nécessaires pour résoudre les litiges résultant d’un meurtre, la famille du coupable désignait des représentants parmi ses membres. Ces délégués accompagnaient les membres de l’assemblée tribale dans le but de mettre en œuvre le rituel appelé “el’ar” envers la famille de la victime. Ce rituel qui consistait à sacrifier un mouton devant la demeure de la famille de la victime se déroulait de manière solennelle. À leur arrivée, les membres de la famille du meurtrier procédaient à l’égorgement du mouton en lançant l’expression “n’traouit el’ar”, signifiant symboliquement leur demande de réconciliation et leur souhait d’acceptation au nom du sang versé.
La ratification de cette démarche par la famille de la victime revêtait une signification cruciale. Une fois à l’intérieur de la maison et après des négociations approfondies, les deux parties parvenaient à un accord concernant l’évaluation financière de la compensation à verser en réparation du préjudice. C’est de cette manière que l’auteur du meurtre, ayant pris la fuite, pouvait réintégrer son groupe
Un certain nombre de familles, en raison de leur aisance financière et de leur influence au sein de leur groupe, et si l’un de leurs membres était reconnu coupable d’un meurtre, se considéraient aptes à décliner la participation au rite traditionnel de l’el’ar. Parallèlement, elles évitaient le paiement de la deïete, surtout quand le meurtre avait été commis en dehors de leur tribu. Cette démarche s’ancrait dans la perception que ce comportement risquait de ternir leur réputation, pouvant potentiellement déclencher des conflits, voire des hostilités armées, qui se prolongeaient sur plusieurs années. Dans ce cadre, seule la conclusion d’un pacte de paix, fréquemment désigné par l’appellation “tada”, détenait la faculté de mettre un terme à ces affrontements violents.
La légitimité de la vengeance et le rite d’el’ar sont intrinsèquement liés à l’importance et la sacralité du sang, constituant la pierre angulaire de ce système patrilinéaire. Le tissu social au sein du groupe d’Aït Hkem repose sur une interconnexion aussi vitale du sang que du lait. Le sang, appelé “idammen”, donne naissance au lien fraternel, désigné par “tagmate”, et demeure le garant de la continuité du système.
Lorsque deux groupes offrent mutuellement des femmes, ils établissent une alliance qui se fortifie par la naissance de nouvelles générations. Les descendants nés de ces unions, qu’ils soient garçons ou filles, sont perçus comme porteurs d’un ‘sang partagé’ (uchchour idammen : partage du sang). C’est pourquoi un acte de meurtre constituait une violation profonde du concept de sang et d’honneur.
La seule voie de réparation d’un tel préjudice et de création d’un nouveau lien résidait dans le sacrifice rituel d’un mouton devant la demeure de la famille de la victime. Ce geste symbolique lié au sang de l’animal offert en sacrifice peut être interprété comme un appel à la paix et à la fraternité.
D’autre part, il convient de souligner que la mise en œuvre des règles coutumières par l’assemblée tribale englobait de manière holistique l’ensemble des procédures liées à l’institution matrimoniale. Dans certaines tribus, telles que les Aït Mahfoud, un représentant était désigné pour choisir des épouses pour les jeunes, souvent sans consulter les parties concernées au préalable. Lorsque “le responsable des mariages” constatait qu’une jeune fille avait atteint un certain âge, il célébrait un rituel impliquant le sacrifice d’un mouton et annonçait que “la fille est promise au fils de telle personne”. Au sein de cette fraction, le père était souvent contraint d’accepter, laissant ainsi la fille se préparer à rejoindre sa nouvelle communauté. Cependant, il était parfois observé que certains parents consultaient leurs filles par le biais de leurs mères. Si la personne concernée refusait, sa décision était respectée.
Lorsque le mariage était décidé, c’était l’assemblée tribale qui prenait en charge la fixation de la dot et l’organisation de l’union au moyen de rituels principalement marqués par le sacrifice d’un mouton.
Il convient également de noter que l’assemblée tribale avait un rôle à jouer en cas de dissolution de l’union matrimoniale. En effet, elle était habilitée à prononcer le divorce dans le cadre d’une requête fondée, tout en supervisant le processus de restitution des droits associés à la cessation de l’alliance conjugale.
Il convient de souligner que la justice coutumière a non seulement été préservée, mais également officialisée pendant la période du protectorat français. Cette forme juridique était gérée par le biais des tribunaux coutumiers, en vertu de deux dahirs (décision émanant du Sultan) datés respectivement du 11 septembre 1914 et du 16 mai 1930. Le dernier de ces textes, connu sous le nom de « Dahir berbère », a été à l’origine de la première contestation nationale envers la politique coloniale. Ce décret a établi diverses juridictions, y compris la création de tribunaux coutumiers de première instance et d’appel, ainsi qu’une section coutumière au sein du haut tribunal chérifien. Ces instances étaient compétentes pour régler tous types de litiges, à l’exception des affaires pénales.
Pendant la période du protectorat, le tribunal coutumier de Tiddas, tout comme dans les autres régions appliquant le Droit coutumier, était composé des membres de l’assemblée tribale, d’un officier français exerçant les fonctions de commissaire du Gouvernement, et d’un secrétaire chargé de recevoir les requêtes.
À la suite de l’indépendance, la politique d’unification et d’arabisation a nettement affaibli le droit coutumier hkmaouite. Un tournant majeur dans l’histoire de la justice au Maroc a été inauguré le 26 janvier 1965. La mise en place de la loi d’unification de la justice a engendré des changements profonds à travers tout le système judiciaire. Sous l’égide de cette loi, le gouvernement marocain a opéré une unification des tribunaux et de la législation en instituant l’usage exclusif de la langue arabe dans le domaine judiciaire. Quelques années plus tard, un autre texte important a vu le jour : le Dahir du 15 juillet 1974. Ce texte a établi la création de juridictions communales et d’arrondissements au niveau de chaque commune rurale et de chaque arrondissement urbain.
Après la réforme de la justice, le tribunal communal mis en place a pris en charge de manière définitive le rôle judiciaire précédemment attribué à l’assemblée tribale. Cette Cour était une institution singulière en raison de sa structure et de son fonctionnement. Elle se composait d’un seul juge accompagné d’un greffier. Le juge communal était généralement élu parmi les notables des tribus par une assemblée de 100 personnes. Les compétences de la nouvelle institution étaient limitées aux affaires mineures en matière civile et pénale, couvrant les litiges personnels et mobiliers impliquant des résidents de la juridiction, lorsque le montant en jeu ne dépassait pas 1000 dirhams (90 euros). Cependant, cette instance n’était pas compétente pour examiner les litiges concernant les biens immobiliers et le statut personnel, qui étaient du ressort d’un juge nommé par le ministère de la Justice.
En septembre 2011, le poste de juge communal a été définitivement supprimé et remplacé par celui de juge de proximité, suite à la promulgation de la loi portant sur l’organisation des juridictions de proximité et définissant leurs compétences. Conformément à cette nouvelle réforme, le juge de proximité était habilité à statuer sur toutes les affaires personnelles et mobilières dont le montant ne dépassait pas 5000 dirhams. Cependant, il n’était pas compétent pour les litiges liés au statut personnel, à l’immobilier, aux affaires sociales et aux expulsions.
La mise en place de cette réforme a eu pour conséquence d’abolir le Droit coutumier des Aït Hkem, engendrant ainsi la disparition d’une culture profondément enracinée tout en mettant fin à un système de normes, de pratiques et de croyances qui avaient évolué au fil du temps et étaient intimement liés à l’identité de ce groupe.
Cette transformation a eu des retombées bien au-delà du domaine juridique, touchant le tissu même de la société et de la culture d’Aït Hkem. Les pratiques coutumières et les valeurs transmises au fils des générations ont été éclipsées par un système plus uniformisé, qui ne reflète pas, de manière adéquate, les spécificités locales et les dynamiques culturelles de cette communauté. La coutume hkmaouite, autrefois si prégnante, est aujourd’hui maintenue de manière superficielle, et son déclin est devenu évident.
En septembre 2011, le poste de juge communal a été définitivement supprimé et remplacé par celui de juge de proximité, suite à la promulgation de la loi portant sur l’organisation des juridictions de proximité et définissant leurs compétences. Conformément à cette nouvelle réforme, le juge de proximité était habilité à statuer sur toutes les affaires personnelles et mobilières dont le montant ne dépassait pas 5000 dirhams. Cependant, il n’était pas compétent pour les litiges liés au statut personnel, à l’immobilier, aux affaires sociales et aux expulsions.
La mise en place de cette réforme a eu pour conséquence d’abolir le Droit coutumier des Aït Hkem, engendrant ainsi la disparition d’une culture profondément enracinée tout en mettant fin à un système de normes, de pratiques et de croyances qui avaient évolué au fil du temps et étaient intimement liés à l’identité de ce groupe.
Cette transformation a eu des retombées bien au-delà du domaine juridique, touchant le tissu même de la société et de la culture d’Aït Hkem. Les pratiques coutumières et les valeurs transmises au fils des générations ont été éclipsées par un système plus uniformisé, qui ne reflète pas, de manière adéquate, les spécificités locales et les dynamiques culturelles de cette communauté. La coutume hkmaouite, autrefois si prégnante, est aujourd’hui maintenue de manière superficielle, et son déclin est devenu évident.
Ainsi, non seulement la nouvelle réforme a eu un impact sur le plan juridique, mais elle a aussi provoqué un déclin culturel important. La lutte entre la modernisation et la préservation de mode de vie local soulève des questions complexes sur la manière de trouver un équilibre entre l’évolution nécessaire et le respect des particularités culturelles.
Pacte de tada et parenté classificatoire
Au sein de la société hkmaouite, autrefois caractérisée par son aspect guerrier, l’intelligence collective a réussi à forger des solutions afin de favoriser la paix et d’établir des liens de parenté supposée, allant au-delà de la parenté biologique. C’est ainsi qu’a émergé le rituel de “tada”, une forme de fraternité artificielle intertribale rarement observée dans les autres communautés berbères.
Durant la période de dissidence, le regroupement des Aït Hkem ainsi que d’autres groupes faisant partie de la zone de bled siba, se distinguait par deux éléments essentiels. D’une part, les tribus se soulevaient contre l’autorité centrale (makhzen), et d’autre part, des conflits internes et externes opposaient les différentes fractions et tribus entre elles. Les conflits inter-tribaux étaient souvent liés à la gestion des pâturages et des ressources en eau, engendrant par moments des confrontations d’une extrême violence. La restauration de la paix passait inévitablement par des accords d’alliance, dont la “tada” avait une importance cruciale pour parvenir à une stabilité durable.
En ce qui concerne l’origine de cette pratique, le rapport de la Mission scientifique du Maroc (volume II, 1915-1926) suggère que la notion de “tada” aurait été introduite par un individu nommé Chérif Bou Ishak. Selon cette source, Bou Ishak aurait inscrit sur une tablette une liste des “outada” (les frères de lait) appartenant aux tribus Aït Ikkou et Aït Bouguemal. Cependant, au fil du temps, cette tablette a été égarée, laissant ainsi peu de témoignages écrits pour étayer les événements historiques qui lui étaient associés.
Il est important de noter que la tribu Aït Bouguemal est actuellement intégrée à la confédération d’Aït Hkem, tandis que la tribu Aït Ikkou est affiliée à la confédération voisine des Houdrane.
Ainsi, la tada incarne un rituel ayant pour fonction la transition d’un état de conflit vers un état d’harmonie. Ce rituel prend la forme d’une alliance empreinte de mysticisme et de sacralité, établie entre deux lignages ou tribus. Ce pacte donne lieu à l’obligation de protection réciproque en cas d’attaque extérieure par une tierce partie.
Quand l’un des lignages ou tribus alliés fait appel à son “outada” ou à son “frère de lait” pour obtenir de l’aide, l’autre partie est contrainte de répondre de façon immédiate et sans hésitation. Ceci constitue un pacte formel qui engendre des obligations à respecter scrupuleusement, sous la menace de répercussions d’ordre divin, ou même la possibilité d’être méprisé et déshonoré par les membres des communautés impliquées dans l’entente.
Le terme berbère “tada” a une origine étymologique liée à l’allaitement collectif, dérivant du verbe “itted” signifiant “téter”, en relation avec le terme “assutted” qui signifie “allaitement”. Jusqu’à ce jour, toutes les tribus d’Aït Hkem restent liées à d’autres tribus voisines par le biais d’un pacte d’allaitement collectif. Les membres de cette alliance reconnaissent unanimement la sacralité de cet accord, établissant une fraternité perpétuelle qui exige un respect mutuel. Cependant, aucune des personnes interrogées ne semble être familière avec les détails précis du rituel qui matérialise cette alliance. Les documents produits pendant la période coloniale ainsi que l’ouvrage de l’anthropologue Hammou Belghazi sur la Tada chez les Zemmour (2008) demeurent les principales sources d’information à ce sujet.
Chehba Ghait, une femme âgée de 87 ans originaire du clan d’Aït Elânzi, a confirmé ne pas disposer d’informations précises concernant les détails du rituel en question ni les raisons sous-jacentes à cette pratique. Cependant, elle met en avant de manière manifeste la dimension sacrée du lien de “tada” entre les “frères de lait” (utada) et témoigne de la manière suivante :
Je n’ai pas connaissance de la manière dont les liens de tada ont été établis entre les tribus. Ce que je sais, c’est que nous, Aït Elânzi et Aït Zoulit, sommes des utada. Nous nous chérissons et nous nous respectons mutuellement comme des frères et sœurs proches. Le mariage entre les hommes et les femmes des deux tribus est interdit. L’hostilité ne doit pas avoir de place parmi nous. Nul ne peut trahir l’autre, car cela pourrait engendrer des conséquences divines graves. La violation de la tada est perçue comme une action nuisible, sa violation est extrêmement dangereuse (tada twâr).
En se basant sur le témoignage de Chehba, qui trouve confirmation dans d’autres témoignages, certains liens de fraternité de lait qui relient actuellement un nombre de tribus et de fractions d’Aït Hkem se déploient de la manière suivante :
- Les Aït Elânzi partagent une fraternité avec les Aït Zoulit,
- Aït Mahfoud est en lien avec Mchichita,
- Aït Boubker avec Aït Bouchlefen,
- Aït Atta avec à Aït Bouhaki,
- Aït Zaghou est en fraternité avec Aït Baboud,
- Aït Bouguemal avec Aït Ikkou.
L’anthropologue Hammou Belghazi explique que la mise en œuvre de “tada” requérait trois éléments fondamentaux. En premier lieu, il y avait le repas rituel, suivi par le tirage au sort des chaussures des chefs de famille, et en dernier lieu la présence d’un amas de pierres ou d’un espace dégagé en plein air imprégné d’une dimension sacrée. Jusqu’au début du 20e siècle, la concrétisation de l’accord de “tada” se déroulait à proximité d’un lieu sacré, tel qu’un “agrur” (amoncellement de pierres formant une pyramide), un “hawch” (endroit découvert) ou le sanctuaire d’un saint (“seyyed”).
Ce rituel, qui se déployait en deux étapes distinctes, correspondant chacune à une pratique spécifique, s’accompagnait d’un spectacle de fantasia et de la danse “ahidous”. Les tribus impliquées devaient d’abord participer à un repas spécialement préparé pour cette occasion, puis procéder au tirage au sort des chaussures des chefs de famille issus des groupes concernés.
Le repas rituel, première étape cruciale dans la concrétisation de l’alliance, constituait la pierre angulaire de la tada. Il impliquait le partage d’un couscous, marquant ainsi l’initiation du rite. Selon les récits recueillis par Belghazi, certains ont décrit un couscous arrosé de lait maternel, tandis que d’autres ont évoqué l’utilisation de miel à la place. Une autre variation était la dégustation de dattes partagées.
Bien que l’utilisation du couscous arrosé de lait maternel ne soit pas confirmée par des sources historiques, elle semble être une pratique ancienne avérée. Le terme “tada”, qui fait référence à l’alitement collectif, offre une indication solide que cette pratique était liée au lait maternel. Un habitant d’Aït Hkem a avancé cette hypothèse à Belghazi dans son ouvrage “La tada chez les Zemmour :
Nos parents nous ont raconté que lorsque les gens veulent conclure un accord pour qu’il n’y ait plus d’hostilité, ils scellent la fraternité absolue, la tada. Ils se réunissent, préparent un couscous et l’arrosent de lait de femmes appartenant à ces tribus. Ils mangeaient ce couscous et deviennent utada-s, frères […], comme des frères allaités du même sein. C’est comme ça que s’établissait la tada.
La présence du lait en tant que substance qui confère une dimension sacrée au lien de la tada met en évidence le rôle crucial de la femme au sein de la société hkmaouite dans les temps anciens. L’hypothèse liant le lait à cette pratique semble plus plausible, d’autant plus qu’elle explique le choix du terme “tada” (allaitement collectif), étant donné que l’allaitement, qui créait des liens de parenté classificatoires, était répandu en Afrique du Nord. Il est fort probable que l’usage du lait maternel pour arroser le couscous ait disparu à mesure que la société évoluait vers un modèle davantage patriarcal.
La seconde phase du rituel de la tada comportait l’étape du tirage au sort des chaussures, procédant ainsi : les hommes des familles des deux groupes impliqués dans la célébration se déchaussaient et offraient une chaussure, désignée sous le nom d'”afrghous”, pour former un amoncellement : les chaussures droites du premier groupe et les chaussures gauches du second, ou vice versa. Une fois les chaussures rassemblées, la personne la plus âgée ou deux notables des deux groupes supervisaient le tirage au sort. Ils prenaient les paires de chaussures incorrectes une par une et les remettaient à un assistant. Une fois le tirage achevé, les participants remettaient les deux paires de chaussures différentes : cette opération consistait à associer des chaussures disparates pour les transformer en paires et symboliquement “apparier” les hommes deux par deux comme des frères, ainsi qu’expliqué par l’anthropologue Hammou Belghazi.
Les textes issus de la mission scientifique française dédiée aux villes et tribus du Maroc, révèlent des notes complémentaires venant éclairer davantage ce rituel. Plusieurs tribus semblent avoir adopté une approche légèrement distincte pour sceller ce pacte, et la séquence rituelle se déroulait comme suit : un représentant de chaque tribu, désirant établir la tada, rassemblait les babouches appartenant à ses pairs et les dissimulait dans son burnous. Par la suite, un tiers individu prenait consécutivement une babouche de chaque burnous et les élevait en l’air par paires. À cet instant précis, les détenteurs de chaque paire se retiraient immédiatement de la foule, scellant leur engagement de fraternité en échangeant des vœux publics, puis s’éloignaient ensemble pour devenir des utada (frères de lait). Ce processus se prolongeait jusqu’à l’utilisation de toutes les babouches.
Une autre pratique similaire aurait impliqué l’échange de burnous, offrant ainsi une alternative pour conclure ce rituel de fraternité classificatoire.
D’après Hammou Belghazi, la réalisation de la tada devait nécessairement se dérouler dans un lieu mystique qui jouait un rôle essentiel dans ce rituel, mettant en évidence l’importance du culte voué aux saints dans la région. Le territoire des Zemmour et Aït Hkem compte de nombreux sanctuaires dédiés aux saints soufis, qui sont parfois situés à des emplacements spécifiques près de cimetières. La dimension sacrée, présente dans ce rituel, a donné lieu à la création de nombreux mythes qui l’entourent, allant même jusqu’à lui attribuer une puissance divine.
Un exemple illustratif émane des Aït Bouguemal, qui perpétuent de génération en génération le récit du sabre et du serpent. Cette légende raconte qu’un jour, des individus d’Aït Ikkou, traversant un lieu où résidaient des membres des Aït Bouguemal, ont aperçu un sabre. Dès lors qu’ils ont tenté de le saisir, il s’est soudainement métamorphosé en un serpent. Quand ils se sont éloignés, le sabre est réapparu dans sa forme originelle. La reconnaissance que cela constituait un avertissement lié à la tada les a conduits à faire serment pour que l’arme retourne à son propriétaire, l’un de leurs frères de lait. En conséquence, l’arme a retrouvé sa forme originelle, facilitant ainsi leur capacité à la reprendre et à la rendre à leur frère.
Une autre histoire en lien avec le “miracle” de la tada raconte qu’un notable des Aït Ikkou aurait croisé le chemin d’une femme portant un nourrisson sur son dos. Attiré par le charme de cette dame, il a ressenti le besoin de s’approcher d’elle. Cependant, à chaque tentative d’approche, elle se volatilisait mystérieusement. Les pleurs du nourrisson, quant à eux, se faisaient toujours entendre, bien que la femme demeure invisible. En prenant de la distance, elle réapparaissait brusquement. Il a fait une nouvelle tentative pour s’approcher, mais une fois de plus, elle a disparu, jusqu’à ce qu’il réalise que cette femme devait être issue d’Aït Bouguemal et donc une sœur de lait (oultada). À ce moment précis, son désir s’est transformé en une affection fraternelle profonde, et la femme est réapparue.
Par ailleurs, le récit d’un affrontement brutal qui aurait eu lieu entre un individu originaire d’Aït Bouguemal et l’un de ses frères de tada d’Aït Ikkou continue d’imprégner l’imaginaire de certains aînés. La tradition orale raconte que les deux hommes se seraient battus tout au long de la journée sans se blesser mutuellement. Lorsque le Bouguemali est rentré chez lui, il aurait découvert plus de quarante balles dans son équipement et ses vêtements. En vérifiant son corps, il aurait confirmé qu’il n’avait pas été réellement touché et aurait constaté qu’il était indemne.
Le rituel de tada engendrait donc une forme de parenté non biologique (classificatoire), qui avait pour intention de garantir la paix, la stabilité et la cohésion des groupes concernés. L’allaitement collectif constituait une manière de manipuler une substance humaine en vue d’établir un lien de parenté sacré qui transcendait les liens de parenté concrète.
De cette parenté classificatoire, liée au féminin, découlait un ensemble d’interdits. Par conséquent, lorsque deux groupes avaient symboliquement partagé le même lait maternel, cela établissait une continuité persistante de la substance lactée entre tous les descendants des deux groupes. Ceci instaurait alors une interdiction matrimoniale rigoureuse, semblable à celle résultant de la fraternité réelle ou de l’allaitement direct par un sein autre que celui de la mère.
En somme, la tada s’inscrivait dans un rituel profondément spirituel, symbolisant le passage de la violence à la paix. Elle se démarquait comme l’une des coutumes les plus considérables de l’ère précoloniale au Maroc, époque où les individus recouraient fréquemment à des pratiques visant à équilibrer les groupes en l’absence d’une autorité centrale. Dans les régions insoumises, à l’instar de celles habitées par les Aït Hkem, la tada constituait une solution pour apaiser les tensions conflictuelles qui affectaient les relations intertribales.
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Les évolutions socio-économiques et les changements politico-judiciaires ont eu pour conséquence la perte du rôle sociopolitique de ce rite, le transformant en un symbole culturel dénué d’impact concret. Cependant, les membres des tribus liées par la tada continuent d’attribuer une dimension sacrée à cette alliance et en reconnaissent l’importance profonde.
A suivre…
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