La spiritualité hkmaouite et l’héritage ancestral
Par Fatiha AAROUR
Les anciens Hkmaouites, fortement attachés à leurs coutumes et croyances ancestrales, allouaient peu d’importance à la religion. Bien que leur territoire abrite de nombreux sanctuaires de walis (saints) adeptes de différentes confréries soufies, et même s’ils s’identifiaient en tant que musulmans, rares étaient ceux qui pratiquaient strictement les cinq piliers de l’islam.
Le capitaine Querleux, dans son récit ethnographique, a également étudié les Aït Hkem en tant que composante du bloc Zemmour et remarqué que la population de ce vaste groupement accordait un faible intérêt pour le culte musulman, expliquant ce constat de la manière suivante : « Les Zemmour berbères forment une population extrêmement fermée, orgueilleuse, vindicative, jalouse de son indépendance et du respect de son territoire, ils ne se sont pas plus soumis à l’autorité makhzénienne qu’ils ne sont laissés dominer par l’absolutisme de la religion. Trop insuffisamment arabisés, pour ainsi dire complètement illettrés, ils ne pouvaient, de par leurs origines et leur tempérament, prendre qu’une teinte très superficielle de l’islamisme. »
C’est après de nombreuses années que les Zemmours et les Aït Hkem ont finalement réussi à s’adapter au processus visant à les aligner sur le culte officiel de l’État. L’arrivée précoce du soufisme dans la région aurait favorisé cette adhésion progressive à l’islam tout en accommodant leur culture et leurs croyances ancestrales.
Ces anciens guerriers semi-nomades maintenaient un lien plus solide avec les marabouts qu’avec les préceptes stricts de la religion. Le culte des saints était très répandu sur le territoire d’Aït Hkem, en particulier dans les sanctuaires renfermant des reliques. Ces lieux servaient d’abri pour confier des péchés, partager une tristesse ou supplier la guérison. Ces saints, perçus comme âmes vivantes, remplissaient le rôle d'”amis invisibles”, selon l’expression de l’historien Peter Bowen dans son étude sur l’émergence du culte des saints dans la chrétienté latine. Pendant les moments les plus sombres, la communauté pouvait donc compter sur ces walis qui lui offraient un réconfort moral et spirituel indéniable.
Au fil du temps, le rapport à la religion connaîtra une mutation remarquable en conséquence de nombreux événements qui influenceront la trajectoire de cette communauté. Ces transformations auront lieu suite à divers facteurs, notamment les interactions avec d’autres groupes et civilisations, les choix étatiques ainsi que l’impact des médias et des réseaux sociaux,. Les Hkmaouites s’adapteront en conséquence aux défis émergents, engendrant des changement dans leur pratique spirituelle et leur perception de la foi.
Dans ce chapitre, nous allons approcher l’univers spirituel des Hkmaouites, d’abord en étudiant leurs pratiques ancestrales et leurs croyances et en mettant en avant l’importance du culte des saints dans leur pratique spirituelle ainsi que leurs célébrations des moussems marquant leur calendrier.
Nous nous penchons également sur les sujets de la superstition et des rituels liés particulièrement au deuil, illustrant ainsi comment les divers facteurs ont façonné la piété de ce groupement, tout en proposant un regard sur la conjonction entre un passé spirituel et un présent qui se fonce de plus en plus dans les dogmes religieux.
Aperçu global sur le paysage spirituel
Dans le but d’analyser la religion et la spiritualité dans la communauté des Aït Hkem, il semble crucial de souligner que leurs pratiques et croyances, tout comme celles d’autres groupes berbères, étaient marquées par une grande variété et sujettes à des transformations constantes résultant des interactions avec d’autres civilisations.
Les anciens Amazighs, toutes ramifications confondues, conservaient une forte connexion avec la nature représentée par une variété de divinités. Leurs dieux et déesses étaient attachés à des phénomènes et éléments géographiques, à titre d’exemple, la montagne était représentée par le dieu Atlas, la pluie réincarnée par le dieu Anzar alors que le rôle de la fécondité et la productivité étaient attribuées à la déesse Tanit.
Ce peuple a aussi inventé ses propres mythes, qui expliquaient l’origine du monde, les pouvoirs divins et les exploits des héros. Ces contes changeaient d’une zone géographique à l’autre. Certains Berbères ont été influencés par les religions monothéistes, ce qui les a amenés à se tourner vers le judaïsme et le christianisme avant l’avènement de l’islam. Toutefois, des coutumes et croyances ancestrales ont pu perpétuer, donnant naissance à une forme particulière de ce que l’on pourrait appeler “un islam amazigh”.
Il convient de souligner que les anciens Berbères ont résisté avec vigueur à la conquête islamique et au processus de conversion en masse. L’expansion de l’islam a pris de nombreuses années pour se concrétiser. Selon un rapport de la commission scientifique française, la conversion de la région de Salé, en particulier de la population établie au sud de Bou Regreg, a exigé plus de cinq siècles.
Pendant la première invasion arabe en 647, les Berbères ont montré une résistance féroce, notamment sous l’égide de la célèbre reine Tihya. Cette souveraine également nommée Dihya ou Kahena a réussi à rallier une grande partie des Berbères pour faire face aux Omeyyades. Mais l’armée arabe a fini par gagner la bataille, vainquant la légion de l’impératrice tuée dans les montagnes des Aurès en 703. Cette défaite a largement favorisé l’extension et l’influence arabo-musulmane dans la région.
Cependant, la résistance à la conquête islamique continuera plus tard sous d’autres formes. Selon l’historien Ibn Khaldoun, les Berbères ont apostasié l’islam à douze reprises. Cette population a même établi une nouvelle religion : le culte des Bourghwata, inspiré des pratiques ancestrales et adapté aux besoins de la communauté.
Vers l’an 738, le Maroc était exposé à des attaques de l’armée arabe aux objectifs ambigus, malgré les affirmations avançant que le but était de répandre la foi musulmane. Face à cette situation, des représentants d’un groupe de tribus se rendirent à Damas sous la direction d’un personnage nommé Mayssara Al Mattghri, en vue de dénoncer ces agissements auprès du Calife. Les représentants qui devaient attendre longtemps ne furent pas accueillis par le souverain. Mayssara et les autres membres du comité retournèrent donc dans le pays et proclamèrent la guerre contre les Omeyyades.
Après le décès de Mayssara Al Mattghri, son compagnon de combat, Tarif, s’installa à Tamesna qui correspond à l’emplacement actuel de Rabat. Ensuite, il composa une confédération de tribus connue sous le nom de Bourghwata.
Dans un article, paru en mars 2018 dans la revue marocaine Zamane sous le thème : les Bourghwata ou de l’insurrection autochtones, l’historien Abdelahad Sebti explique que Salih, le fils de Tarif, succéda à son père suite à sa mort et s’autoproclama prophète de son peuple. Salih Ben Tarif rédigea ainsi son propre livre sacré en langue berbère, interdisant les mariages avec les musulmans venus d’Orient. Le cœur de sa prophétie est de considérer que le prophète Mohammed ne pouvait pas être le messager des Berbères en raison de son appartenance ethnique. Mais la défaite des Bourghwata marqua la chute définitive de l’alliance berbère et mit fin à ce royaume éphémère et à son culte.
Plus tard, Idriss I (Idriss Ibn Abd Allah Al-Kamil) s’est établi au Maroc, après avoir échappé aux Abbassides. Ce chiite exilé a épousé la fille du chef de la vigoureuse tribu berbère Aouraba, située entre les régions de Zerhoun et Khémisset, aujourd’hui connue sous le nom d’Aït Ouribele. C’est ainsi que Moulay Idriss al-Akbar créa la dynastie Idrisside, préparant ainsi la voie à son fils Idriss II qu’instaura son royaume.
En tant que prince revendiquant sa descendance d’Ali Ibn Abi Taleb, le quatrième calife après le prophète Mohammed, Idriss Ier a joué un rôle primordial dans la conversion en masse à la religion musulmane, en particulier en faveur du culte chiite. En 788, Idriss Ier a lancé une incursion dans la région de Salé et de toute Tamesna. Le récit de la mission scientifique française rapporte les événements comme suit : « Moulay Idriss se dirigea vers Chella, à la tête d’une armée puissante. Il conquit la ville et soumit ensuite la Tamesna et la Tadla. Dans ces régions, il trouva très peu de musulmans ; la plupart de la population adhérait au paganisme, au judaïsme, voire au christianisme. Moulay Idriss les convertit tous à la religion de Mohammed. »
En somme, la conversion à l’islam s’est basée principalement sur le recours à la force et la dispersion du bloc berbère et ne réalisa ses fins qu’au milieu du XIIe siécle. C’est ainsi que la nouvelle religion a pu pénétrer les zones les plus éloignées du pays et plusieurs saints soufis se sont installés par la suite dans les territoires autochtones.
Comme de nombreuses autres communautés amazighes, les Hkmaouites et les Zemmours auraient initialement pratiqué d’autres religions monothéistes antérieures à l’islam, notamment le christianisme et le judaïsme. Selon le rapport de la mission scientifique française, les anciens Zemmours concevaient le repos du dimanche : « D’après le Chérif Moulay Ali ben Abd Es-Salâm El-Ouezzani, les Zemmour pratiqueraient le repos du dimanche : ce serait un souvenir d’une époque à laquelle ils auraient été chrétiens. »
Par ailleurs, certains individus rencontrés sur le terrain ont évoqué une hypothèse selon laquelle les Aït-Baboud auraient, dans un passé lointain, pratiqué le culte juif. Cette information a été confirmée par Marcel Lesne indiquant que cette tribu avait un souvenir vif de sa conversion à la religion musulmane vers la fin du XVIe siècle.
Selon la tradition, cette conversion aurait été initiée par Sidi Mohammed Ben Mbarek, maître des Zaër. Le récit de Lesne rapporte que le fils de ce saint, résidant à Fès, a eu une discussion avec des érudits instruits qui doutaient de la sainteté de son père en raison de ses activités de chasse et de pêche. Après lui avoir fait part de ces commentaires, il a relevé le défi et a convié les savants de Fès à le rencontrer pour démontrer son pouvoir spirituel.
Marcel Lesne poursuit : une fois les savants arrivés, une discussion animée a eu lieu, et finalement, Sidi Mohammed Ben Mbarek leur a demandé : “Que voulez-vous que je fasse ? Voulez-vous voir la Kaaba ici-même et accomplir ainsi votre pèlerinage ?” Ensuite, il a agité son manteau, provoquant l’écartement des montagnes et la révélation de la Kaaba. Trois juifs qui se trouvaient à proximité, avec leurs modestes tentes de commerçants, ont été éblouis par ce miracle et « ont immédiatement adoré le vrai dieu et son prophète. »
Sidi Mohammed Ben Mbarek leur a alors dit : “Vous serez mes serviteurs“. C’est ainsi que les trois bijoutiers juifs se sont installés près du saint, ont prospéré grâce à sa bénédiction, et ont fondé les trois fractions d’Aït Baboud : les Aït-Slimane, les Aït-Ikko-ou-Hajjou, et les Aït-Brahim.
D’autres éléments renforcent cette hypothèse en tenant compte des témoignages de personnes plus âgées rencontrées sur le terrain, se rappelant encore du style vestimentaire des hommes d’Aït Baboud de l’époque passée. Ces derniers auraient jusqu’à récemment laissé pousser les côtés de leurs cheveux sous forme de longues mèches ressemblant aux papillotes typiques aux juifs orthodoxes.
Un autre indice qui semble confirmer la présence antérieure du judaïsme et du christianisme dans cette région réside dans les motifs décoratifs constatés sur les nattes et les tapis.
De la diversité de croyances au monothéisme hybride
Comme mentionné précédemment, les anciens Hkmaouites montraient peu d’intérêt vis-à -vis de la religion. Le jeûne du Ramadan, la prière et le pèlerinage à la Mecque étaient rarement pratiqués. Leur foi se réduisait principalement à la déclaration de croyance, et seule l’aumône jouissait d’une importance cruciale, ce qui concorde parfaitement avec leur système de valeurs basé sur le partage et la générosité :
Un Hakmaouite, lorsqu’il prend de l’argent dans sa poche pour faire une aumône, il est impératif de ne pas ouvrir sa paume pour compter combien de pièces va-t-il donner. Il offre simplement ce que sa main a pu prendre, car, s’il en vient à compter, sa charité n’est pas considérée comme étant acceptée par dieu, explique Jilali, âgé de 85 ans.
Le territoire hkmaouite abrite plusieurs sanctuaires de saint et saintes. Ces lieux si glorifiés peuvent parfois être sous forme des demeures en pierre ou de simples agglomérats de galets à ciel ouvert appelés haouch.
Le capitaine Querleux a noté que le culte des saints était très répandu chez les Zemmour, et les marabouts étaient particulièrement honorés, précisément par les femmes. Celles-ci visitaient ces sanctuaires pour solliciter leur baraka, que ce soit pour tomber enceintes, obtenir un divorce ou guérir d’une maladie. Les rituels de visite des seyyeds, connus sous le nom de “zyarate”, consistaient essentiellement à allumer des bougies et à sacrifier un coq ou un chevreau, selon les circonstances. Les visiteurs pouvaient laisser également des foulards et des vêtements accrochés aux pierres ou aux branches d’arbres à proximité du marabout.
D’après certains témoignages, les Hkmaouites d’autrefois organisaient constamment plusieurs moussems dans l’année. Ces événements représentait un rassemblement spirituel festif autour des sanctuaires, tels que Sidi Moussa à Aït Haddou ben Hsein, Sidi Abd El-Haqq à Aït Bouhaki, Sidi Boukhbza à Aït Boumeksa, ainsi que le haouch de Moulay Abdelkader Al-Jilani à Aït Bel-Qasem. Par ailleurs, les membres de la communauté effectuaient également des pèlerinages à d’autres saints situés en dehors de leur groupe, comme Sidi Haron, près de Aïn Elleuh et Moulay Bouâzza chez les Zaïane.
Un autre élément important à mentionner à ce propos indique que le territoire d’Aït Hkem est peuplé de sanctuaires et haouch portant le même nom : d’Abdelkader Al-Jilani. Ces lieux sont considérés comme souvenir de passage ou de retraites spirituelles effectués par ce saint. D’après la tradition, le fondateur du soufisme aurait traversé ces régions et aurait accompli des prières dans les endroits qui lui étaient consacrés et vénérés.
Par ailleurs, Abdelkader Al-Jilani est né en 1077 dans la région de Gilan, située au nord-est de l’Empire perse, et il a été enterré en Iraq en 1166. Ses disciples mettent en avant son ascendance qui aurait remonté au prophète Mohammad. Ils soutiennent ainsi le récit accordant sa filiation, à la fois à Hassan et à Houssein, les fils d’Ali ibn Abi Talib et Fatima-Zahra, la fille du prophète.
Abdelkader Al-Jilani représente une figure importante dans la tradition soufie. Cependant, les récits de ses visites et de ses prières dans le territoire d’Aït Hkem se basent principalement sur des lieux portant son nom et ses présumés reliques. Son passage demeure donc une légende transmise de génération en génération, sans qu’il soit confirmé par des données historiques fiables.
Avant sa destruction, le sanctuaire de Moulay Abdelkader Al-Jilani à Aït Boumeksa était niché au cœur d’un ancien cimetière. Ce lieu était vénéré de manière toute particulière par les membres de la communauté. Mes souvenirs d’enfance sont encore marqués par la vivacité de ces moments où j’accompagnais ma grand-mère lors de ses “visites thérapeutiques” au marabout. Sa foi en le pouvoir de Moulay Abdelkader était indéfectible, et chacune de ces ziyarat était une expression évidente de son amour et son attachement.
Lorsque ma grand-mère ressentait le besoin de réconfort moral ou lorsqu’elle était souffrante, elle se précipitait pour se rendre au marabout. En arrivant, elle commençait par se déchausser avant de franchir la porte du sanctuaire, laissant ses babouches à l’entrée. Ensuite, elle embrassait les quatre murs, l’un après l’autre, en murmurant des prières empreintes de ferveur et de vénération. Hajja Mahjouba se penchait également pour caresser tendrement les sept pierres de divers poids et formes, disposées avec soin dans un coin du sanctuaire. Pour elle, chacun de ces cailloux était véritablement une relique sacrée utilisée autrefois par le saint Moulay Abdelkader pendant ses ablutions sèches. C’est pourquoi ces moments étaient chargés de solennité et de fusion.
Après ce rituel, ma grand-mère allumait une bougie pour préparer une atmosphère propice à sa connexion spirituelle avec l’âme du marabout. Puis, elle s’allongeait sur une natte, fermait les yeux et plongeait dans une méditation intense, espérant la manifestation du saint dans ses rêves. Elle s’abandonnait ensuite à un sommeil si profond que je pouvais entendre ses ronflements tandis que je jouais dehors.
À notre retour à la maison, étonnamment en pleine santé, elle partageait avec enthousiasme le miracle thérapeutique du marabout. Elle racontait comment le saint, rayonnant comme le soleil, l’avait visitée dans un rêve extraordinaire et avait touché sa tête, lui assurant qu’elle était guérie et qu’il était temps de rentrer chez elle. Elle rapportait majestueusement les paroles présumées du saint :
Mahjouba, réveille-toi et retourne d’où tu viens, tu es guérie.
Les enseignements de Moulay Abdelkader Al-Jilani avaient mené au fondement de la fondation de la tarika Qadiriya, l’une des principales voies spirituelles établie dans plusieurs pays à travers le monde, particulièrement en Inde, au Turkestan et en Afrique du Nord. C’est pour cette raison qu’il était l’un des saints les plus vénérés dans de certaines régions du Maroc.
La présence de plusieurs sanctuaires dédiés à ce saint à Aït Hkem témoigne de l’importance de cette tradition dans la région. De plus, il est intéressant de noter que certaines familles hkmaouites portent le nom “Qadiri”, ce qui peut confirmer son influence au sein de la communauté.
À Aït Hkem, chaque marabout dotait d’une notoriété basée sur son pouvoir spécifique, qu’il s’agisse de guérir les possédés, de faciliter la venue d’un enfant, ou même d’influencer les forces de la nature. Par exemple, le saint Sidi Bouchta, (maître de la pluie), situé entre les Aït Zagho et Aït Atta était particulièrement renommé pour sa capacité à mettre fin à la sécheresse.
Quand l’hiver s’installait sans que la pluie se manifeste, la population d’Aït Boumeksa suivait un rituel original. Après avoir fabriqué un pantin à la base d’une canne et d’une louche en bois, les femmes procédaient à son habillement afin de ressembler à une mariée bien préparée pour sa nuit de noces. La marionnette, connue communément sous le nom de “Taghenja” (signifie en Français la louche ) ou “Tislite unzar” (la fiancée de la pluie), était fréquemment portée par la femme la plus âgée du groupe, positionnée en tête du cortège. Les participants à la célébration du rite se réunissaient successivement pour parcourir les villages, recueillant des dons sous forme d’offrandes tout en récitant leurs prières à travers des chants et des danses.
Aya rbbi aya Anzar
Ô Dieu, fais tomber de la pluie
Akkad r’ouin t’tmizare
Pour que les terres soient arrosées
agraire
La pierre angulaire de cette cérémonie extraordinaire était la visite au marabout Sidi Bouchta. Ce rituel qui demeure gravé dans ma mémoire unissait des éléments qui semblaient être d’origine polythéiste avec une dévotion envers la sainteté et l’islam spirituel.
Ainsi, la Taghnja semble être une perpétuation du mythe de la jeune fille destinée à épouser le dieu Anzar, maître des eaux, des sources et de la pluie. Le rituel de “Tislit n Anzar” ou la fiancée d’Anzar était dédié à ce divin pendant les périodes de sécheresse, dans l’espoir de susciter les averses. Cette pratique était constatée dans différentes régions berbères, notamment au Rif, dans l’Atlas, en Kabylie et dans les Aurès.
La légende raconte que le dieu Anzar désirait une jeune fille d’une beauté exceptionnelle. Il tomba sous le charme en la voyant se baigner nue dans un lac. Lorsqu’il descendit sur terre pour lui parler, la jeune fille se retira effrayée.
Un jour, Anzar lui fit une demande délicate, l’invitant à lui offrir son trésor le plus intime, sous peine de priver sa communauté de cette eau inestimable. Il tourna sa bague et la lagune s’assécha brusquement, puis elle disparut. La jeune fille, désespérée, s’écorcha de sa robe et supplia Anzar de faire emplir à nouveau le lac.
Finalement, redoutant les conséquences pour ses siens, elle accepte leur union pour les épargner de la sécheresse. Soudain, le seigneur des eaux apparut tel un éclair éclatant, enlaça la jeune fille, le lac commença à se remplir à nouveau et la verdure recouvrit la terre
Il est important de noter que les Aït Hkem utilisent également l’expression “Tislit n’Anzar” pour indiquer l’arc-en-ciel. Cette désignation pourrait potentiellement expliquer l’ancienne croyance selon laquelle la jeune fille aurait été emmenée au ciel en compagnie de son époux Anzar.
La coexistence de certaines pratiques et croyances met en évidence la simultanéité de deux paradigmes religieux au sein de la spiritualité de la société hkmaouite : d’une part, le polythéisme, et d’autre part, le monothéisme.
À l’origine, la vénération d’Anzar représentait le polythéisme, une pratique religieuse où plusieurs dieux étaient adorés en raison de leur contrôle de différents éléments essentiels à la vie, y compris les forces de la nature, reflétant ainsi une conviction ancienne profondément enracinée dans l’imaginaire collectif. Cependant, cette croyance a évolué au fil du temps pour intégrer des composantes monothéistes, issues de la religion musulmane et d’autres.
Lorsque le saint Sidi Bouchta est devenu la nouvelle figure magistrale associée au divin et à la pluie, servant d’intermédiaire entre les individus et une force unique et puissante, cela aurait marqué une transition vers le monothéisme, tout en conservant certains éléments de la spiritualité ancestrale. La substitution de l’ancien dieu par Sidi Bouchta illustre comment les croyances religieuses ont pu s’adapter et évoluer pour cohabiter avec la nouvelle foi.
En parallèle du rituel agraire associé à Taghnja, certains natifs d’Aït Hkem se souviennent encore des festivités du Nouvel An berbère, également connu sous le nom de “Yennayer” ou “Ikh’f n’ usggass” (tête de l’année). Cet événement était célébré la nuit du 12 janvier de chaque année, marqué par la préparation d’un repas copieux à base de couscous, de poulet, d’oignons et de lait, en signe potentiel de gratitude envers la nature et la divinité. Benîssa en garde un souvenir vivace :
Je me souviens encore de mon enfance lorsque nous célébrions “Ikh’f n’ usggass”, un festin somptueux composé principalement de couscous agrémenté de poulet, d’oignons et de lait. Nous avons arrêté de le célébrer pendant de nombreuses années avant que la nouvelle génération ne manifeste un intérêt sans précédent pour nos pratiques et coutumes anciennes.
Certains natifs d’Aït Hkem se remémorent également une légende transmise par leurs ancêtres expliquant pourquoi février (y’brayer) est le mois le plus court de l’année. Selon la tradition, une vieille femme en serait la responsable.
Pendant que la pluie tombait inlassablement tout au long de janvier, le dernier jour de ce mois était ensoleillé. Une vieille dame se hâta de faire sortir son troupeau pour le faire paître et profiter du soleil, en lui lançant :
Khi khi, iffegh yennayer arssoudh n’uzddi
(Sortez, sortez, le sale Yennayer est parti)
Yennayer entendit ces injures et ce manque de respect à son égard, il demanda alors à février de lui prêter un jour afin de se venger de la vieille. Cela provoqua une violente tempête qui la tua elle et son troupeau.
Le pouvoir attribué à Yennayer dans cette légende suggère que ce mois aurait pu être considéré comme une divinité dans un contexte polythéiste à une époque révolue. Cette hypothèse correspond à l’analyse du chercheur Saïd Bouterfa dans son livre “Yennayer ou le symbolisme de Janus”, dans lequel il expose les origines du rituel du premier jour du calendrier berbère, qui coïncide avec le 12 janvier du calendrier grégorien.
Selon Bouterfa, “Yennayer” était célébré par les paysans depuis l’antiquité, en alternance avec les rites agraires pratiqués dans tout le pourtour méditerranéen, annonçant le solstice d’hiver. L’auteur suggère que la genèse étymologique du mot “Yennayer” est probablement d’origine romaine et que Janus, l’un des plus anciens dieux romains, était associé à janvier, le premier mois de l’année, en tant que dieu des transitions et des passages.
Ainsi, Sidi Bouchta n’était pas le seul saint honoré par les Aït Boumeksa ; ils avaient également une foi fervente en la baraka et en les pouvoirs de guérison de deux autres saints, à savoir Sidi Boukhbza et la sainte Lalla Tahouchit. Cette communauté croyait profondément que ces saints avaient la capacité de soigner des affections telles que la migraine, la fièvre ou la diarrhée, qui étaient considérées comme des symptômes de possession par des esprits malveillants. Les familles amenaient leurs proches souffrants en apportant souvent des poulets qu’elles sacrifiaient près des sanctuaires et utilisaient leur viande pour préparer un repas. Le sang de l’animal ainsi que le plat étaient perçus comme une sorte d’offrande à des forces malveillantes invisibles en présence du saint ou de la sainte. Ceux-ci étaient vus comme possédant un pouvoir extraordinaire en mesure d’obliger ces êtres nuisibles à quitter le corps de la personne possédée.
En plus de son pouvoir guérisseur, Sidi Boukhbza jouait le rôle d’un lieu de réconciliation et de reconnaissance. Chaque année, la fraction d’Aït Elânzi se rassemblait autour de son sanctuaire pour résoudre ses différends. Un petit moussem était organisé où les cavaliers (r’ma) supervisaient le rituel de réconciliation. Ils établissaient un tribunal coutumier pour examiner les plaintes des parties impliquées, qui étaient invités à se présenter devant ces juges exceptionnels. Les r’ma tranchaient ces conflits après avoir évalué les faits.
Le moussem de Sidi Boukhbza était également animé par des chants, des danses d’Ahidous et des compétitions de fantasia. Selon le témoignage de Ben Youcef (64 ans), Sidi Boukhbza, signifiant littéralement le maître du pain, était un lieu d’arrangement et de gestion de conflits. Il se souvient encore comment les Aït Elânzi s’y rassemblaient chaque année, juste après la moisson, dans le but de restaurer l’harmonie au sein de la communauté. Leur rencontre avait également pour objectif d’exprimer leur gratitude si la récolte s’était révélée fructueuse. Les sages de l’assemblée tribale sacrifiaient des moutons, tandis que les femmes préparaient un repas collectif.
À l’époque, j’avais à peine dix ans lorsque j’accompagnais ma famille à cet événement. Je me souviens quand les jeunes filles et les garçons se joignaient pour danser ahidous, alors que les cavaliers organisaient des compétitions de fantasia. Comme tous les enfants, j’étais fasciné par ce rassemblement extraordinaire, un souvenir que n’oublierai jamais.
Ben Youcef confirme que lors du festin (lama) organisé le dernier jour chez ce marabout, les r’ma jouissant d’une forte vénération, formaient le tribunal de sidi Boukhbza en vue de mettre fin aux différends et réconcilier les personnes en conflit. Il précise à ce propos que son oncle maternel, en tant que chef des r’ma, supervisait le déroulement de ces audiences. Ces cavaliers singuliers prononçaient ainsi leurs jugements irrévocables, et toute la communauté était tenue de les respecter. Ce rituel aurait perduré jusqu’aux années 1970.
La combinaison de croyances et de rituels illustre de manière évidente comment la spiritualité et la culture sont des éléments maniables. Elles dotent de cette capacité à s’ajuster aux transformations, tout en gardant les principaux éléments de leur héritage ancestral. Cette coexistence témoigne également de la richesse et de la complexité de la spiritualité dans la vie des de cette communauté, éclairant la façon dont ils ont pu s’adapter aux différentes influences, tout en concevant leur particularité culturelle.
A suivre…
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