Idées, UNE

Quelle éthique en sciences sociales ?

Par Kenza Sefrioui et Salaheddine Lemaizi

Temps fort en clôture de l’Université d’automne du LADSIS, la réflexion sur l’éthique dans la recherche en sciences sociales. Deux chercheurs, Marwan Mohammed et Nadia Khrouz ont dialogué autour de l’éthique dans les études sur les migrations. Choix du vocabulaire, autorisation des enquêtés, accès des données… Synthèse.

Le sociologue franco-marocain et chercheur au CNRS, Marwan Mohammed a dialogué avec la politologue Nadia Khrouz, professeure à l’Université internationale de Rabat (UIR) et spécialiste des questions migratoires, avec la modération de Zoubir Chattou, sociologue, professeur à l’ENA-Meknès. Les deux chercheurs sont revenus sur les enjeux éthiques dans la démarche scientifique. Ils ont insisté que ces enjeux « sont partout en termes de recherche, du choix du sujet à la manière de le valoriser ».

M. Mohammed : Valeurs, réflexivité et bureaucratisation

« Il y a un réel déficit de réflexion sur ce qu’engagent les mots qu’on choisit pour désigner nos réalités. »

Marwan Mohammed, sociologue

Les travaux de Marwan Mohammed portent sur les jeunesses populaires en France et la délinquance juvénile. Des thèmes politisés et fortement médiatisés dans le contexte français. Dans ce type de contextes comme ailleurs, « la production des savoirs engage notre rapport personnel aux valeurs – à ne pas confondre avec les jugements de valeur, qui sont à proscrire. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas avoir un avis ni être engagé dans le débat public : les libertés académiques nous garantissent un droit à éclairer les connaissances sur la société et à intervenir dessus. Notre rapport aux valeurs, c’est notre vision du monde, qui influe sur la manière dont on déploie nos recherches », explique le sociologue dans son propos préliminaire. 

Pour l’auteur de Les sorties de délinquance (2012), éthique et réflexivité vont de pair : « C’est pourquoi le rapport aux valeurs doit être pensé. En effet, nos valeurs sont situées dans l’espace et dans l’histoire. Or, ce travail de réflexivité n’est pas toujours fait. Il s’agit aussi des mots qu’on utilise, du rapport qu’on a à nos sujets. Il y a un réel déficit de réflexion sur ce qu’engagent les mots qu’on choisit pour désigner nos réalités. Certains mots peuvent être récupérés sans réflexion sur ce qu’ils incarnent », prévient-il devant les jeunes chercheurs présents à cette Université d’automne.

Sur un plan pratique, Mohammed rappelle des éléments essentiels à prendre en compte lors d’un travail de terrain : Le consentement, sa forme et ses difficultés. « Il y a le droit des personnes qu’on va interroger. Dans tous les pays il y a un cadre juridique, souvent mal connu. Il impose des obligations. C’est très variable. Dans certains pays, il faut une autorisation juste pour aller effectuer une recherche. Dans d’autres, on doit apporter des garanties et preuves de la manière dont on va garantir les droits des personnes. Beaucoup de discussions reposent sur le recueil et la gestion des données, avec l’idée de ne pas causer de dommages. Certaines personnes n’attendent pas l’autorisation mais c’est à leur risque et péril », détaille-t-il. 

« Au Maroc, la Commission nationale de contrôle des données à caractère personnel (CNDP), créée par la loi de 2009, impose des restrictions et obligations. Mais combien de chercheurs recueillent explicitement le consentement des personnes interrogées dans l’entretien, par écrit ou oralement ? Quid des mineurs ? », s’interroge-t-il. Et d’y répondre : « De fait, très peu de personnes en France font ces démarches. Aux États-Unis beaucoup plus. Ce sont pourtant des obligations légales, accrues selon qu’il s’agit de données sensibles. On recueille toutes des données sensibles. Et la définition varie ». 

« Je suis très inquiet de la bureaucratisation de l’accès aux recherches » 

Marwan Mohammed, sociologue

La multiplication des démarches nécessaires pour mener une recherche dans le contexte français inquiète ce sociologue engagé : « Je suis très inquiet de la bureaucratisation de l’accès aux recherches, car cela va être un outil politique qui peut entraver les libertés académiques. Le tournant autoritaire en France a déjà des effets », observe-t-il.  

Le chercheur fait appel aux travaux au concept de « politique de terrain » développé par Jean-Pierre Olivier de Sardan. Mohammed définit le sens de cette « politique de recherche : « Il faut prévoir en amont une stratégie à partir de questionnements sur les enjeux éthiques. Mieux vaut réfléchir en amont à la manière dont on va fonctionner et aux limites qu’on va s’imposer, pour déterminer les frontières de la recherche et poser les limites que les chercheurs peuvent accepter. Sinon, cela ressort au niveau de la rédaction et de la publication ». 

Au terme de cette intervention, l’auteur du livre Les bandes de jeunes (2007) ouvre la discussion sur des questionnements actuels liés à la participation des personnes enquêtées dans les travaux de recherches. Sans apporter de réponses définitives, le sociologue exprime un certain scepticisme face à une telle démarche : « Quelle est donc la place des personnes qui participent à nos recherches ? Je ne suis pas partisan de la participation des enquêtés à la méthodologie et à la décision, car à la fin, c’est le chercheur qui a la décision sur son travail. Il faut protéger ses enquêtés. Qu’est-ce qu’on protège ? il ne faut pas faire de concession sur le réel mais protéger les individus. Il y a de la violence dans les classes populaires : c’est notre responsabilité de chercheurs de montrer le monde tel qu’il est », conclut-il. 

N.Khrouz :Éthique, intérêt et autonomie

« Les travaux sur les migrants subsahariens ont entraîné des conséquences politiques, amené à des qualifications »  

Nadia Khrouz, politologue.

Les travaux portent sur les pratiques du droit, et en particulier du droit des étrangers, la migration et les politiques migratoires dans l’espace euro-africain. Un terrain sensible avec des enjeux éthiques durant tout le processus de la production du savoir. Elle revient à travers une démarche de réflexivité sur ce rapport à l’éthique. « Sur les enjeux de migration, beaucoup d’intérêts se sont orientés vers le Maroc. Souvent les travaux sur les migrants subsahariens ont entraîné des conséquences politiques, amené à des qualifications. Des recherches orientées ont biaisé le regard qu’on pose sur les enjeux migratoires, sur les mariages binationaux, etc. et alimenté des discours et des orientations de politiques publiques cadrées », observe-t-elle. 

Khrouz introduit la variable du statut du chercheur. « L’éthique de l’objet de recherche ne se pose pas de la même manière pour des doctorants et pour les chercheurs plus autonomes notamment financièrement. En amont, il faut s’interroger sur pourquoi on s’intéresse à cet objet d’étude : cela peut englober les enjeux de mobilité, les populations… Est-ce que je suis contraint de choisir ce sujet ? Quelle est ma marge de manœuvre pour le réorienter ? Quel peut être l’impact de ces travaux ? Quel est aussi le lien avec les financements, ce qui soulève la question de l’opportunisme », insiste-t-elle. 

« Il faut s’intéresser aux matériaux conceptuels pour réfléchir sans le package idéologique. »

Nadia Khrouz, politologue.

L’autrice de l’ouvrage L’étranger : droit et pratiques au Maroc (2019) rappelle également à l’éthique de terrain qui dépasse les simples procédures : « L’éthique pose les enjeux de consentement, de procédures. On reçoit des étudiants qui ont des chartes éthiques très développées mais qui utilisent des catégories problématiques. C’est une question de formulation mais aussi une question de rapport de pouvoir du chercheur face à son institution. Il faut s’intéresser aux matériaux conceptuels pour réfléchir sans le package idéologique alimenté par la littérature ». La politologue et spécialiste du droit des étrangers donne un exemple pratique : « La lutte contre la traite des êtres humains : c’est normalement au juge de la qualifier. Mais comment se positionne le chercheur ? », s’interroge-t-elle. 

L’accès au terrain pose aussi des questions éthiques : « Quelle collaboration doit-il avoir avec les personnes qui lui facilitent l’entrée sur le terrain ? Il faut être ancré, effectuer un travail en amont pour établir une confiance. Parfois l’exposé aboutit à la fermeture des portes : comment formuler son objet d’étude, pour ne pas forcément tout dire ? ». Des questionnements comprenant elles-mêmes des pistes de solutions.  

Il y a enfin un enjeu de confiance dans la manière dont on peut solliciter les personnes : « Dans certains cas, cela a abouti à des visites guidées de témoins. La sur-sollicitation des mêmes personnes est aussi une question. Et si la personne est trop vulnérable, est-il nécessaire de revenir sur l’ensemble de son parcours ? », poursuit-elle. 

Ce dialogue a permis aux participants de poser les termes du débat éthique dans la recherche scientifique en sciences sociales. En complexifiant ces enjeux les deux chercheurs ont insisté sur les liens entre théorie et pratique et entre l’objet de recherche et le sujet de cette recherche, notamment autour des migrants. 

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