Idées, Luttes d'idées

Terre aux marabouts en ruine

Par Fatiha AAROUR

L’importance accordée aux sanctuaires des saints ne jouit plus du même privilège d’autrefois, ceux qui subsistent sont rarement visités. Lors de mon retour sur le terrain en avril 2018, je me suis rendue au sanctuaire de Sidi Mohammed El-Kamel, situé aux abords du village de Tiddas. Le chemin était difficilement accessible, car il fallait traverser un cimetière en se frayant un passage à travers les hautes herbes qui entravaient la marche. À mon arrivée, j’ai découvert une petite demeure en ruines avec une porte usée. J’ai été surprise de constater que ce lieu, si peuplé dans le passé, était complètement vide, la tombe était dépourvue de sa couverture verte. Un silence pesant évoquant l’isolement et la solitude du saint. 

Une visiteuse implore des bénédictions au mausolée du saint Sidi Moussa

Le mode de vie des anciens Hkmaouites se distinguait par sa souplesse et sa capacité à s’ajuster aux contextes et aux besoins de la communauté, ce qui explique leur inclination à éviter tout embrigadement dogmatique. Les pratiques coutumières ainsi que le code de l’honneur ont toujours joué un rôle crucial dans l’organisation sociale et économique de ce groupement, alors que les percepts religieux étaient peu connus et loin d’influencer les multiples aspects de leur vie quotidienne.

Cette tendance laïque n’a pas empêché la coexistence avec d’autres groupes très attachés à la religion musulmane, particulièrement les Chorfa (nobles), revendiquant souvent une lignée remontant au prophète Mohammed, à travers Idriss Ier, fondateur de la dynastie idrisside. Dans son récit ethnographique, le Capitaine Querleux met l’accent sur l’importance de faire la distinction entre le cherif et le marabout, figures dont les tombes sont respectées presque à égalité. Le cherif est défini par un rôle exclusivement religieux et appartient à une secte déterminée. Le marabout, quant à lui, est reconnu dans un sens plus large pour la sainteté, les vertus et la sagesse qui lui ont valu ce titre posthume. D’après les éléments rapportés par la Mission Scientifique Française (les villes et les tribus du Maroc), les Chorfa d’Aït Boumeksa, ou prétendus tels, se devisaient en deux fractions : les Oulad Sidi Cheikh et les Aït Atta. A titre d’exemple, les Oulad Sidi Cheikh qui sont d’origine algérienne, se sont installés dans différents régions du Maroc après l’occupation française de l’Algérie.

“La prière conduit à mi-distance du paradis ; le jeûne mène jusqu’à la porte ; seule l’aumône fait passer.” –

Adage hkmaouite

Cependant, ils n’incarnaient pas les vrais Chorfas au sens habituel du terme, car ils ne descendaient pas directement du prophète Mohammed, mais de son compagnon Abou Bakr A-ssiddiq. Les individus de cette communauté doivent leur appellation au saint Abdelkader, connu sous le nom de Sidi Cheikh, né en Algérie en 1545 et décédé en 1630. Une autre fraction se réclame d’une ascendance liée au saint Sidi Moussa Ben Ali Atrassi : les Chorfa d’Aït Alla, établis à proximité du mausolée où leur aïeul est inhumé.

Ce petit groupe parle aujourd’hui l’amazigh et s’est parfaitement assimilé à la culture et au mode de vie de la tribu d’accueil, il dispose même d’un groupe musical spécialisé dans la célèbre danse ahidous, l’une des expressions artistiques les plus emblématiques du patrimoine culturel des Zemmour et Aït Hkem. Chaque été, les Chorfa d’Aït Alla organisent un grand moussem près du sanctuaire de Sidi Moussa. Cet événement rassemble des tribus environnantes et des individus de diverses régions du pays.

En ce jour d’août 2017, la chaleur pesait sur le territoire de Harcha, théâtre de ce rassemblement spirituel. Le moussem y battait son plein, rythmé par les spectacles de la fantasia ainsi que des danses d’ahidous. Ce lieu était un véritable carrefour culturel où coexistent harmonieusement deux mondes. Les visages, les rythmes musicaux, le mélange cacophonique de langues, avec certains s’exprimant en arabe et d’autres en berbère. Dans cette mosaïque extraordinaire, des chapiteaux noirs ornés de tapis locaux juxtaposés aux tentes blanches abritant des pèlerins de lointaines régions, venus pour solliciter la bénédiction de celui dont ils revendiquent l’ascendance.

Abdellah Moussaoui, président de l’Association de la Zaouïa Moussaouiya des Atrassis pour la Fraternité et la Solidarité, affirme, avec une certaine certitude, que Sidi Moussa Ben Ali Atrassi, est bel et bien son ancêtre. Il explique également que ce marabout, originaire de Tlemcen et reconnu pour sa sainteté et sa baraka, est descendant de la dynastie idrisside. Ce saint avait choisi de s’installer parmi les Aït Hkem où il a épousé une femme de la communauté. Après son décès, les habitants ont bâti un sanctuaire sur sa sépulture.

Abdellah Moussaoui, président de l’association de la Zaouïa Moussaouiya

Ce moussem est une pratique ancestrale perpétuée à travers les générations, et la Zaouïa Moussaouiya, ayant apparemment pris racine à Aït Hkem, s’est progressivement propagée dans de nombreuses régions du Maroc, y compris à Fès, Meknès, et Beni Hsein. Bien que l’intérêt pour cet événement ait incliné, Abdellah Moussaoui reste confiant et déterminé à investir davantage dans l’organisation et la communication. Sa foi profonde envers les miracles et les vertus thérapeutiques attribués à son ancêtre transparaît dans le récit qu’il partage avec ferveur.

«Ce matin, j’ai été particulièrement ému par le témoignage d’un vieux monsieur, racontant une histoire qui remonte à plusieurs années. Il s’agit de sa sœur qui était privée de la vue. Il a souligné qu’après avoir veillé une nuit au sanctuaire, le saint est apparu en songe à sa sœur, drapé de blanc et enveloppé d’une lumière scintillante. Il lui caressa les yeux et l’incita à se lever. Au réveil, découvrant qu’elle pouvait enfin voir, elle quitta le sanctuaire, emplie de joie et de gratitude».

Il est remarquable que la vénération des saints chez les Hkmaouites se porte principalement sur des figures masculines, alors que les femmes sont en minorité et souvent sans nom connu. Cependant, Lalla Zahra Tahouchit se distingue, avec un petit sanctuaire dédié en son honneur à Tighza. Un autre lieu sacré à Aït Elânzi est attribué à une figure féminine portant le même nom de Tahouchit, laissant planer le doute quant à savoir s’il s’agit de la même sainte ou d’une autre.

Chaque groupe de la communauté hkmaouite disposait d’une hiérarchie de saints protecteurs, certains étant hautement vénérés tandis que d’autres sont considérés avec moins d’importance. Chez les Aït Boumeksa, l’ensemble de marabouts va de figures extrêmement estimées telles que Abdelkader Al-Jilani, Sidi Bouchta, Sidi Boukhbza, Sidi Boustela, à d’autres moins centrales dans le panthéon local, comme Lalla Tahouchit, Haouch Sba’ Rouadi et Sidi T’lig.  

Il est intéressant de noter que les saints d’Aït Hkem portent généralement des noms arabophones, alors que les noms des figures féminines tendent à avoir une résonance berbère, souvent liés au terme « Tahouchit » dérivé de « houch », se référant à un lieu de retraite. Ceci pourrait être la désignation d’une femme qui consacrait sa vie à la méditation et à la pratique spirituelle dans un espace déterminé. 

Le saint et le pouvoir thérapeutique

L’importance des marabouts pour les Hkmaouites s’ancrait profondément dans leur vie spirituelle, étant considérés comme vitale pour la guérison des maux physiques et la protection contre les forces démoniaques.  

Malgré leur réputation de bravoure au combat, les Hkmaouites admettaient la présence de puissances invisibles, les djnoun, face auxquelles leurs armes se trouvait dérisoires. Lors des voyages nocturnes, les amulettes étaient indispensables dans leurs sacs.Cet élément était considéré comme outils efficace pour se prémunir contre la menace des esprits malveillants. D’après le récit du Capitaine Querleux, un Zemmouri en déplacement s’assurait d’emporter deux objets essentiels : un fusil pour la protection physique contre les adversaires humains et une amulette, soigneusement enfermée dans un petit sac de cuir, dédiée à la protection contre des forces obscures.  

Par ailleurs, la communauté d’Aït Hkem manifestait une certaine méfiance à l’égard des lieux naturels précis, tels que les forêts denses ou les cours d’eau. Par prudence, ces espaces étaient évités la nuit, étant considérés comme des abris propices pour des esprits nuisibles. Cette corrélation entre des lieux spécifiques et un monde immatériel explique l’imbrication du naturel et du surnaturel dans leur système de croyances, ainsi que leur représentation du monde. 

Néanmoins, les membres de ce groupe croyaient fermement en l’existence d’un remède efficace contre les maux causés par la fréquentation de ces forces surnaturelles néfastes. Dans les moments les plus difficiles, ils étaient convaincus de pouvoir compter sur la puissance thérapeutique de leurs marabouts. Les personnes affectées par un djinn, connu sous le nom d’aâfri, pouvaient solliciter la guérison auprès de leurs saints, allant jusqu’à entreprendre un pèlerinage vers le saint Moulay Bouâzza chez les Zaïane .

«Les Sadates (saints) jouaient un véritable rôle thérapeutique. Ceux et celles qui souffraient de troubles psychiques trouvaient souvent l’apaisement en se rendant dans leurs sanctuaires. À défaut de comprendre la psychopathologie, ils attribuaient leur mal-être à des esprits perturbateurs et croyaient fermement en la capacité exclusive de guérison des marabouts. Ces figures spirituelles étaient vues comme des intermédiaires privilégiés auprès de dieu, en mesure de supplier pour eux sa miséricorde». Souligne El-Yazid âgé de 66 ans.  

Pour comprendre le rôle thérapeutique des marabouts chez les Aït Hkem, il semble tout à fait pertinent de se référer au travail de l’historien Peter Brown, notamment son analyse sur le culte des saints dans la chrétienté latine, exposée dans son ouvrage “Le Culte des Saints : son essor et sa fonction dans la chrétienté latine”. Brown examine la vénération des saints et leur rôle, en tant qu’intercesseurs et guérisseurs spirituels. Son approche penchant sur la sainteté et les pratiques dévotionnelles, notamment à travers ce qu’il appelle le pèlerinage thérapeutique, la potentia et la praesentia, incite à une réflexion comparative intéressante pour examiner les croyances similaires chez les Hkmaouites.

Selon cet historien, la capacité de guérison attribuée aux saints à travers leurs reliques, était la plus grande bénédiction dont pouvait jouir un chrétien de l’antiquité tardive. Chaque saint possédait un pouvoir thérapeutique spécifique. A titre d’exemple, Saint Martin était reconnu pour sa potentia (pouvoir de guérison) dédiée à sauver les possédés de leur détresse. La tension soigneusement maintenue entre distance et proximité garantissait la praesentia (la présence physique du sacré) dans une communauté ou chez un individu : « une fois la praesentia accessible, la dialectique imaginative qui entourait la présence du saint donnait l’assurance que le sanctuaire serait davantage qu’un rappel de l’unité idéale d’un âge antérieur : le sanctuaire devint un pont fixe où la scène solennelle et nécessaire du « pouvoir propre » ; de la praesentia exercée comme elle devait l’être ; pouvait se jouer dans des actes de guérison, d’exorcisme et de justice sommaire .» 

Il est donc approprié de tirer des parallèles entre ces deux paradigmes où les figures religieuses sont perçues comme des médiateurs entre le divin et les fidèles, offrant protection et guérison. 

Brown décrit la continuité des pratiques ancestrales chez les Gaulois en expliquant qu’une visite et un contact avec les dieux par le médium guérisseur de l’eau ou du sommeil étaient considérés satisfaisants : « Ces méthodes anciennes semblent ne pas avoir été atteintes par l’âpreté du langage, alors en vigueur de la potentia, pratiquée par des personnes que les contemporains associaient aux sanctuaires chrétiens. Derrière elles se trouvait le pouvoir sans voix de la nature ».  

A l’instar des Gaulois et des sociétés méditerranéennes, les pratique des Hkmaouites en terme spirituel constituaient un enchainement de croyances superstitieuses et mystiques plus anciennes. Les dogmes religieux n’avaient pas d’influence, d’autant plus que cette population avait toujours adapté sa nouvelle religion à ses besoins et à son contexte socioculturel. 

Les Aït Hkem et les cinq piliers de l’islam

Les cinq obligations prescrites à tout musulman sont : la confession de foi, la prière, le jeûne, l’aumône, et le pèlerinage pour ceux qui en ont les moyens. Toutefois, les anciens Hkmaouites n’accomplissaient pas certaines pratiques, considérés par d’autres communautés comme devoir. Nombreux étaient ceux qui se dispensaient totalement du jeûne et de la prière : La pratique religieuse au sein de la communauté des Aït Alla ne semblait pas être rigoureusement maintenue ; ma grand-mère, par exemple, n’a entrepris le jeûne qu’à l’âge de quarante-cinq ans. « Il semble que cette adoption tardive ait été motivée davantage par les normes sociales de l’époque, qui exerçaient une pression croissante pour une observance plus stricte des rites religieux». Témoigne Fadma.  

Très récemment, certains parents interdisaient strictement à leurs enfants, désormais adolescents, de jeûner, même s’ils avaient atteint l’âge de la puberté. Rachid, un jeune cadre installé à Khémisset, témoigne à ce sujet.« La raison pour laquelle nous ne jeûnions pas était simple : nous n’étions que des adolescents de 14 ou 15 ans, et la privation de nourriture et d’eau pendant une journée entière aurait pu avoir des répercussions négatives sur notre développement physique et psychologique. Pour protéger notre bien-être, notre père interdisait strictement le jeûne à cet âge. Lui-même n’a commencé à s’adonner cette pratique religieuse que lorsqu’il a atteint la quarantaine».  

Pour les Hkmaouites, la prière était perçue comme moins essentielle que la profession de foi (chahada). Les fidèles qui se mettaient à accomplir ce pilier, pouvaient souvent mal réciter ou confondre les versets coraniques, faute de les connaître par cœur. Cependant, la charité (zaka) était plus valorisée, ce qui concorde avec leur culture et leur système social. Un proverbe célèbre chez les Aït Hkem met en avant l’importance de la charité par rapport aux autres piliers de l’islam : La prière conduit à mi-distance du paradis ; le jeûne mène jusqu’à la porte ; seule l’aumône fait passer. 

 Il est à rappeler que les groupes formant le bloc des Zemmours étaient réputés pour leur générosité et leur profonde considération de la bienfaisance. Un fait attesté par le Capitaine Querleux : « Les Zemmour ne faillissent jamais à l’obligation de la zaka, et s’ils donnaient une aumône, ils la donnent généreusement, sans se soucier s’ils tendent une petite pièce de monnaie ou une somme plus importante. Trier leur argent dans le but de limiter leur aumône serait à leur yeux perdre tout le bénéfice de leur bonne action. Extrêmement hospitaliers, ils hébergent toujours le passant qui se présente à leur tente et se confie à eux sous la rubrique du dhif Allah (hôte de dieu). » 

Par ailleurs, le Hadj, pèlerinage à la Mecque, était généralement l’apanage des plus pieux et aisés. Jusqu’au début des années 1980, le retour des pèlerins donnait lieu à une semaine de réjouissances, semblable à celle d’un moussem. Les familles installaient des tentes décorées avec attention et exposaient leurs précieux tapis locaux pour marquer l’occasion. Bien que religieux, l’événement était aussi l’occasion de célébrer avec des danses et des chants d’ahidous. À cette occasion se déroulait une seule cérémonie religieuse, marquée par un festin somptueux. Pendant ce banquet, les tolbas, experts en mémorisation du coran, procédaient à une récitation solennelle de versets du texte sacré.  

Les membres des tribus avoisinantes venaient saluer et féliciter le Hadj, en lui offrant des présents tels que des moutons, des sacs remplis de sucre et de l’huile. En retour, chaque convive se voyait offrir un souvenir ramené de la Mecque, qui pouvait être un couvre-chef (taguya), de l’encens, un chapelet ou un tapis de prière.  

En outre, les anciens Hkmaouite ne valorisaient guère l’éducation religieuse, préférant que leurs enfants gardent le bétail dans les champs et pâturages. Cette communauté montrait une forme de désintérêt pour l’enseignement formel, valorisant davantage ceux impliqués dans les affaires militaires ou productrices de richesse.  

L’historien Mouloud Achak note que ce n’est que durant le 17ème siècle que les Aït Hkem ont commencé à accueillir des fqihs. Chaque clan était pourvu d’une école coranique propre, dirigée par un fqih qui était souvent natif de régions comme Ouazzane, le Souss ou Doukkala. En général, une tente suffisait à servir d’école et d’hébergement pour l’enseignant engagé, tout en offrant un refuge aux voyageurs sans toit. Uniquement quelques familles choisissaient, de temps à autre, d’envoyer leurs enfants dans ces établissements traditionnels. 

Le financement de cette école s’effectuait grâce à une cotisation collective. La caisse de l’assemblée du groupe assurait donc le paiement du salaire annuel du fqih, appelé achard, et couvrait les frais de la tente et de son ameublement. Chaque famille était responsable, selon un système rotatif appelé tawala, de la préparation des repas journaliers du fqih. 

Chez les Aït Boumeksa, le clan d’Aït Mahfoud accueillait dans le passé des élèves étranger au groupe, connus sous le nom d’imhadren. Ces derniers, venant souvent de Hauderran ou d’autres groupes sans école, partageaient l’hébergement avec le fqih et passaient leurs journées à apprendre les textes du coran, ainsi que d’autres matières religieuses. 

Les rites funéraires chez les Hkmaouites

Malgré sa distance par rapport aux affaires quotidiennes de la communauté, le fqih était souvent solliciter lors des derniers moments d’un mourant pour l’aider à énoncer la chahada avant de trépasser. Le rôle de ce religieux était fondamental dans la préparation des rites funéraires. Les obsèques comportaient plusieurs cérémonies étendues sur les quarante jours de deuil.  

Chez les Hkmaouites, la mort ne concernait pas uniquement la famille proche, mais elle était considérée comme un évènement majeur affectant toute la communauté, durant lequel les femmes expriment leur chagrin avec des cris et des lamentations. Certaines allaient jusqu’à se griffer les joues, se frapper la poitrine ou déchirer leurs vêtements. 

Fadma Adjiba, native du clan d’Aït Atta, souligne que l’absence de démonstration de douleur profonde lors du décès d’un individu peut être interprétée comme un manque de compassion, pouvant être vu comme une humiliation à l’égard de la famille du défunt, particulièrement si la personne décédée était un individu de renom ou quelqu’un de jeune.  

Ainsi, le fqih, en charge des rites funéraires, préparait le corps du défunt conformément aux prescriptions de la religion musulmane, le lavant et le revêtant d’un linceul blanc. Dans le cas d’une défunte, il guidait la femme la plus âgée du groupe dans la procédure à suivre. Les obsèques des célibataires étaient marquées par des rituels habituellement réservés aux noces, incluant l’application de henné sous l’éclat des youyous. Le cortège funéraire du défunt fut emmené au cimetière avec tous les honneurs. L’ambiance qui entourait l’événement avait des allures de cérémonie de mariage. Une façon de célébrer autant la vie que de souligner le passage de l’existence à la disparition.  

Avant que la société hkmaouite ne ressente l’influence croissante d’un islam rigide, les femmes étaient pleinement impliquées dans tous les aspects des rites funéraires, y compris la présence aux enterrements. Une pratique qui se distinguait des rituels marquant les grandes villes et les communautés fortement arabisées.  

Dès le retour du cimetière, la famille s’empresse de préparer ce que la communauté appelle communément “le dîner du défunt” : un repas spécifique composé de couscous, généreusement garni de viande, accompagné de lait et d’oignons, en hommage à la personne disparue, comme pour offrir une portion au-delà de la vie.

Le soir venu, les tolbas de la région se rassemblent chez la famille en deuil pour psalmodier des versets du coran et effectuer des prières en mémoire du défunt. La visite à la tombe accomplie le troisième jour après l’enterrement, habituellement connue sous le nom de “lifraq” — un terme qui évoque la notion de séparation — était une étape cruciale du deuil. Ce rituel était spécifiquement réservé aux femmes, qui se rendaient au cimetière munies d’eau de rose et de clous de girofle pour honorer la sépulture et maintenir le lien avec le défunt.

Au retour de cette cérémonie, elles partageaient avec les enfants du village de la nourriture communément composée de galettes, de dattes et de figues sèches.Le temps de deuil s’étend sur quarante jours durant lesquels les femmes renoncent à toute forme d’embellissement, y compris l’usage du henné, du khôl ou du siwak. Pour les veuves, cette période, leur exigeant de porter des vêtements blancs, est prolongée à quatre mois et dix jours. Cette pratique marque la veuve comme étant en état de “teqquen” (fermée), période durant laquelle il lui est strictement interdit d’entretenir des relations sexuelles.

Le port du blanc agit également comme un signe distinctif pour signifier son deuil et décourager toute approche ou proposition indue de la part des hommes. Dans cette communauté, le deuil officiel se conclut généralement au quarantième jour après les obsèques, moment où les femmes retournent au cimetière pour finaliser les rites des adieux. À cette occasion, elles signalent la fin de la peine en ornant, cette fois-ci, leurs mains de henné et en libérant sur la sépulture de l’eau parfumée aux roses et de la poudre de clous de girofle.

À mesure que la journée touche à sa fin, une cérémonie solennelle est tenue, annoncent officiellement la fin du rituel. Cette réunion se fait en présence de l’ensemble de la communauté, suivant des coutumes qui évoquent celles observées le troisième jour après le décès. 

La spiritualité hkmaouite à l’ère contemporaine

Ecole Sidi Mohammed El Kamel, construite pendant le protectorat français

Il est important de souligner que les Hkmaouites, historiquement réticents vis-à-vis de l’instruction, ont progressivement changé d’attitude après l’indépendance du pays, se montrant de plus en plus réceptifs à l’éducation formelle. Initialement, l’accent a été mis sur l’enseignement religieux comme moyen d’apprendre les fondements de la langue arabe et de la récitation du coran. L’absence d’établissements périscolaires a conduit les Hakmaouites sédentarisés à faire de plus en plus appel aux services des fqihs pour l’éducation de leurs enfants, en conservant les modalités contractuelles régulant les relations entre l’enseignant recruté et la communauté.  

Après l’indépendance, les autorités marocaines ont procédé à la marocanisation du système éducatif, en remplaçant les instituteurs français par des enseignants marocains et d’autres venant du Moyen-Orient, en particulier d’Irak et de Syrie. Cependant, les écoles d’Aït Hkem n’ont pas reçu d’enseignants étrangers dans leurs établissements scolaires.  

Durant les années 1980, une importante mutation a marqué le secteur de l’éducation, initiée par Azzedine Laraki, le ministre de l’Éducation Nationale de l’époque, avec l’appui du parti “Choura et Istiqlal”. Une réforme visant à renforcer l’arabisation a été mise en œuvre, ce qui a conduit à une diminution progressive du rôle et de la prééminence de la langue et du curriculum français dans le système éducatif.  

Ainsi, le nouveau contexte exigeant l’adhésion progressive à l’enseignement public a entraîné un changement considérable dans la mentalité hkmaouite. Les personnes instruites ont petit à petit assimilé les valeurs et principes prônés dans les établissements scolaires et universitaires, modifiant leur mode de penser et d’interagir avec le monde. Cette évolution s’est vue accélérée par l’influence des courants islamiques au cœur des structures éducatives.

Pendant mes années passées au pensionnat du collège Moulay Rachid de Tiddas, je me souviens avoir vu des camarades de classe se passer certains écrits religieux, abordant des sujets comme les supplices de la tombe et les ténèbres de l’enfer. La curiosité m’a conduite à lire l’un de ces livres, révélant une interprétation qui différait grandement de celle que m’avaient transmise mes parents. Un incident qui m’a marqué à jamais.  

Ultérieurement, lors de mon intégration à l’internat du lycée Al Yasamine à Khémisset, j’ai fait la rencontre d’élèves activement engagées dans le mouvement islamique. Ces lycéennes organisaient des cercles de discussion dédiés à l’enseignement de ce qu’elles considéraient être “le véritable islam”, influençant efficacement d’autres jeune filles à adopter le port du voile comme marque de foi. La perspective de m’aligner avec les membres de ces groupes m’attirait, cependant, la résolution de mon père a pesé lourd dans la balance. Sa mise en garde, me forçant à choisir entre la voie qu’il décrivait comme celui des “voyous” ou le risque de ne plus échanger avec lui, m’a incitée à mûrir mes pensées. Malgré sa rigueur, ce moment de vérité a été crucial pour réévaluer mes orientations.  

En somme, la stratégie étatique adoptée après l’indépendance a effectivement facilité l’implantation d’un islam orthodoxe dans les zones les plus éloignées, y compris chez les Aït Hkem. Des prédicateurs étrangers à la communauté ont réussi à influencer quelques jeunes locaux, qui à leur tour ont attiré un petit nombre de fidèles. Ces adeptes sont reconnaissables à leurs tenues distinctives, composées de calottes, de robes courtes foncées et de barbes sans moustaches. Malgré le soutien de quelques anciens pèlerins de la Mecque, ces nouveaux convertis à ce mouvement suscitent la réticence des aînés, des intellectuels et des défenseurs des libertés individuelles au sein du groupement, qui expriment une forte réserve à leur encontre. Mohammed Ajrrar rappelle à ce propos les principes de ses ancêtres :  

« Dans notre communauté, la solidarité et le respect mutuel constituent le fondement de nos principes, indépendamment des convictions religieuses. Ainsi, la trahison ou le préjudice infligé à autrui est considéré comme intolérable. Nos aïeux se moquaient de ceux qui se donnaient un air de piété, ceux qui intervenaient dans les affaires d’autrui pour leur dicter comment ils devaient se comporter. Ils leur ripostaient ironiquement : Regardez celui-ci, il se comporte comme s’il était celui qui a introduit l’islam à Aït Alla».  

En dépit des résistances, l’influence de ces courants religieux s’est toutefois maintenue. Les rites funéraires ont considérablement changé, notamment pour les femmes qui, contrairement au passé, ne sont plus autorisées à assister à l’enterrement. Une interdiction que certains justifient par une prescription attribuée au prophète Mohammed. Désormais, la présence féminine au cimetière est limitée au troisième et au quarantième jour suivant l’inhumation, ainsi que chaque vendredi.  

Aujourd’hui, des mosquées majestueuses ont remplacé les modestes tentes abritant les fqihs, se transformant de plus en plus en un espace de socialisation et de prosélytisme, où les discours de l’imam sont souvent considérés et appliqués à la lettre. De plus, le recrutement des fqihs par les chefs de clans, pratique courante par le passé, a été supplanté par une nomination des imams par les autorités publiques. Il est devenu inhabituel que les croyants n’accourent pas à la mosquée après l’appel à la prière, notamment le vendredi ou pour les prières maintenues toutes les nuit de ramadan (trawih).  

La prière et le jeûne sont désormais fortement ancrés dans la foi de la communauté. Toutefois, la zakat (aumône) demeure une pratique privilégiée, particulièrement avant la fête de fin de jeûne, la fête du sacrifice, et après les moissons.  

En définitive, la population témoigne d’un engagement croissant envers les prescriptions religieuses, souvent au détriment des anciennes valeurs de liberté de croyance. Khadija, une fonctionnaire de 57 ans, partage son constat sur l’évolution de sa communauté, soulignant un glissement vers une radicalisation grandissante. Elle note que l’islam strict a infiltré même les régions les plus reculées, avec un impact négatif des émissions radiophoniques et télévisées, qui contribuent au durcissement de la société.  

Cette dame pointe également du doigt les nouvelles technologies comme vecteurs de fondamentalisme, en évoquant l’usage de plateformes telles que Skype, WhatsApp et Facebook. Néanmoins, elle se réjouit de certaine résistance culturelle à travers des danses et des chants, contrecarrant la ségrégation des genres :« À mon avis, la danse ahidous est une forme de résistance face aux dogmes religieux, étant l’une des pratiques qui semble défier efficacement la radicalisation de la communauté.»  

De nos jours, il est remarquable de constater que certaines jeunes femmes de la communauté ont décidé de porter le voile, qu’elles considèrent comme un symbole de pureté et de comportement exemplaire. Cette tendance semble contrer les idées préconçues souvent attribuées aux femmes du Moyen Atlas, qui sont fréquemment perçues par les étrangers au groupe comme adoptant des attitudes plus ouvertes.  

D’un autre côté, l’importance accordée aux sanctuaires des saints ne jouit plus du même statut d’autrefois, ceux qui subsistent sont rarement visités. Lors de mon retour sur le terrain en avril 2018, je me suis rendue au sanctuaire de Sidi Mohammed ElKamel, situé aux abords du village de Tiddas. Le chemin était difficilement accessible, car il fallait traverser un cimetière en se frayant un passage à travers les hautes herbes qui entravaient la marche. À mon arrivée, j’ai découvert une petite demeure en ruines avec une porte usée. J’ai été surprise de constater que ce lieu, si peuplé dans le passé, était complètement vide, la tombe était dépourvue de sa couverture verte. Un silence pesant évoquant l’isolement et la solitude du saint.  

À Aït Boumeksa, les sanctuaires dédiés à Moulay Abdelkader Al-Jilani et Sidi Bouchta, qui furent autrefois l’objet d’une profonde révérence, ont aussi subi la destruction, et aujourd’hui, seules leurs fragments tiennent. 

Les visites aux marabouts sont de plus en plus perçus comme de l’associationnisme (shirk en arabe), ce qui représente un péché majeur dans l’islam orthodoxe. De nombreux religieux déconseillent désormais la visite de ces lieux :  

« La sensibilisation est essentielle, car de nombreuses personnes restent dans l’ignorance, semblant vivre dans une ère semblable à celle de la période préislamique : la Jahiliyya (l’ère de l’ignorance). Il est crucial de se tourner exclusivement vers dieu plutôt que vers des individus décédés, afin d’éviter toute forme d’idolâtrie. Seul dieu est digne d’une telle vénération ; aucun être humain ne peut prétendre à un tel niveau d’attention», souligne Abdeslam, âgé de 42 ans.

Avec la montée du wahhabisme, qui prêche une lecture rigoureuse de l’Islam, se dessine un combat contre les pratiques ancestrales. 

Les figures saintes historiquement honorées ont été désormais remplacées par des individus qui prônent une interprétation draconienne de la foi. Ces religieux, souvent peu éduqués, dissuadent fréquemment les femmes de se rendre aux marabouts, affirmant que cette pratique, qu’ils considèrent comme « païenne », est proscrite par l’islam.  

En conclusion, le processus d’islamisation, mené avec persévérance au fil des années, a abouti. La religion, qui était autrefois considérée comme une expérience spirituelle individuelle, s’est transformée en un emblème d’identité collective qui dicte des directives strictes au membres de la communauté.  

Le système éducatif a incontestablement favorisé l’émergence d’un dogme qui s’écarte largement des pratiques ancestrales. Ce processus s’est renforcé par un arsenal juridique contraignant la liberté de croyance, sans négliger le rôle et l’influence indéfectible des réseaux sociaux et des émissions religieuses. Les Hkmaouites, autrefois réputés pour leur tendance à adapter leur foi à leur propre essence et contexte culturel, cèdent progressivement leur sens critique, adhérant sans pleine conscience aux nouvelles lois et pratiques sociales. Cependant, une nouvelle génération se lève, aspirant à raviver l’héritage ancestral pour préserver les traits distinctifs de cette communauté, qui a historiquement glorifié sa liberté et son caractère laïque.

Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Idées  » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma.

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