Idées

LADSIS : Bayart décrypte « les énergies de l’Etat »

Le Laboratoire de recherche LADSIS et le département de sociologie de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines AïnChock (FLSHAC), Casablanca ont reçu le politiste Jean-François Bayart pour une leçon inaugurale de l’année académique2023-24. Points saillants d’une rencontre à contre-courant de la pensée socio-politique dominante.

Zakaria Kadiri, directeur du LADSIS et Jean-François Bayart, professeur à l’IHED de Genève
Photo: Hicham Semlali

En cette matinée d’automne, l’amphithéâtre Driss Chraïbi à la FLSHAC était animé par une énergie du savoir. Le 7 décembre dernier, professeurs universitaires, doctorants et étudiants en sciences sociales se sont donné rendez-vous pour cette rencontre avec Jean-François Bayart. L’ancien directeur du CERI-Sciences Po à Paris et actuel professeur l’institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève est venu présenter son dernier essai : L’Energie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique (La Découverte, 2022).Un ouvrage que l’auteur présente comme une « synthèse » de ces précédents travaux autour de l’Etat, l’identité et la globalisation pour formuler une lecture socio-historique du politique.

Les trois énergies de l’Etat

Zakaria Kadiri, directeur du LASDIS et professeur universitaire au département de sociologie de Casablanca, a rappelé en ouverture de cette rencontre scientifique que « la leçon inaugurale est un nouveau format, que le laboratoire et le département proposent pour enrichir la vie académique à la Faculté et permettre aux étudiants de découvrir des universitaires de renoms en lien avec leurs études et recherches ». 

Les ambitions de cette rencontre coïncident avec celles affichées par le nouvel essai de J-F. Bayart. La question principale de ce livre est la suivante : « Comment penser l’ébranlement qu’a suscité le passage, aux XIXe et XXe siècles, d’un monde d’empires, gouverné par la différence ethnique et religieuse, à un système d’États-nations, imposant une uniformisation culturelle et une conception exclusive de la citoyenneté ? », peut-on lire en quatrième couverture du livre.

Bayart propose un schéma d’analyse triangulaire et une méthode inspirée de son champ scientifique, la sociologie historique et comparée du politique.

À cette question, Bayart propose un schéma d’analyse triangulaire et une méthode inspirée de son champ scientifique, la sociologie historique et comparée du politique. Sa démarche pour comprendre « la gouvernabilité du monde » puise dans trois registres : économique, politique et culturelle.

« Théorème du camembert »

Son schéma construit autour de trois logiques/dynamiques qui peuvent paraitre contradictoires mais « qui font système car ces logiques sont synergiques ». La première logique est celle de l’intégration du monde, d’ordre économique, financier scientifique, technologique, culturel et religieux, en d’autres termes, la mondialisation. À l’opposé de la pensée marxiste, cette première logique ne peut se suffire à elle-même pour comprendre la marche du monde, hier ou aujourd’hui. Une deuxième et troisième logique sont nécessaires. 

La deuxième logique est celle de « l’universalisation de l’État-nation comme principe de souveraineté et d’organisation politique, et sa capacité à résister à l’unification et à la marchandisation du globe, voire à les instrumentaliser ». Et enfin, la logique de « l’expansion de l’identitarisme politique et des consciences particularistes d’orientation ethnique ou religieuse comme idéologie générale ». Une troisième logique étudiée en détail dans l’ouvrage L’impasse du national-libérale, (La Découverte, 2017).

« L’expansion de l’identitarisme politique et des consciences particularistes d’orientation ethnique ou religieuse comme idéologie générale ». 

J-F. Bayart

À partir de ce schéma, l’universitaire formule un « système » pour comprendre ces énergies de l’Etat moderne. Entre les trois logiques, il ne voit pas de dissensions mais « une combinatoire, une synergie, une triangulation qui ne nous apparaît déroutante que parce que nous demeurons prisonniers de problématisations erronées de l’État ou de la globalisation », précise-t-il en introduction de son livreCette proposition se veut attentive aux spécificités locales et à l’histoire longue de chaque pays et région. Bayart cite le livre Tisser le temps politique au Maroc de Béatrice Hibou et Mohamed Tozy comme une étude de cas, à partir de cette démarche. Pour pouvoir produire une connaissance attentive à histoire mondiale et locale complexe, il mobilise la sociologie historique et comparée, du politique.

Son schéma construit autour de trois logiques/dynamiques qui peuvent paraitre contradictoires mais « qui font système car ces logiques sont synergiques ». La première logique est celle de l’intégration du monde, d’ordre économique, financier, scientifique, technologique, culturel et religieux, en d’autres termes, la mondialisation. À l’opposé de la pensée marxiste, cette première logique ne peut se suffire à elle-même pour comprendre la marche du monde, hier ou aujourd’hui. Une deuxième et troisième logique sont nécessaires. 

La deuxième logique est celle de « l’universalisation de l’État-nation comme principe de souveraineté et d’organisation politique, et sa capacité à résister à l’unification et à la marchandisation du globe, voire à les instrumentaliser ». Et enfin, la logique de « l’expansion de l’identitarisme politique et des consciences particularistes d’orientation ethnique ou religieuse comme idéologie générale ». Une troisième logique étudiée en détail dans l’ouvrage L’impasse du national-libérale, (La Découverte, 2017).

À partir de ce schéma, l’universitaire formule un « système » pour comprendre ces énergies de l’Etat moderne. Entre les trois logiques, il ne voit pas de dissensions mais « une combinatoire, une synergie, une triangulation qui ne nous apparaît déroutante que parce que nous demeurons prisonniers de problématisations erronées de l’État ou de la globalisation », précise-t-il en introduction de son livreCette proposition se veut attentive aux spécificités locales et à l’histoire longue de chaque pays et région. Bayart cite le livre Tisser le temps politique au Maroc de Béatrice Hibou et Mohamed Tozy comme une étude de cas, à partir de cette démarche. Pour pouvoir produire une connaissance attentive à histoire mondiale et locale complexe, il mobilise la sociologie historique et comparée , du politique.

« Sociologiser le passé » et ses écueils

Photo: Hicham Semlali

Lors de son passage au LADSIS, il présente sa définition de cette trans- discipline, entre la sociologie, l’histoire et la science politique. L’ambition de « sociologiser le passé » nécessite pour Bayart de « travailler sur la production discursive du passé ». 

Pour comprendre, le présent et ses paradoxes, il est nécessaire pour ce politiste de faire appel à l’historicité des sociétés étudiées. Bayart le fait sur son premier terrain de recherche, le Cameroun et qu’il poursuivra durant sa carrière dans d’autres contextes africains.  

Pour pouvoir produire une connaissance historicisée des sociétés politiques, Bayart prévient contre trois écueils scientifiques. Le premier est d’étudier les sociétés avec un prisme évolutionniste. « L’histoire n’est pas un compte enchanteur du progrès », nuance-t-il. Ce « darwinisme » socio-politique a enfanté la vision néolibérale et ses interminables Programmes d’ajustement.   

Le deuxième écueil et non des moindres est celui du culturalisme. « La culture n’existe pas. Il existe des êtres en situation. Nous sommes des animaux culturels », observe-t-il. En se référant à Gilles Deleuze, il considère que le concept doit dire l’essence non l’évènement, l’identification et non l’identité ».

« La culture n’existe pas. Il existe des êtres en situation. Nous sommes des animaux culturels »

J-F. Bayart.

Troisième écueil ou « ennemie » est l’individualisme méthodologique. Cette approche du monde social à partir de l’individu ne « permet pas d’observer les sociétés et réduit les êtres à des machines opérant des calculs et choix dits rationnels ». Il explique son opposition à ce paradigme désormais dominant, par sa vision du rôle de chercheur en sciences sociales : « Un sociologue est celui qui empêche de tourner en rond, un intempestif ». Lors de sa conférence à Casablanca, il renvoie tour à tour la pensée de P. Bourdieu et de R. Boudon. Bayart adopte une approche wébérienne du politique et des sociétés, avec des inspirations tirées de Gilles Deleuze, Michel Foucault ou encore Michel De Certau.  

La thèse du livre peut être résumé par cet extrait : 

« Appréhender la singularité historique d’une société, la confronter à celle d’une autre société, aller de l’Autre à Soi, c’est renouer le fil de l’universalité ; c’est reconnaître la contemporanéité d’Autrui, au lieu de l’enfermer dans la case de la tradition ou de l’archaïsme qui sied à l’indigène ou au paysan ; c’est renoncer à l’illusion de l’avance, de l’antériorité, de l’exceptionnalisme « de surplomb » qui fausse le regard et légitime les asymétries du système international, les ingérences militaires, les conditionnalités économiques ou financières, les missions civilisatrices et autres mises en valeur »

« Contre la bêtise identitaire« 

Troisième axe de sa triangulation, la dimension culturaliste ou identitaire a fait l’objet d’une longue critique durant la rencontre du LADSIS. « L’identitarisme et le culturalisme montants sont une idéologie de la mondialisation », note Bayart, tout en soulignant ce paradoxe. L’auteur récuse une« définition ethnoreligieuse de l’identité et de la citoyenneté ». Les politiques migratoires de l’Union européenne seraient une traduction de cette définition qui conduit à mener vers des politiques répressives « comme un reflux ethnique ». Les courants identitaires défenseurs de ces politiques migratoires perçoivent leur État mythifié « comme entité abstraite » or l’Etat et ses identités sont produits par des expériences historiques. Le camembert est l’emblème pour le chercheur et sa triangulation : « Le fromage emblématique rassemble et synthétise les logiques sociales du capitalisme mondial, de la formation de l’État-nation français, du particularisme normand, et même de la reproduction lignagère dans ses rapports à ces différentes instances ».


Loubna Benrabeh, artiste-peintre et étudiante en Master en sociologie, remet un portrait qu’elle a réalisé en hommage à J-F. Bayart

A retenir : 

La sociologie historique du politique: « le souci de sociologiser le passé et de restituer la part de celui-ci dans le présent, mais non dans le futur, pour éviter les pièges de l’évolutionnisme historiciste »
Théorème du camembert : intégration mondiale + universalisation de l’État-nation+ identitarisme = globalisation national-libérale (XIXe-XXIe siècle).

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