Les fours à chaux de Sanhaja, une grave crise environnementale sans fin
Par Chaimae Bourrakkadi
Nous sommes partis de Fès en direction de Sefrou, connue sous le nom : « Jardin du Maroc », grâce à sa couverture végétale dense et variée. Il s’agit d’une des plus anciennes villes marocaines, située à 28 kilomètres au sud-est de notre ville de départ. À notre arrivée, nous avons été accueillis par un paysage spectaculaire : des vues panoramiques, des eaux douces, des chutes d’eau et les montagnes de l’Atlas en arrière-plan.
Cette ville est réputée pour être la capitale des cerises, objet chaque été d’une fête annuelle, célébrant le début de la saison des récoltes. Il s’agit du plus ancien festival marocain, fondé en 1919, et classé par l’UNESCO comme patrimoine culturel non-matériel de l’humanité.
La province de Sefrou s’étend sur une superficie d’environ 4008 km21, dont de larges territoires font partie de la plaine de Saiss ainsi que les plaines nord-ouest du Moyen-Atlas. Traversée par Oued Ajay, cette province connaît une grande diversité de relief, ainsi que l’abondance des ressources en eau de ses forêts. Tout cela fait de la province une région agricole privilégiée.
Sanhaja, le fief du pain blanc
Les caractéristiques et les ressources naturelles de la région de Sefrou ne se limitent pas à ce que nous avons cité. À cinq kilomètres de la ville, au centre de la province, le centre de Sanhaja est administrativement affilié à la commune de Sidi Youssef Ben Ahmed, avec environ 11,292 personnes, selon le recensement de septembre 2004. Cette zone est connue pour les Kouchas, ces fours à chaux qui font sa réputation dans le royaume. Ainsi, la production et l’exportation de cette matière vitale constituent la source de revenu de la majorité des habitants de Sanhaja et des douars environnants.
La Koucha est un four traditionnel en pierres, installé sur une superficie de 10 mètres carrés et rempli de pierres et de bois utilisés comme combustible. Les ouvriers se chargent de tout enfouir, avant que le four ne soit fermé pour une période qui peut atteindre six jours en continu. Force est de constater que les conditions de sécurité industrielle manquent ce processus, sans parler des moyens de protection contre tout risque potentiel.
- Monographie de la province de Sefrou, direction régionale Fès-Meknès (HCP). ↩︎
Mehdi (pseudonyme), jeune ouvrier de 30 ans enrobant le visage d’un tissu rouge devenu blanc à cause de la poussière de la chaux, nous révèle avec amertume les conditions rudes dans lesquelles lui et ses collègues se trouvent. « Je travaille ici depuis 8 ans. Nous avons hérité ce métier de nos pères et nos grands-parents, et nous n’avons aucune alternative. Bien que le danger soit omniprésent, nous nous jetons presque dans le feu sans aucune protection contre les émissions nocives. Nous n’avons pas de masques, de gants ou de casques pour nous protéger des éventuels effondrements rocheux », nous a-t-il déclaré.
D’un ton triste, il a poursuivi : « Nous sommes ici en train de sacrifier notre vie pour deux sous, 100 dirhams pour toute la journée. Cela n’est pas suffisant, compte tenu de la cherté actuelle des prix. Nous travaillons en noir et en cas d’accident, nos droits seront spoliés. Seul Dieu nous accueillera dans sa miséricorde ».
Non loin de Mehdi, nous avons également échangé avec Mohamed, cinquantenaire et ancien ouvrier dans un four à chaux à Sanhaja, ayant passé plus de vingt ans dans ce métier, avant de changer de carrière en s’installant à Fès pour y travailler comme concierge dans un immeuble résidentiel. Il nous raconte ses problèmes de santé provoqués par les fours à chaux. « À cause de ce métier, j’ai eu une allergie qui a affecté mes yeux et m’a causé des infections cutanées comme l’eczéma. Un médecin m’a conseillé de changer de métier », a-t-il souligné.
En marchant à proximité d’un douar appelé Bouznoune, nous avons repéré quelques Kouchas prés d’un établissement d’enseignement. Cela a été l’occasion d’aborder Fatima Zahra, étudiante à l’école préparatoire Ibn Zaidoun. « La koucha est une catastrophe écologique au plein sens du terme. Nous souffrons terriblement de la fumée sortant de ses cratères qui dure de longues journées sans répit et qui s’infiltre dans la salle de classe et dans la cour. Personnellement, elle me cause des étouffements, de l’écoulement oculaire et des crises de toux fréquentes en classe ». Et de poursuivre, « notre établissement a déjà déposé une plainte auprès des autorités compétentes, afin d’arrêter ce problème. Cette plainte a été entendue. Certains kouchas proches de l’école ont été démolis, mais les choses sont rapidement retournées à leur situation antérieure ».
Nous avons présenté ces données à Ahmed El-Mourtaji, chef d’une coopérative locale, qui nous a confirmé que les autorités avaient démoli un groupe de fours à chaux près des quartiers situés à proximité de l’établissement d’enseignement cité. Consciente de la contamination de l’environnement et des dommages causés à la santé publique, l’école a même contacté la coopérative pour trouver des solutions qui soient mutuellement de tout le monde. Plus tard, la Commune a promis d’indemniser les propriétaires de ces fours, les relocaliser et leur donner des emplacements alternatifs, éloignés de la population, pour y construite des fours modernes, respectueux de l’environnement. Néanmoins, dit El-Mourtaji, la situation reste désastreuse. La Commune n’a pas tenu sa promesse et n’a rien fait jusqu’à présent, ni communiqué quoi que ce soit avec les concernés. Pis, le nombre de kouchas a doublé. « Nous avons démoli les fours qui étaient notre source de revenu. D’autres sont venus construire des kouchas, même s’ils sont des intrus et n’avaient rien à voir avec notre profession ».
Au sujet des matériaux utilisés comme combustible, Ahmed Al-Mourtaji a souligné que le bois est la principale matière, chaque koucha ayant besoin de 40 à 90 tonnes de bois de cèdre. « Les autorités avaient proposé l’utilisation du tourteau comme alternative au bois, car il ne représente pas une menace sur l’environnement ». Or, après que le nombre des fours a doublé, et que les autorités ont ignoré ce constat, l’utilisation du bois a repris, de même que certains fours ont commencé à utiliser le caoutchouc et les matières plastiques.
Représentant le point de vue de la société civile à Sefrou au sujet de ce dilemme environnemental, Hamid Salehi, président de l’Association de la Sensibilisation Agricole, a déclaré que le four à chaux est une bombe à retardement écologique, en raison des toxines contenues dans sa fumée. Celle-ci forme des masses noires dans l’air, causées par l’utilisation excessive des combustibles. « On sait que ces kouchas consomment des tonnes de bois de cèdre comme combustible et nous sommes confrontés ici à un problème majeur. En effet, nous sommes face à l’élimination massive des cèdres du Moyen-Atlas, ce qui affecte négativement l’équilibre écologique de la région ».
À travers des communiqués, la Coalition locale pour l’environnement et le développement durable à Sefrou a dénoncé à maintes reprises les abus environnementaux causés par les fours à chaux. Abdelhak Gandhi, chef de la coalition, a déclaré que « depuis la fondation de la Coalition en 2018, nous lançons des appels urgents sur cette question environnementale entrainant une pollution intense ». Il a appelé tout de même les autorités régionales « à trouver des solutions pratiques pour préserver cette industrie et les emplois qu’elle fournit en créant un complexe industriel moderne, respectueux de l’environnement et utilisant les énergies renouvelables ».
Sanhaja, Commune de Sidi Youssef ben Ahmed, la capitale de la chaux et du smog toxique qui étouffe la population
Mustapha est un jeune habitant de Douar Châab à Sanhaja, commune de Sidi Youssef ben Ahmed. Nous sommes entrés en contact avec lui au sujet de ce qu’endure le village, situé devant en face des fours à chaux. Tôt le matin, il se tient derrière son balcon, avec l’intention de profiter d’une pause matinale, peut-être en essayant de respirer de l’air frais avant qu’il ne commence sa journée. Malheureusement, la fumée toxique qui couvre le ciel perturbe ce moment de repos.
Le cas de Mustpha n’est pas très différent de celui du reste de la population de Douar Châab, sous l’emprise du smog noir. « Nous sommes assiégés tout le temps à cause de cette catastrophe environnementale. Respirer de l’air frais et sans pollution est devenu notre plus grand souhait. Nous ne sommes plus en mesure d’ouvrir les fenêtres et les portes de nos maisons. Nous restons piégés, en retrait, à l’intérieur de la maison en attendant de longues journées que l’activité des kouchas s’arrête », a-t-il dit. Et d’ajouter : « Bien que les fenêtres et les portes soient fermées, la fumée toxique pénètre dans la maison par d’autres cavités ».
Mustapha nous emmène vers la cuisine de la maison afin que nous puissions voir son état dégradé à cause de la fumée : les ustensiles de cuisine sont recouverts de poussière noire. Il nous montre ses vêtements, qui sentent mauvais, en poursuivant : « Regardez comment les vêtements sont souillés par cette couleur de fumée. Nos maisons ne sont pas comme le reste des maisons. Toute la région est recouverte de fumée noire. Nous sommes régulièrement contraints de repeindre les façades de nos habitations ».
Douar de la fumée toxique… Tel est la nouvelle appellation de ce village de la commune de Sidi Youssef Ben Ahmed, après qu’il a été envahi par les kouchas. Ces fours à chaux ont contaminé son air par l’effet des fumées toxiques, nocives pour la santé et l’environnement. Les habitants se sont retrouvés aux prises avec des maladies respiratoires et des allergies qui perturbent leur vie et menacent leur santé. Mustapha et beaucoup de personnes nous ont dit qu’eux et leurs familles se plaignent de problèmes de santé comme « l’asthme, les inflammations aux yeux, au nez, à la gorge et les démangeaisons. Les bébés souffrent toujours d’écoulement oculaire qui les oblige à fermer les yeux ».
Nous avons interrogé Mustapha au sujet des mesures prises pour endiguer cette situation. Il a indiqué qu’à plusieurs reprises, les habitants ont porté plainte auprès des autorités compétentes, avec l’espoir que celles-ci interviennent rapidement pour les sauver de cette catastrophe environnementale. Toutefois, ces plaintes sont restées sans suite, les laissant acculés à sacrifier leur vie et leur santé à cause du manque de réaction de la part des autorités.
Nous sommes ainsi face à un cercle vicieux. Chacun y va de son propre commentaire. Tout le monde est d’accord qu’il s’agit d’un grave problème environnemental, aux répercussions désastreuses. Néanmoins, personne n’œuvre pour qu’une solution soit établie. Au fond, on cherche implicitement à maintenir le statu quo et chaque jour qui passe à Sanhaja, commune de Sidi Youssef Ben Ahmed, la catastrophe environnementale s’amplifie et la crise s’enlise.
Chaimae Bourrakkadi est journaliste et chercheuse sur les médias et la culture. Après une licence en médias et communication de l’université Sidi Mohammed ben Abdellah de Fès, elle a obtenu un master en éducation à l’esthétique, à l’art et à la culture à l’université Mohammed V de Rabat.
Ce reportage a été réalisé dans le cadre de la session Openchabab Environnement, avec le soutien de la Fondation Heinrich Böll. |