Idées, Luttes des Idées, UNE

À Abdallah Zaâzaâ : La révolution de l’empathie

ENASS publie ce texte de l’universitaire Chadia Arab qui est une synthèse d’une rencontre en hommage à feu Abdellah Zaâzaâ, ancien prisonnier politique et militant républicain marocain.
Intitulée « Sur les traces d’Abdallah Zaâzaâ », cette rencontre s’est tenue le 22 octobre 2022 à Bruxelles à l’initiative d’associations de la diaspora marocaine en Europe et de Solidarité Socialiste (SOLSOC) pour évoquer l’héritage politique et associatif d’un grand militant marocain pour la démocratie participative, la laïcité, l’égalité entre les femmes et les hommes
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Par Chadia Arab*

Je dois dire pour commencer que c’est un grand honneur de faire cette synthèse et je remercie Aziz Mkichri, Kamal Lahbib et Driss El Korchi de m’avoir proposé de la faire. Je précise que je n’ai pas eu la chance de connaitre Abdellah Zaâzaâ (Je l’ai rencontré parfois dans des Forums sociaux au Maroc) et donc je m’excuse par avance si parfois il y a des éléments inexacts, mais grâce à vous je connais un peu plus aujourd’hui ce grand homme.

Je vais tenter de synthétiser la riche matinée à travers quatre interventions qui ont été très complémentaires, entre Hassan Dafir qui en quelque sorte est un de ses héritiers aujourd’hui et qui continue à faire perdurer l’expérience du Réseau d’associations de quartiers de Casablanca (RESAQ), Driss Benyoussef qui a été un de ses compagnons de route, de lutte, de cellule en prison, Kamal Lahbib un
autre compagnon de lutte même s’il n’était pas toujours en accord, et enfin Aboubakar Jamaï pour qui Zaâzaâ a été un modèle et à participer à appuyer une presse indépendante.

Habile dans sa pensée

Cette riche matinée a permis de montrer que Zaâzaâ a eu plusieurs vies.

« Zaâzaâ c’est aussi celui qui va fabriquer la proximité, la démocratie, la participation, la laïcité et poser des graines de citoyenneté ».

Zaâzaâ était un menuisier : un menuisier de métier à sa sortie de prison avec un voisin libraire (Kamal Lahbib). Le menuisier c’est celui qui fabrique des portes, des parquets, qui pose des cuisines, mais pour Zaâzaâ c’est aussi celui qui va fabriquer la proximité, la démocratie, la participation, la laïcité et poser
des graines de citoyenneté dans les quartiers. Les qualités du menuisier sont nombreuses. Il s’agit d’être habile avec les matériaux mais aussi habile dans sa pensée, polyvalent, précis, avoir le souci du détail, la rigueur. Il faut concevoir, dessiner, monter, vernir, créer, embellir, embellir le moche pour le rendre beau,
embellir le cadre de vie mais aussi embellir le quotidien des citoyens, c’est ce que cet homme a fait toute sa vie.

D’abord il a rendu un peu moins laid la prison.

« La prison c’est laid,
tu l’as dessine mon enfant
avec des barreaux et des grilles.
Tu imagines que c’est un lieu sans lumière
qui fait peur aux petits ».

Saida Menebhi poème sur la prison en 1977. Un poème que j’avais appris par cœur petite sans en comprendre la puissance et les sens des mots.

La prison a été un temps de bouleversement de tension, de pression psychologique. La peur est bien présente avant de laisser la place à la résistance et à l’organisation nous dit son compagnon de cellule Driss Benyoussef.

La première grande qualité de A. Zaâzaâ est l’amour de la nature, à travers l’amour de la nature c’est aussi l’empathie, la capacité de faire du lien. Zaâzaâ a passé 14 ans dans les prisons marocaines : comment a-t-il œuvré à changer cet espace si laid, sans lumière ? Il a été créatif et imaginatif : il ramené des rires là où on pensait la tristesse. L’humour a été un moteur pour résister.

La résistance s’est aussi organisée pour rendre ce lieu moins laid : les fleurs, le jardinage. Embellir l’espace pour embellir le quotidien. Benyoussef utilise une jolie expression : « on enjolivait la prison avec les fleurs et les jardins ».
Ces fleurs permettaient un monde un peu moins laid de leur quotidien. Une manière de dire MERCI mais une manière aussi de partager et rendre la douleur moins dure aux familles qui rendaient visite aux prisonniers.
Une qualité de Zaâzaâ qui a été qualifié d’ « OVNI », « c’est son courage, sa profonde humanité, il fait le pari de l’ouverture et de l’ « intelligence collective », l’intelligence des gens », nous dira Aboubakar Jamaï.

L’écoute, une autre qualité de cet homme. Quand on est un grand militant comme Zaâzaâ, et parmi beaucoup de militants que vous êtes aujourd’hui dans cette salle, on pense posséder LA VERITÉ. Lui était dans une autre posture : celle de celui qui sait écouter, entendre la contradiction, entendre la divergence,
entendre la différence. C’est avec respect de l’opinion de l’autre que Zaâzaâ répond à travers son travail et sa pensée.

Dans cette écoute attentive, il y avait ensuite une manière de réagir, souvent différente et innovante, une manière de penser l’expérience comme quelque chose à capitaliser : le mauvais comme le moins mauvais pour ne garder que le beau. Ainsi durant l’année 1989, force de cette expérience d’Ilal Amam, Zaâzaâ
et d’autres tentent de nouvelles expériences toujours pour un monde plus juste.
Aboubakar Jamaï rappelle sa capacité de parler avec ses contradicteurs et à travailler avec eux. Il donne l’exemple de la laïcité. Il va dialoguer avec des Musulmans des quartiers et partager des expériences de proximité avec eux.
Cette capacité à discuter avec des désaccords, de la contradiction, Kamal Lahbib l’a expérimenté régulièrement lors de soirées tumultueuses avec Abderrahim Berrada et Abdellah Zaâzaâ. Il dira sur ce point : « c’est un ami avec lequel je ne m’entendais pas toujours. Je reflétais ce qu’il ne voulait pas être ».

Intransigeance dans l’essentiel

Zaâzaâ est aussi un précurseur : pour Aboubakar Jamaï, le mouvement du 20 février est la traduction des idées que Zaâzaâ promouvaient mais aussi une manière de pratiquer la proximité et la démocratie Zaâzaâ est aussi quelqu’un de radical, mais pas dans le mauvais sens du terme, dans le sens qu’il n’accepte pas les « fausses mains tendues », dans le sens de la radicalité qui a manqué à certains et qui reste concentré sur l’essentiel. D’une certaine manière il avait une intransigeance dans l’essentiel.

Zaâzaâ s’est mis à penser et réfléchir à l’après, c’est là qu’est née une autre dynamique, celle du mouvement démocratique.

Zaâzaâ s’est mis à penser et réfléchir à l’après, c’est là qu’est née une autre dynamique, celle du mouvement démocratique. Il y a eu aussi « sans frontière » avec Kamal Lahbib.

Penser l’après il ne veut plus le faire avec quelques-uns. Il veut penser le monde autrement et pas seulement à travers de grands discours, de la théorie et des concepts. Il veut penser le monde en se plaçant dans la base, dans la masse. Il ne veut pas penser le monder à partir de « sa tour d’ivoire » (pour reprendre les termes d’un des intervenants), mais il veut penser le monde en descendant dans la rue, en se confrontant aux citoyens, aux individus. La notion de proximité qui tient tant à cœur à Zaâzaâ va faire sens dans la mise en place d’une initiative originale, précurseure et révolutionnaire. Révolutionnaire pas par les armes, mais par la société, une « révolution sociale ». Il participe ainsi aux forums sociaux mondiaux et s’implique dans les riches débats, avec l’anecdote que nous a raconté Kamal Lahbib pour le forum de Bouznika, où il réunira à lui seul 1400 personnes dans un espace d’une capacité de 1000 personnes.

La mondialisation par le bas se met en marche. Le « penser global mais agir local » d’Edgar Morin est lancé avec l’expérience de El Mitter Bouchntoufe.
Un des mots d’ordre du RESAQ à sa création : « pas de démocratie au niveau national sans démocratie au niveau local, jusqu’au plus réduit : le quartier ».

Il déclare alors qu’il est laïc, démocrate, républicain et égalitaire : des adjectifs qui sont difficiles à entendre dans le Maroc des années 1990. Zaâzaâ rêve. Il rêve d’une société équitable, plus juste, plus égalitaire. Mais ce rêve, il ne peut le concevoir sans la base, le peuple, les citoyens. Je reviendrais en conclusion sur le rêve.

Alors que les différentes décennies sont traversées par des contextes divers : années 1970 les mouvements nationalistes ; les années 1970 encore, les associations des droits de l’homme ; les années 1980, les associations des droits des femmes. Les années 1980 et 1990, des tensions politiques fortes et des revendications importantes du peuple. Et inévitablement un processus de transition qui doit se mettre en place pour sortir le Maroc de cet état de tension, avec la mise en place d’un gouvernement d’alternance, d’une société civile qui s’organise, d’une presse indépendante qui se met en place (Tel Quel, Le Journal, etc.)

Rendre le laid beau

C’est dans ce contexte que l’expérience de El Mitter Bouchentoufe se met en place, inspiré aussi de l’expérience concrète et prolongée du concept démocratique de participation populaire de Porto Alegre.
Et c’est non seulement ainsi que le travail de proximité débute avec une mobilisation locale des habitants, un travail de participation citoyenne, avec la mise en place des clubs ciné (la culture dans la ville), les tournois de foot, les sorties pour les enfants pendant les vacances, les maisons de jeunes, etc.

Comme il avait changé le cadre de vie en enjolivant le quotidien des prisonniers, il fallait embellir le quotidien de Marocains dans les quartiers populaires de Casablanca.

Pour cela il fallait changer de mode d’action. Il ne fallait pas faire pour eux mais avec eux. Là encore Zaâzaâ a été précurseur. Je pense notamment en France à l’expérience des « Pas sans nous » qui organise la voix des habitants des quartiers populaires. Des comités de quartiers s’organisent à Casablanca afin
d’améliorer les espaces de vie, la rue. Permettre en quelques sorte la cohésion sociale, le vivre ensemble, et faire que les politiques s’emparent de « ce qui ne va pas dans l’espace public ».

Il fallait participer à la gestion de la cité, de la ville de son quartier. L’expérience de El Mitter bouchentouf va ensuite donner naissance au RESAQ, le réseau des associations de quartiers en 2003. Puis cette expérience permettra d’exporter le modèle et de le généraliser dans d’autres villes comme à Fès, Benguerir, El Jadida, Al Hoceima et bien d’autres.
Le RESAQ inscrit son action sur un territoire délimité, pas sur un espace fermé mais directement dans la rue, et les bénéficiaires de ces actions, ce sont les organisateurs eux-mêmes.

Le RESAQ n’est pas un parti politique mais c’est un projet politique : c’est une manière de démocratiser la société.

Plusieurs partenariats se mettent en place, que ce soit au Maroc avec l’espace associatif et les associations féministes, ou à l’international avec Solsoc, ou encore des individus comme avec Kamal Lahbib, Karim Tazi (Richbond) qui va financer plusieurs projets et accompagner les forums Associations/entreprises.
Le RESAQ n’est pas un parti politique mais c’est un projet politique : c’est une manière de démocratiser la société marocaine en disant qu’ « on ne peut pas faire sans les quartiers » nous dira Hassan Dafir.

Les principaux projets de proximité sont portés directement par les habitants des quartiers populaires de Casablanca : formation au montage de projet, renforcement des capacités des habitants et des associations, formation des animateurs de quartiers, mise en place et appui de projets des associations des quartiers, et bien sûr le forum Association/entreprise qui est véritablement un évènement innovant et nouveau à l’époque avec l’appui de Karim Tazi, puis de la banque mondiale. Ce qu’un des intervenant évoquait en parlant de ces profondes contradictions dont l’une d’entre elles était de gérer « le cœur et l’argent ».

Il y aura aussi la mise en place de caravanes citoyennes. Le travail de proximité n’est pas quelque chose de conceptuel chez Zaâzaâ mais c’est sa mise en pratique qui l’intéresse là, à travers 4 axes qui sont : la
démocratie ; le changement social en travaillant à améliorer le quotidien des populations ; l’ascension sociale car il faut un impact sur la vie des citoyens de quartier ; et la question des identités afin de reconnaitre chacun à sa place pour d’une certaine manière « faire société ».

Je vous ai parlé de rêve lors de cette intervention. On pense souvent au discours de Martin Luther King « I have a dream ».
Je voudrais vous lire pour conclure cette synthèse en quelques lignes d’Abdellah Zaâzaâ, qui ont été écrites dans un dossier du journal hebdomadaire en 2009 qui s’intitulait « Le Maroc ausculté par la société civile » :

« Je rêve qu’un jour une constitution démocratique reconnaisse que le rôle des associations est la promotion du sens critique des citoyens.
Je rêve que les mouvements sociaux du pays mettent en échec la politique makhzénienne, car pousser les gens à intérioriser la peur, si elle retarde la démocratisation, ne fait qu’alimenter et renforcer les conditions de la lame de fond qui éclatera sous forme d’émeutes violentes de vastes couches de la
société.
Je rêve qu’un jour on arrivera à mettre fin au pillage des richesses par une équitable répartition des richesses.
C’est parfois désespérant, mais je continue et continuerai comme d’autres à croire qu’un Autre Monde est possible ».

Je vous remercie.

C. Arab

Chadia Arab est géographe, chargée de recherche au CNRS (ESO-Angers (UMR 6590) – Espaces et Sociétés), enseignante à l’université d’Angers et actuellement en accueil au LADSIS, FLSH Ain Chock-Casablanca. Elle est
l’autrice de :

  • Les Aït Ayad – La circulation migratoire des Marocains entre la France,
    l’Espagne et l’Italie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 351
    p.
  • Dames de fraises, doigts de fée, les invisibles de la migration saisonnière
    marocaine en Espagne, En toutes lettres, coll. Enquêtes (Casablanca),
    2018

Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Tribune » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma

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