Dynamiques de genre chez les Aït Hkem
En cas de grossesse ayant lieu hors mariage, les crimes de l’honneur ne sont pas courants chez les Aït Hkem. Cette communauté valorise la réparation et l’intégration plutôt que la punition et l’exclusion. Ainsi, malgré le poids du préjudice causé par ce genre d’incidents, le temps apporte souvent compréhension et acceptation.
Par Fatiha AAROUR
La division sexuée du travail repose sur un mode de pensée, attribuant aux femmes, particulièrement aux aînées, un rôle crucial dans l’harmonie du groupe et le maintien de l’organisation sociale. Ce sont des gardiennes et transmettrices des valeurs ancestrales.
Les hommes de ce groupement jouissent d’un statut privilégié, alors que les femmes se voient soumises à des codes les cantonnent à un statut subalterne et auxquels elles sont contraintes de se conformer. La discrimination de genre s’annonce dès les premiers moments de la vie. Un traitement distinct est accordé aux nourrissons en fonction de leur sexe, qu’il soit féminin ou masculin. C’est à partir de cette période qu’un écart se creuse. Les garçons et les filles sont initiés à des rôles dissemblables et hiérarchisés, ce qui engendre une disparité croissante au fil du temps.
Les règles conventionnelles exigent des filles, dès leur plus jeune âge, de contrôler leur désir sexuel, de se consacrer à la garde de leurs frères et sœurs cadets et aux tâches domestiques telles que la cuisine et la tapisserie. En revanche, l’apprentissage destiné aux garçons les prépare à acquérir les aptitudes et la férocité d’un “combattant ” et un futur patriarche influent, à qui respect et obéissance seraient dus. Ces caractéristiques leur sont indispensables au sein de leur clan qu’à l’extérieur.
Ainsi, le statut social d’une femme dans cette communauté est étroitement lié à la pression sociale de donner naissance à un garçon. Par le passé, l’absence de fils mettait en péril son intégration complète dans le clan de son époux, et sans successeur mâle, elle pouvait être contrainte de regagner son groupe d’origine suite à un divorce ou au décès du conjoint. De ce fait, l’arrivée au monde d’un garçon était déterminante pour cimenter sa position au sein de son groupe d’accueil.
“ Les fils sont les piliers qui soutiennent la tente d’une femme ; sans descendance masculine, son avenir demeure incertain.” Témoigne Aicha Mouloud, une native du clan Aït Mahfoud.
L’incertitude engendrée par cette fragilité du statut des femmes n’ayant pas de descendance mâle, est mise en lumière à travers des chants prononcés lors des cérémonies de mariage. Tout en lançant des youyous, les femmes récitent des ritournelles tristes accompagnant la mariée alors qu’elle s’apprête à quitter le foyer de ses parents.
Un chant évoquant le possible retour d’une fille, surtout si elle ne réussit pas à donner naissance à un fils, implore le père de se tenir prêt, l’encourageant à lui ouvrir sa porte pour assurer sa protection et la préservation de ses droits.
S’ggous itwchid aytssend a yebba dikh
Ma remise, père, fut mon départ
Mqqar dikh a babano tenhella g umorino
Partie, mais garde en soin mon attribut
Ce moment de transition empreint d’émotions exprime, de manière collective, la vulnérabilité des femmes face aux exigences de la maternité, du rôle qu’elle occupe dans leur stabilité matrimoniale et leur appartenance au groupe d’accueil.
Construction sexuée des rôles
L’arrivée d’une épouse dans son nouveau groupe suscite immédiatement des attentes de grossesse. En cas de retard, elle est confrontée à des questions et à des doutes quant à sa capacité à générer. Les belles-mères sont souvent les plus intruses. Même enceinte, la jeune femme ne jouit d’aucun arrêt et maintient son implication dans le travail domestique jusqu’à l’accouchement.
Durant les moments de parturition, une sage-femme du clan se dépêche pour assister celle qui donne la vie, préparant le nécessaire pour l’accouchement : faisant chauffer de l’eau et fixant une corde au plafond pour l’aider à concentrer ses forces lors de la venue de l’enfant.
Cette épreuve peut durer de nombreuses heures, pendant lesquelles l’accompagnent des femmes expérimentées, héritières des rituels obstétriques. Il est de coutume que la mère de la parturiente s’installe chez sa fille pendant quelques semaines pour la guider dans les soins du nourrisson et veiller sur sa convalescence.
L’avènement de l’enfant est célébré par des rites particuliers. Pour les filles, il n’y a pas de manifestation distinctive de joie, tandis que la naissance d’un garçon représente un événement d’une grande importance, notamment s’il était le premier fils. Une fois que la sage-femme a déterminé le sexe du nourrisson, les femmes annoncent fièrement la bonne nouvelle en poussant des youyous.
Après avoir nettoyé le nouveau-né, la sage-femme entame l’emmaillotage en le couvrant délicatement avec des bandelettes étroites, limitant ainsi le mouvement des membres pour maintenir la sensation de sécurité éprouvée dans l’utérus. Ensuite, une attention singulière est attribuée à son apparence : elle applique soigneusement du khôl autour des yeux et sur les sourcils, maquillant ainsi son visage à l’image de celui de sa mère.
Pour stimuler la lactation, l’accouchée consomme des aliments spécifiques. Cela inclut le bennaqq, un mélange de farine de blé complet et de beurre fermier, des œufs durs, du lait bouilli avec graines de cresson, une galette de semoule parfumée au thym, et surtout la “tarffiste” : un plat à base de galette coupée en petits morceaux servie avec une sauce au poulet fermier, oignons,l’ail, fenugrec et un assortiment de sept épices.
Les voisines et les proches viennent présenter leurs félicitations, en prononçant “y’rghoudam rabbi”, une expression qui souligne le soulagement de la voir en sécurité. Ces femmes apportent divers cadeaux tels que de l’argent, nommé “tazzrourte”, des vêtements pour le nourrisson, du henné, ou tout ce qui est nécessaire pour préparer un repas somptueux pour le déjeuner.
Avant de partir, il est d’usage que ces femmes se maquillent à leur tour avec du khôl et des morceau d’écorce (swak), à l’exception de celles en période de deuil.
Durant les premiers jours suivant la naissance, les femmes tiennent le rôle principal dans les rituels postnatals. La participation masculine est communément réservée pour la cérémonie d’attribution du nom. Selon la coutume, le rite pour les garçons se tient le septième jour et pour les filles, le troisième jour. Jusqu’à ce moment, le nouveau-né, indépendamment de son sexe, reste sans nom, usuellement appelé “taslmya”, terme désignant le nourrisson.
C’est seulement lors de la fête de dénomination, connue sous le nom d'”Issèm”, que l’enfant se voit officiellement allouer un prénom et statut d’individu au sein de son groupe, suivant la lignée patrilinéaire.
Au cours de cet événement, le père sacrifie un mouton et annonce le prénom de la fille ou du garçon. Si les circonstances ne permettent pas d’organiser l’”issèm” le jour convenu, il est de coutume de reporter la célébration au quatorzième ou au vingt-et-unième jour suivant la naissance.
Dans un article publié dans l’Encyclopédie berbère (édition 2012, pages 5616-5620) sur les rituels de nomination dans le sud marocain, l’anthropologue Marie-Luce Gélard observe des pratiques similaires chez les Aït Atta du Haut Atlas : « La semaine qui suit la naissance se caractérise par son environnement exclusivement féminin. Dans la plupart des tribus du Sud marocain, et plus particulièrement chez les Aït Atta, la confusion entre le corps du nourrisson et celui de sa mère est entretenu par la similitude du maquillage sourcilier, de la coiffure (bandeau frontal), du henné apposé sur l’ensemble des mains et des pieds et non exclusivement sur la paume et la plante. »
Ainsi, la venue d’un garçon lors du premier accouchement est considérée comme un signe de bon augure (tawnza) pour sa mère et annonce sa future stabilité. En l’absence de fils, elle pourrait continuer à chercher à concevoir jusqu’à donner naissance à un héritier masculin.
A l’instar de toutes les sociétés patrilinéaires, la communauté hakmaouite valorise fortement le nombre de fils dans une famille. Les garçons renforcent la position de leurs parent au sein du groupe, consolident leur lien conjugal et garantissent la conservation de l’héritage de la lignée. Ils sont considérés comme les gardiens de l’intégrité et du bien-être de leur famille, apportent prestige et respect à leur mère.
Cette importance attribuée aux mâles est si ancrée qu’existe une expression locale honorant les mères, particulièrement les veuves, qui élèvent plusieurs fils, illustrée par la métaphore t’hzzemm si irgazzen, qui signifie “ses fils sont sa ceinture”, symbolisant la protection et le soutien que les fils apportent à leur mère.
Les garçons sont élevés avec l’impératif de perpétuer les pratiques et les coutumes ancestrales. Ils sont initiés à incarner des vertus telles que la discipline, la rigueur, le courage et l’endurance— des aptitudes indispensables pour les futurs chefs de groupe. Le clan attend de ces héritiers masculins qu’ils assument des rôles pivots. Dès leur jeune âges les parents et les proches se chargent de forger leur caractère et de les préparer à devenir des obélisques de leur communauté, des individus dont la parole et l’action pèsent.
La cérémonie de circoncision chez les Aït Hkem marque un moment capital dans le processus du passage vers le monde des adultes. Ce rite est habituellement accompli avant l’adolescence et s’accompagne d’une célébration qui s’étend sur deux jours.
La veille de la fête, la famille convie les proches à un festin organisé pendant la nuit. Une occasion de partage et de préparation, où les mains et les pieds du jeune garçon sont ornés de henné au rythme des chants et des youyous, annonçant la solennité du lendemain.
Lorsque l’aube de la grande réception se lève, les membres de la communauté se rassemblent, honorant l’invitation de la famille. La mère, parée d’un caftan et de bijoux élégants réservés aux occasions importantes, affiche une beauté splendide. Les sœurs du garçon, quant à elles, s’adonnent à l’art de la coiffure, tressant les cheveux en plusieurs nattes dites timdlaline. L’initié, vêtu d’une tenue blanche composée d’une djellaba, d’un pantalon traditionnel et de babouches, est alors placé sur un cheval. Accompagné par un oncle, symbolisant un passage de relais, ils avancent ensemble vers le marabout le plus proche, un pèlerinage symbolique qui précède l’acte central du rituel.
À son retour, il est confié au circonciseur. Dans le passé, l’ablation du prépuce se faisait sans anesthésie, dans une ambiance où les scènes se succèdent. Pendant ce temps, la mère s’engage dans un rituel parallèle ; elle plonge son pied droit dans le henné mélangé dans une jatte tout en se mirant sous un voile transparent. Entourée des femmes, chantant et jouant sur des bendirs, tentant ainsi de la distraire et de détourner son attention des cris de son enfant.
Les rituels accompagnants la circoncision, imbus de symbolisme, vise à préparer le garçon à s’aligner avec le monde masculin valorisant la prédominance et la force. Au-delà son caractère religieux, l’expérience de douleur vécue pendant la circoncision pourrait être expliquée comme une initiation à l’endurance et à la ténacité nécessaires pour affronter les défis de la vie future.
Par ailleurs, les filles sont initiées dès leur jeune âge au respect strict des règles de conduite, incluant principalement la pudeur (l’hya, issu du terme arabe hayae). Elles sont élevées pour obéir à leur père, à leur mère, ainsi qu’à leurs frères et sœurs aînés. Elles doivent également se comporter de manière exemplaire en présence d’étrangers. La notion de “bonne fille” est intrinsèquement liée à la timidité, incarnée dans l’expression “tarbat it hchchamen”, qui signifie une jeune fille qui possède la qualité de la retenue.
Ahchchem est un mot qui dérive de l’arabe dialectal”hchouma” faisant référence à la fois à la honte et la pudeur, comme elle l’explique Soumaya Naamane-Guessous dans son ouvrage “Au-delà de toute pudeur ». La notion de hchouma est bien plus qu’une simple expression de la honte ou de la pudeur. Selon la sociologue, il s’agit d’une une “loi” discrète, mais omniprésente, qui s’exprime dans toutes les conjonctures et lieux : « Cette loi n’est pas seulement un ensemble de règles explicites ; elle se réalise de manière subtile, contrôlant et interdisant certains comportements, souvent sans préciser clairement ses prescriptions, mais en se faisant ressentir à travers divers actes et attitudes ».
La socialisation visant à accoutumer les filles à des rôles et à un rapport prédéfini avec leur propre corps, implique des pratiques souvent orchestrées par leurs mères, qui se réalisent à travers une série de rituels. Ces commodes enseignent à la fille à intérioriser les normes à respecter, à anticiper les attentes de sa communauté, ainsi qu’à contrôler ses désirs et ses pulsions.
Certaines aînées d’Aït Boumeksa avaient recours à une pratique spécifique visant à maîtriser la sexualité de leurs filles : le rite d’azetta (tapisserie), bien qu’empreint de superstition, était conçu comme un moyen de “protection contre les pulsions et le désir sexuel”, en maintenant la jeune fille dans un rôle en conformité avec les normes de la communauté, l’empêchant ainsi d’entamer des relations sexuelles avec des hommes avant le mariage.
Fadma Adjiba décrit le rituel d’azetta qu’elle avait elle-même pratiqué pour ses filles :
Lorsque nous nous apprêtions à achever la confection d’un azetta, nous faisions venir la jeune fille pour qu’elle passe à travers les deux côtés du cadre sur lequel les fils de chaîne étaient tendus. Ce cadre était constitué de deux barres latérales : une barre près du sol et une autre en hauteur. La fille devait traverser les deux côtés du cadre à trois reprises.
Grâce à dieu, mes trois filles sont aujourd’hui mariées, et je n’ai pas eu à faire face à des problèmes concernant notre réputation.
Pour cette octogénaire, ce rite, transmis de génération en génération, lui a apporté une véritable quiétude concernant l’avenir de ses filles.
Il semble que le fait de préserver la virginité revêt une importance indéfectible pour la réputation de la jeune fille et de sa famille. Le sang de l’hymen, exposé lors de la nuit de noces, était perçu comme un hommage rendu aux parents. La présence de taches rouges sur le drap immaculé représente une valeur précieuse et constitue une condition sine qua non pour le mariage. Celle, qui ne parvient pas à démontrer son hymen, est classée en tant que tadjal (non vierge). Ce même terme est attribué également aux veuves et aux femmes divorcées.
Transpercer l’hymen, avec les pratiques qui l’entourent, constitue la pierre angulaire dans les rituels du mariage. Cet élément détient une importance incontestable, tant pour les mariés que pour leurs familles. La nuit de noces, souvent vécue sous le poids des attentes, se transforme en une expérience difficile, voire effrayante, pour certains jeunes mariés.
D’un côté, l’homme est confronté à la pression de prouver sa virilité, un passage qu’il doit franchir sous l’œil de la communauté. De l’autre, la jeune fille doit témoigner sa retenue et son abstinence prémaritale. Cette pratique, à la fois privée et publique et chargée de symboles, prend une dimension particulièrement intimidante car il concorde souvent avec le premier moment d’intimité partagé par les nouveaux époux.
Je garde en mémoire les souvenirs des cérémonies de mariages auxquelles j’assistait durant mon enfance. Pendant ces occasions, les deux époux se retiraient dans une chambre, accompagnés de chants et de youyous. En tant qu’enfants, nous avions conscience que la mariée allait vivre un moment difficile, parfois même d’après les murmures des adultes. Il était fréquent que les deux familles entendaient les cris de la mariée et se précipitaient joyeusement pour vérifier l’intégrité de son hymen perçu comme preuve préservant leur honneur: L’époux a finalement affirmé sa virilité, tandis que la mariée a certifié sa capacité à maîtriser ses désirs.
Ainsi, la mère ou une parente proche de la mariée saisissait le linge blanc taché de sang, le disposant ensuite sur un cône de sucre dressé sur un plateau d’argent rond. Elle le portait fièrement au-dessus de sa tête, ses yeux scintillant de joie et de fierté. Autour d’elle, un cercle de femmes et de jeunes filles, chantait et dansait, psalmodiant à l’unisson :
Ata t’sbourzteiy ya yellis lehbiba
Oh la fille de la bien-aimée
Tu m’as honoré, tu m’as honoré
Ori todjid azwar ad ikkim dima
À l’abri du mépris, mon âme s’élèvera
La célébration de la première expérience intime, symbolisée par la percée de l’hymen, est un moment particulièrement marquant pour les femmes de cette communauté. Cet événement est appelé “ufough”, mot qui signifie “sortie”, et est parfois également référé par le terme “s’bah”, qui vient de l’arabe et fait allusion au matin.
Bien que ce rite soit très rarement pratiqué de nos jours et maintenu uniquement dans les zones les plus éloignées de la montagne, son impact semble laisser des séquelles indélébiles. Dans l’esprit des femmes qui ont vécu l’expérience, tout comme chez les jeunes filles témoins de ces scènes, les traces sont gravées.
La sociologue Soumya Naamane-Guessous souligne que de nombreuses femmes ont témoigné de la douleur ressentie lors de leur nuit de noces :” Dans certains cas, le coït se transformait même en une expérience traumatisante, caractérisée par une totale absence de stimulation préliminaire ”, explique-t-elle.
Par ailleurs, si l’épreuve de l’hymen n’est pas probante, la jeune femme doit retourner chez ses parents. Cette situation peut être évitée si son époux choisit de maintenir leur union. Pour cela, il peut simuler la preuve en s’infligeant une blessure pour tacher le tissu blanc, présenté ensuite comme témoignage d’une virginité présumée. Il arrive aussi qu’un membre de la famille du conjoint vienne discrètement à son aide, en utilisant le sang d’un coq pour marquer le linge.
Déterminer l’origine de ce rite s’avère complexe. La question demeure ouverte quant à savoir si c’est un héritage ancestral ou une pratique adoptée de cultures et traditions voisines. Interrogées sur ce que représente pour elles le terme ufough (la percée de l’hymen), les femmes de la communauté peinaient à formuler une réponse, se référant souvent à l’expression “tislite t’ffagh “(la mariée est sortie) ou ” issoufghit isly ” (le marié l’a fait sortir), sans être en mesure d’en préciser la signification exacte.
Le terme berbère local ufough, traduit par “la sortie”, peut être interprété comme le passage d’un univers à un autre : quitter le monde de jeune fille pour entrer dans celui des femmes, ou officialiser son intégration au sein du groupe de l’époux. Parallèlement, le mot arabe s’bah, utilisé parfois pour désigner le même élément, pourrait évoquer l’aube d’un nouveau départ dans l’existence de la mariée.
Ainsi, ce système patriarcal centré sur la prédominance masculine contribue à la construction d’une infériorité morale attribuée aux femmes, imposant ainsi le contrôle de leur corps. Le code d’honneur et de pudeur, intrinsèquement lié à la sexualité, s’avère être l’un des socles fondamentaux de l’ordre patriarcale hkmaouite.
Le code en question, ainsi que le processus de socialisation et d’assignation des rôles de genre, fait écho à l’analyse de Pierre Bourdieu sur l’habitus(La Domination masculine 1998). Bourdieu considère que la société façonne à la fois le contexte de vie et les objectifs des individus.
Les caractéristiques des rapports de genre et les pratiques sociales observées au sein de ce groupement renvoient à celles constatées par Bourdieu dans la société Kabyle. Dans cet aspect, les femmes et les hommes sont symboliquement en opposition, et les distinctions sont établies sur la base de dichotomies concrètes.
Bourdieu décrit le critère fondamental des rapports de genre chez les Kabyles, où l’ordre de la sexualité n’est pas explicitement défini et où les distinctions sexuelles sont incorporées dans l’ensemble des oppositions organisant l’univers. Les attributs et attitudes sexuels sont ainsi imprégnés de déterminations anthropologiques et cosmologiques : « On se condamne donc à en méconnaître la signification profonde si on les pense selon la catégorie du sexuel en soi. La constitution de la sexualité en tant que telle (qui trouve son accomplissement dans l’érotisme) nous a fait perdre le sens de la cosmologie sexualisée qui s’enracine dans une topologie sexuelle du corps socialisé, de ses mouvements et de ses déplacements immédiatement affecté d’une signification sociale. »
Il est intéressant de noter que, malgré les normes et les pratiques associées à la domination masculine, le système social chez les Aït Hkem n’est pas entièrement rigide ou oppressif, même en termes de division du travail entre les sexes. Certaines femmes instruites originaires du groupe, telles que Fadma Ajrrar, titulaire d’un diplôme en sociologie obtenu à Paris, contestent la représentation de leur société comme étant strictement dominante vis-à-vis des femmes.
Fadma exprime son désaccord avec ce postulat qu’elle juge préconçu, en se référant à sa propr trajectoire et prenant l’exemple de la division du travail domestique pour étayer son point de vue. Elle explique que les tâches impliquant des efforts physiques importants, telles que le lavage des lourds tissus ménagers, sont attribuées aux hommes, qui les emportent à la rivière pour les nettoyer.
Ajrrar garde aussi en mémoire son grand-père qui, chaque matin, avait pour habitude de préparer le petit-déjeuner pour sa famille, garni de fruits de saison tels que des raisins, des figues et des figues de barbarie, et elle évoque également le fait que les femmes de la maison s’activaient à l’extérieur autant qu’à l’intérieur :
Les femmes travaillaient aussi à l’extérieur et ne restaient pas cloîtrées à la maison. Elles parcouraient de longues distances pour chercher de l’eau et du bois. Il serait donc aberrant de dire que notre société était entièrement fermée et strict vis-à-vis des femmes. En effet, la femme hkmaouite a historiquement bénéficié d’un certain degré de liberté et autonomie, a été reconnue pour sa personnalité estampillée, ce qui a souvent conduit à un équilibre de pouvoir au sein du couple.
D’un autre point de vue, bien que cette société adopte les normes de conduites consolidant le système patriarcal, des espaces de liberté et de souplesse y existent, tels que la mixité des sexes, permettant des interactions qui échappent aux règles établies. Au sein de ce groupe, la sexualité, qui est strictement contrôlée dans d’autres communautés berbères, semble être proportionnellement plus libre. Les témoignages de certaines aînées recueillis sur le terrain confirment cette observation. Il était fréquent que les jeunes, filles et garçons, se rencontrent librement, partageant jeux et baignades dans les rivières, sans que ces actes ne soient perçus comme transgressant le code de l’honneur.
Chehba Ghait évoque avec nostalgie les jours de sa jeunesse, où filles et garçons se baignaient ensemble dans le fleuve qui traverse Zouirga chez les Aït Boumeksa :
Pendant notre adolescence, à Zouirga, c’était naturel pour nous, garçons et filles, de nous baigner ensemble dans la rivière. On voyait les uns et les autres sans vêtements et il n’y avait pas de malaise. Personne n’aurait osé te toucher ou te contraindre, le harcèlement était inexistant. On se traitait avec le respect que l’on a pour des frères et sœurs.
De son côté, Meryem Oufrid, âgée de 79 ans et native d’Aït Bouguemal, partage ses souvenirs des relations entre les jeunes de son époque :
Chez nous à Aït Bouguemal, c’était une pratique courante que les filles et les garçons se rassemblent le soir pour chanter ou aller assister à des mariages célébrés dans les tribus avoisinantes. Ils restaient dehors toute la nuit, dansant l’ahidous, et ne rentraient qu’à l’aube. Les garçons prenaient soin des filles, les considérant comme des sœurs. C’était une époque où les relations étaient saines, bien loin des inquiétudes que les familles éprouvent aujourd’hui pour leurs enfants.
Un patriarcat ouvert et inclusif
Les rencontres libres, dépourvues de surveillance stricte, peut donner lieu à des romances outrepassant l’interdit. Elles peuvent quelquefois aboutir à des relations intimes sans protection et à des grossesses non souhaitées, contrairement aux règles exigeant que les jeunes femmes doivent maintenir leur virginité jusqu’au mariage.
Lorsqu’une grossesse est confirmée et que le jeune homme reconnaît sa paternité, un mariage est rapidement organisé afin d’officialiser l’union. En cas de refus de reconnaissance, la gestation devient alors un motif de déshonneur pour la jeune femme ainsi que pour sa famille, en particulier pour son père et ses frères. Avec le temps, cependant, cette situation tend à être acceptée et normalisée.
La mère célibataire demeure alors chez sa famille, et il est fréquent qu’elle refasse sa vie tandis que ses parents prennent en charge son enfant : L’enfant reçoit le nom de son grand-père maternel et devient légalement le demi-frère ou la demi-sœur de sa mère, s’intégrant ainsi dans la lignée matrilinéaire.
Dans les pratiques antérieures, l’enfant était appelé en se référant au prénom de sa mère, en l’appelant par exemple ‘Rahhou n’Mina’, signifiant ‘Rahhou de Mina”, afin de marquer sa filiation matrilinéaire.
Il convient de souligner que les crimes de l’honneur, dans cette situation, ne sont pas observés. Cette communauté valorise la réparation et l’intégration plutôt que la punition et l’exclusion. Ainsi, malgré le poids de la honte causé par une grossesse ayant lieu hors mariage, le temps apporte souvent compréhension et acceptation.
Si la plupart des jeunes femmes qui se retrouvent enceintes le vivent comme un accident, certaines font ce choix de façon délibérée et assumée. C’est ce qu’Aicha (81 ans) a expliqué en partageant l’histoire de sa voisine Ghennou. Celle-ci, mère célibataire de cinq enfants, a toujours été connue pour sa détermination au sein de sa famille qui est très respectée dans la communauté d’Aït Boumeksa.
Aicha relate que, bien que Ghennou ait eu une première fille suite à un mariage qui s’était avéré décevant, elle avait ensuite pris la décision consciente et réfléchie de ne pas se remarier. Ce choix ne l’a cependant pas empêchée de concrétiser son désir de maternité et d’avoir plusieurs enfants. Cette femme est restée vivre chez ses parents où elle a élevé ses enfants, sans jamais chercher à impliquer leurs pères. Sa détermination à suivre son propre chemin sans se préoccuper de ce que disaient les mauvaises langues a impressionné tout le monde :
Son frère aîné l’a incité à cesser de mettre au monde des enfants et de penser à la réputation de la famille, mais Ghennou, égale à elle-même, l’a répondu fermement, lui interdisant de se mêler dans sa vie : “Écoute, toi, tu as des enfants qui prendront soin de toi quand ta santé te lâchera, moi aussi j’en ai le droit. Tu n’as donc aucune légitimité pour me dicter comment devrais-je me comporter “, rapporte sa voisine.
Il est vrai que la naissance d’enfants hors mariage n’est généralement pas souhaitée, en particulier par les hommes, soucieux du maintien de l’ordre patriarcal et d’une lignée patrilinéaire. Cependant, les mères célibataires bénéficient de la compassion de certains hommes et de la solidarité de la plupart des femmes du groupe. Ces dernières se rendent auprès de la nouvelle mère afin de lui apporter leur soutien, lui offrant tout le nécessaire pour une parturiente : du henné, du khôl et de l’écorce pour son maquillage, des vêtements pour le nouveau-né et un poulet pour concocter la “tarffiste”, le plat traditionnellement réservé à cette occasion.
Malgré leurs réticences initiales, les membres du groupe finissent par se résigner à la volonté divine, acceptant que cette incident résulte du destin, ou “maktoub”, de la fille et de sa famille, en disant : “iktabit r’bbi” (c’est la volonté de dieu).
Si les Hkmaouites semblent être tolérants envers certaines conduites sexuelles non conformes au code social, l’homosexualité, pour laquelle il n’existe pas de terme équivalent dans le langage local, est perçue de façon très négative. L’ethos guerrier et conventions patriarcales ont clairement joué un rôle dans la répression de cette orientation.
Cela a conduit à des tentatives de dissimulation et de camouflage. Par exemple, un homme qui n’est pas enclin à entretenir des relations avec des femmes est souvent qualifié d’« impuissant » ou raillé en tant que femme (iga tamtout), voire jugé d’être possédé par une diablesse avec laquelle il aurait une liaison. De même, une femme qui ne montre pas d’attirance pour les hommes était classée en tant qu’« homme déficient » et affublée du terme péjoratif “ba urgaz” (garçon manqué).
De même que Pierre Bourdieu l’a mis en évidence dans ses analyses sur la domination masculine, nous pouvons observer la présence d’un système social où l’autorité s’exerce avec une légitimité symbolique. Bourdieu explique que cette domination connue et reconnue par le dominant comme par le dominé”. Elle est non seulement acceptée, mais elle est également intériorisée par les membres de la communauté, ce qui renforce sa position et la rend incontestable.
En somme, il paraît évident que chez les anciens Hkmaouites, les garçons jouissaient d’une valorisation distincte, bénéficiant souvent de privilèges et de responsabilités exclusifs, tandis que les filles étaient systématiquement reléguées à des rôles secondaires.
Toutefois, malgré une apparente dominance patriarcale, les femmes bénéficient d’une certaine indépendance en terme de possession de biens et de richesse.
De plus, les veuves et les divorcées peuvent regagner le contrôle de leur corps à la fin de leur vie conjugale. La veuve et la divorcée sont souvent désignées comme « tin ikhfennass », ce qui signifie libre de son corps ou maîtresse d’elle-même. À ce stade, les normes de conduite deviennent plus souples, leur reconnaissant le droit à une vie sexuelle active en dehors du mariage, une fois qu’elles ont rempli le rôle ou l’obligation communément associé à la vie conjugale, la « fridt », les libérant ainsi de toute forme de censure sociale.
Au sein de cette communauté, les divisions sexuées du travail et les rapports de genre ont subi d’importants changements au cours des dernières années.
À suivre
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