Des sociologues font leur cinéma
Des professeurs en sciences sociales au Maroc ont troqué leurs manuels de méthodologie et leurs ouvrages théoriques pour une caméra. L’objectif est toujours le même : Zoomer sur des faits sociaux et anthropologiques. Récit d’une journée scientifique et filmique.
Le 3 février 2024 est une journée d’étude et d’échange autour des usages de l’audiovisuel dans les sciences sociales. Cette rencontre inédite au Maroc est le fruit d’une collaboration entre les laboratoires de recherche scientifiques, Le Ladsis, le CRESC et l’AIMS, avec le soutien de la Faculté de lettres et des sciences humaines d’Ain Chock (FLSHAC) de Casablanca qui a abrité les travaux de cette journée. A l’amphithéâtre Driss Chraibi de la FLSH Aïn Chock, exit les hypothèses, la méthodologie et les longs développements théoriques, place aux plans et aux valeurs de plans. Mais l’esprit scientifique n’est jamais loin dans cette démarche de sociologues et anthropologues devenus réalisateurs. L’esprit scientifique du terrain demeure présent.
La recherche autrement
« Cette journée a permis de créer un espace d’échange autour de nos productions en tant que chercheurs en sciences sociales », explique Mohamed Mahdi, anthropologue et pionnier de l’usage de l’audiovisuel dans la recherche scientifique au Maroc.
« L’objectif : Donner la possibilité aux chercheurs de travailler sur un nouveau format » Zakaria Kadiri
Pour sa part, Zakaria Kadiri, sociologue et directeur du LADSIS revient sur les objectifs de cette première au Maroc : « L’objectif est de rapprocher le monde scientifique du grand public et puis de donner la possibilité aux chercheurs de travailler sur un nouveau format sur lequel ils ne sont pas toujours habitués. Ce support nous permet de rendre compte de nos recherches différemment », explique-t-il. Cette journée a démarré par le documentaire Ahouz de Mahdi. Durant 52 minutes, le socio-anthropologue revient à son terrain de prédilection qu’est le monde rural. « Mon film porte sur des entretiens réalisés par des personnes âgées dans une communauté du Haut-Atlas, parlant de leur vie quotidienne et des transformations survenues dans certains aspects de leur vie. Nous les avons interrogés sur les changements climatiques, et sur la modernité. Le documentaire se termine par le fait de donner la parole aux jeunes de ce village. C’est un débat contradictoire autour du changement social », résume l’auteur de Retour à Imlil (2023). La matinée fut marquée par la projection du documentaire tunisien « Couscous, graine de la dignité », réalisé par le géographe tunisien Habib Ayeb pour évoquer les enjeux de la souveraineté alimentaire dans un Maghreb bouleversé par les changements climatiques.
Complexifier et nuancer le monde social
L’après-midi de cette même journée a permis de projeter trois films : Ecouvillon Sahara 58 de Rahal Boubrik, Le Maître du Coran de Khalid Mouna et La pastèque de la discorde, un documentaire réalisé par Hind Ftouhi, Zakaria Kadiri, Lisa Bossenbroek et Marcel Kuper. Le premier documentaire traduit une vision partielle et partiale d’un fait historique méconnu mais crucial dans les rapports entre les citoyens du Sahara et l’Etat central marocain. Ce document audiovisuel historique riche en archives fait l’impasse sur les responsabilités partagées entre le colonialisme français, espagnols et le régime de Hassan II dont la répression atroce subie par les citoyens des provinces du Sud et des membres de l’Armée de libération nationale lors de cette opérative punitive. Boukrik tient à préciser « qu’il écrit son histoire de l’opération Ecouvillon, afin de pouvoir parler de ce moment de l’histoire ».
Les deux films projetés l’après-midi s’attaquent à des objets sociologiques contemporains, avec plus de nuance académique. Le premier essai de Khalid Mouna dans le monde du documentaire s’interesse à la socialisation religieuse de jeunes de douars dans la région de Chaoun. À travers une immersion dans la vie d’une école coranique, le professeur d’anthropologie à l’université de Meknès retrace les rituels d’apprentissage du livre sacré de l’Islam mais surtout la vie sociale de cette communauté de 400 élèves ainsi que leurs maitres.
Dans le film de Khalid Mouna, le « social » dans toute sa complexité et contradictions prend le pas sur la « religieux ».
Très vite le « social » dans toute sa complexité et contradictions prend le pas sur le « religieux ». Les « taleb » sont filmés dans l’intimité de leur vie sociale, chanteurs, fans de foot tous à la recherche de l’amour.
Le troisième film de l’après-midi gagne son pari de traiter de l’actualité brulante avec un regard de sociologues. Dans le contexte du stress hydrique, la culture de la pastèque à Zagora est l’objet de toutes les attentions, « c’est un terrain miné », prévient Zakaria Kadiri, un des réalisateurs du film.
« Nous voulions complexifier le regard sur ce sujet » Hind Fettouhi.
Les quatres chercheurs qui ont réalisé ce documentaire s’appuient sur un travail de terrain mené durant plus de deux ans. « Nous voulions complexifier le regard sur ce sujet », explique Fettouhi. « Notre but principal est d’apporter une nuance autour de cette thématique », poursuit sa collègue Bossenbroek. Projeté en avant-première, le film présente les différents acteurs de la filière de la pastèque, avec leurs contradictions internes et leurs dilemmes face à une culture condamnée à la disparition à Zagora en raison de l’asséchement des nappes phréatiques. En clôture de cette journée, Mohamed Mahdi se réjouit du « succès de cette première rencontre » et donne rendez-vous aux participants pour un « prochain rendez-vous afin de débattre amplement du volet sociologique et anthropologique de ces travaux cinématographiques ».