Idées, Luttes des Idées, UNE

Formes de la vie conjugale chez les Aït Hkem

Les formes de la vie conjugale dans ce groupement présentent des traits distinctifs. Trois types d’unions sont observés : Le mariage, connu sous le nom d’islan et qui constitue l’alliance la plus solide, nécessitant l’accomplissement d’un ensemble de rituels. Ensuite, le concubinage, qui incarne une liaison à la fois uxorilocal et matrilinéaire.

Un cortège nuptial s’adonnant à ahidous dans un village au Moyen-Atlas

Par Fatiha AAROUR

Cette forme se distingue également par un certain degré d’engagement mutuel, mais sans nécessité de formalisation, que ce soit au niveau coutumier ou légal. Et enfin, la tiddoukla, reconnue comme une union plus libre, qui séduit fréquemment des veuves et des divorcées en quête d’alternatives aux autres institutions. 

Au sein de la communauté hkmaouite, les rapports de genre et le statut des femmes se manifestent de différente manières, allant d’une domination évidente, où les attentes sociales limitent les choix et le rôle de la gente féminine, à une liberté individuelle conditionnée. La situation est intrinsèquement liée au statut personnel des concernées. La vie de chaque femme, qu’elle soit célibataire, mariée, veuve ou divorcée, révèle des réalités contrastées.

Il a été mentionné précédemment que la jeune fille, avant de franchir le seuil du mariage, est soumise à une retenue prudente concernant sa sexualité et ses désirs. En revanche, la situation change radicalement pour les veuves et divorcées. Libérées de certaines exigences sociétales, elles échappent aux contraintes pesant sur les épaules des jeunes filles et des femmes mariées, ouvrant ainsi la voie à une réévaluation de leur statut social, à une reprise de contrôle sur leur corps, et à l’affirmation de leurs choix individuels.

De ce fait, les formes de la vie conjugale dans ce groupement présentent des traits distinctifs. Trois types d’unions sont observés : Le mariage, connu sous le nom d’islan et qui constitue l’alliance la plus solide, nécessitant l’accomplissement d’un ensemble de rituels. Ensuite, le concubinage, qui incarne une liaison à la fois uxorilocal et matrilinéaire. Cette forme se distingue également par un certain degré d’engagement mutuel, mais sans nécessité de formalisation, que ce soit au niveau coutumier ou légal. Et enfin, la tiddoukla, reconnue comme une union plus libre, qui séduit fréquemment des veuves et des divorcées en quête d’alternatives aux autres institutions. Elle attire aussi des femmes célibataires qui, en l’adoptant, défient activement les normes sociales imposées par leur communauté.

Le concubinage et l’union libre, bien qu’apparemment en marge, coexistent sans sembler perturber l’ordre patriarcal établi. Elles reflètent une complexité sous-jacente dans les structures sociales.

Le mariage incarne l’institution matrimoniale la plus dominante. Cette union, solennellement scellée par la plume d’un adoul, engendre un engagement concret des deux parties. Autrefois, lorsque l’usage du mariage endogame régnait en maître, la cérémonie s’ancrait dans les rites coutumiers, marqués principalement par le sacrifice d’un mouton sous les yeux des membres de l’assemblée tribale qui, d’une voix unie et en la présence du fqih, psalmodiait la Fatiha, l’incipit du coran. Comme dans toutes les cultures où la tradition orale prévaut, les anciens Hkmaouites n’utilisaient pas l’écriture, confiant les cérémonies nuptiales aux formalités verbales et rituelles.

Ainsi, lorsqu’un homme souhaite se marier, il se tourne généralement vers sa mère ou une confidente plus âgée, qui joue le rôle d’intermédiaire pour communiquer ses intentions au patriarche de la famille. Cette démarche, imposée par un code de conduite empreint de pudeur, interdit toute discussion directe entre le fils et le père sur un sujet aussi délicat. Il revient ensuite à cette figure maternelle de trouver la candidate idéale pour devenir la compagne de vie du concerné, à moins que celui-ci n’exprime sa volonté de choisir lui-même sa future épouse.

Les critères de la promise parfaite chez les Aït Hkem exigent un ensemble de qualités qui dépassent le simple attrait physique. En effet, la beauté naturelle, tout en étant estimée, ne signifie pas forcément un comportement efféminé. Dans cette société, l’image de la féminité et de la femme idéale, souvent véhiculée dans les milieux urbains, est redéfinie. Les Hkmaouites apprécient particulièrement celles qui possèdent à la fois une élégance physique, un dévouement au travail, une intelligence prononcée, ainsi qu’une force de caractère et une résilience pour relever les défis de la vie. 

Il est à souligner que le fait d’afficher excessivement sa féminité est perçu de manière négative. Une telle attitude peut donner l’impression que la concernée manque de retenue et de force et ne serait pas digne d’assumer les responsabilités futures qui lui incombent. Cette représentation est probablement liée au caractère guerrier de ce groupement, où une fermeté sans faille est attendue de chaque membre, sans distinction de genre. Les femmes, tout comme les hommes, sont donc évaluées sur leur capacité à maintenir une discipline de vie rigoureuse, ainsi qu’à préserver la cohésion du groupe et l’harmonie au sein de la famille.

En ce sens, la femme la plus recherchée est celle qui se distingue par son appartenance à une famille de haut rang ou par son excellence dans les tâches ménagères. L’habileté requise pour le tissage traditionnel de tapis aux motifs complexes, qui demande une grande intelligence et une concentration intense, est particulièrement valorisée. Celle qui brille dans la tapisserie, nommée tamleqqet (créatrice de motifs), occupe une place de choix dans son groupe, symbolisant à la fois la conservation du patrimoine et la richesse matérielle. 

Artisane devant son métier à tisser, créant un tapis

Par ailleurs, la femme alliant travail assidu et capacité à agir avec sagesse est respectueusement désignée par les termes tamchtterte ou lalla uh’nnani, reconnaissant ainsi ses compétences et son efficacité.

En revanche, une femme qui ne s’intéresse ni aux tâches domestiques ni à l’artisanat du tapis, est souvent perçue comme une taffrrouste ou une tamghbone. Des termes qui insinuent une certaine fainéantise. Cette perception met en lumière la grande valeur portée aux activités ménagères et artisanales comme éléments clés du statut social de la gente féminine dans sa société.

Le rite du mariage chez les Aït Hkem s’articule autour d’une série d’étapes. Il s’organise en quatre phases distinctes : La proposition préliminaire, la demande en mariage, la cérémonie officielle des fiançailles, et enfin la célébration des noces, durant laquelle la mariée rejoint définitivement le groupe de son époux.

Lorsqu’une candidate adéquate est identifiée, la famille de l’homme intéressé initie le processus en désignant un amazzan (émissaire), pour approcher le père ou le tuteur de la jeune fille. Cet intermédiaire a pour mission de transmettre l’intention de demande en mariage.

Si la proposition est favorablement accueillie, la famille de l’aspirant se rend sans lui chez les parents de la jeune femme, accompagnée de membres éminents de l’assemblée des aînés.

Pour cette occasion spéciale, un sac rempli de pains de sucre et du thé est apporté, symbolisant le respect, les bonnes intentions et le désir de tisser des liens forts entre les deux familles.

Dès que le repas est partagé en l’honneur des prétendants, la demande en mariage est exprimée solennellement. Elle est ensuite suivie d’une négociation minutieuse autour d’el-mal, la dot coutumière qui sera versée. Ce moment est également une opportunité pour le père afin  d’établir des conditions pour assurer le bien-être de sa fille.

Dans le passé, il était rare que l’opinion de la jeune fille soit sollicitée durant ces discussions ; c’était essentiellement la décision du père qui prévalait et qui était prise en compte dans l’arrangement matrimonial.

Chehba Ghayt nous confie l’histoire de son mariage :

Je n’avais que 14 ou 15 ans lorsque j’ai appris que des prétendants avaient fait la démarche de me demander en mariage. Opposée à l’idée, je m’étais réfugiée dans la montagne pour fuir ce destin que mes parents avaient orchestré pour moi. Ils m’ont cependant retrouvée. Mon père, avec une résolution inébranlable, m’a mise face à un ultimatum : Les choses sont décidées, tu es promise, et ta réticence ne change rien. Que suis-je supposé annoncer aux gens ? Ma fille refuse de se marier et défie ma parole ? C’est honteux, ma barbe ne sert donc à rien, alors ? Tu veux que je la rase ? A-t-il exigé.

Chehba raconte qu’elle a été contrainte d’accepter, mais avec un cœur lourd de chagrin et d’indignation. Le jour du mariage, son trouble était si grand qu’elle n’arrivait pas à se maintenir en équilibre sur le dos de la jument qui l’emmenait chez ses beaux-parents, tombant à plusieurs reprises. Seule la gentillesse de son conjoint lui a permis de supporter la situation tout au long de sa vie de couple, dont elle garde néanmoins de beaux souvenirs.

Ainsi, une fois la dote fixée, les deux familles conviennent d’une date pour l’asslloulo. Ce terme signifie littéralement “le youyou”, mais désigne également la célébration officielle des fiançailles, qui constitue la troisième étape du rite.

Lors de cet événement, la famille du fiancé rend de nouveau visite à celle de la future mariée. Elle apporte cette fois un mouton et divers présents composés du henné, de l’écorce de noyer, des graines de clou de girofle, des pétales de rose séchés, un parfum et un assortiment de vêtements, comprenant un article de chaque sorte : un foulard, une robe et un caleçon.

Une petite fête est organisée à cette occasion, à laquelle sont invitées les personnes les plus proches des deux familles. Au moment de l’abattage de l’animal, les femmes poussent des cris de joie pour annoncer les fiançailles. La mère et les tantes préparent un bain de henné pour purifier la promise avant qu’elle ne fasse la rencontre de sa belle-famille. Ce rituel s’accompagne de chants dédiés à cette occasion :

Ahawa ya l’henniness amzgaro

C’est son premier bain de henné

Ahawa guit ya r’bbi g’ssaâd icha 

Qu’il apporte chance à une autre 

À l’issue de la cérémonie, les familles des futurs mariés fixent encore une fois une nouvelle date pour la fête du mariage, nommée “tamghra n’assaye”. Assaye, qui signifie précisément “transport”, est un moment où les proches du marié viennent chercher la future épouse et l’escortent avec son trousseau en la déplaçant sur une jument. Cela marque officiellement son arrivée chez son conjoint et ses beaux-parents. Cette occasion, qui scelle l’union, est la plus importante de tout le processus du rite et comporte divers rituels. Plusieurs invités y sont conviés.

La veille du grand jour, deux célébrations se déroulent en parallèle : l’une se tient chez les parents du futur époux et l’autre chez la famille de la prochaine partenaire. Dans chacune des demeures, les familles prodiguent attention et soins à leur enfant, en lui appliquant du henné, de l’écorce de noyer, et dukhôl (tzaoult), tout en accompagnant ces préparatifs de chants et de youyous.

 À l’aube de la journée suivante, la famille et les invitées du marié entreprennent une marche majestueuse vers le domicile de la mariée, portant haut l’‘elam, une bannière composée d’un tissu blanc immaculé et d’une touffe de menthe, attachée à une canne de roseau. 

Les cadeaux qu’ils apportent, désignés sous le terme d’assfed, comprennent cette fois-ci des paires d’articles : deux robes, deux izar blancs – des tissus sélectionnés avec soin pour leur qualité et leurs motifs –, deux foulards brodés, deux caleçons, deux babouches ainsi qu’une alène et une aiguille. Ces deux éléments peuvent indiquer l’attente que la jeune mariée participe aux tâches ménagères, notamment en raccommodant des vêtements pour sa nouvelle famille. De plus, ils peuvent également être considérés comme des vœux pour un mariage prospère et une famille bien soudée et harmonieuse.

Les présents se constituent aussi d’une trousse de beauté qui renferme une brosse lissante, du parfum, du henné, de l’écorce de noyer, du khôl, une crème hydratante et un petit miroir.

À l’arrivée du cortège, tous les convives de la mariée se rassemblent pour le recevoir, entonnant un échange chanté qui s’apparente à un dialogue. 

La famille de la mariée interpelle en chantant : 

A makoni di t’nalalne ?  

Qui vous ouvrira les portes?

La famille de l’époux réplique avec fierté :

F’ghat a timlaline

Belles gazelles, révélez-vous

Lorsque la procession s’apprête à entrer, la mariée est déjà installée sur la scène dédiée, anticipant l’épreuve coutumière de mérite. C’est alors qu’un combat symbolique de fanions se déploie entre les deux familles, juste avant que les invités ne passent la porte de la maison. Ce spectacle illustre la préciosité et l’honneur de conquérir la main de la jeune femme. Il souligne ainsi qu’elle est l’apanage de celui qui saura faire preuve d’un véritable effort et d’un engagement sincère.

Entourée de ses amies, ses sœurs et ses cousines, la mariée est mise en beauté avec du safran et des graines de clou de girofle brûlées. Ses cheveux sont soigneusement coiffés en de multiples tresses, agrémentées de dattes. Elle revêt un élégant caftan blanc, drapée dans un voile finement brodé et transparent, laissant entrevoir ses précieux bijoux en argent et ses mains teintées de  henné. Dans un rituel représentant la fertilité, la famille du marié soulève son voile pour casser un œuf sur sa tête, avant de le replacer avec soin.

Le déjeuner est l’occasion d’un festin grandiose, animé par des danses et des chants en l’honneur du futur couple. Plus tard dans l’après-midi, la mariée doit quitter sa famille pour entamer sa nouvelle vie conjugale, dans une atmosphère mêlant larmes et cris joyeux de célébration. Conformément à la coutume, seul son père ne l’accompagne pas dans ce départ.

Dans ce rite nuptial, l’amsnaye joue un rôle central. C’est un jeune homme proche du marié, chargé de la tâche honorable de veiller sur la future épouse pendant son déplacement.

Avant la célébration des noces, le futur époux, en sa dignité de « sultan », désigne un compagnon de confiance pour assumer la mission de l’amsnaye, qui signifie littéralement “celui qui hisse quelqu’un”. Ce dernier agit en tant que vizir et  assure le soin et la sécurité de la mariée alors qu’il la soulève pour la placer sur le dos de la jument, garantissant ainsi qu’elle et son trousseau soient loyalement escortés tout au long du cortège. Cet acte symbolise le passage de la protection du père à celle du mari et de son entourage.

À l’approche et devant le nouveau foyer, un jeune homme s’active à enlever les babouches de la mariée. Ce geste inaugure un rituel supplémentaire, caractérisé par une danse en cercle vivante et des chants chaleureux de l’ensemble des participants, en l’honneur de la mariée. Cette scène souligne que sa valeur mérite des efforts constants.

Our t’rrass our t’rrass

Elle ne descend pas

Elle ne descend pas

Al didou o’houli

Sacrifiez un mouton d’abord

La mariée reste perchée sur la jument jusqu’à ce que le marié règle “le prix de ses babouches”, permettant ainsi au cortège de se diriger vers le lieu de réception pour entamer une autre cérémonie qui durera toute la nuit. Des jeunes de tribus voisines, hommes et femmes, accourent aux festivités, bendirs en main, traversant les champs sous le clair de lune, pressés de se mêler à la ronde d’ahidous, même sans y être conviés.

Le dîner passé, la tamchikh commence. Une sorte de mise aux enchères où chacun essaie de surpasser l’autre par la somme offerte en l’honneur du marié, appelé à cette occasion »moulay soltane ». Ce rituel vise principalement à démontrer la générosité des participants.

Puis vient le moment tant attendu : L’amsnaye guide la mariée vers la pièce où son époux l’attend et une atmosphère de suspense et d’appréhension s’installe. À cet instant crucial, deux choses doivent être attestées : la virilité de l’époux et la virginité de la future mariée.

Ces rituels, transmis de génération en génération, perdurent avec hardiesse. Les Hkmaouites s’efforcent de rester fidèles à l’héritage de leurs aïeux et de résister à l’influence croissante de la vie urbaine, mais sans véritable succès.

En août 2017, pendant mon séjour sur le terrain, j’ai accompagné mon père pour assister à un mariage ayant lieu chez les Aït Elânzi. Curieuse de savoir si ce rite avait conservé son authenticité. Dès notre arrivée, j’ai reçu un accueil des plus chaleureux de la part de H’lima, une ancienne camarade de classe du primaire,que je n’avais pas revue depuis plus de trente ans. Elle m’a conduit à l’intérieur d’un somptueux chapiteau où la fête battait son plein, pendant que mon père se dirigeait vers la tente où se trouvaient les aînés et d’autres invités à la cérémonie.

Le marié, soldat en service dans le sud du pays, était spécialement rentré pour les noces, décidé à épouser la fille du fqih de son clan. La promise, encore sur les bancs du lycée, avait mis fin à sa scolarité en faveur de ce mariage. Selon la rumeur qui se propageaient de bouche à oreille, l’amour avait fleuri entre les deux et ils entretiennent une relation discrète depuis déjà deux ans.

Moulay soltane transgressait la coutume en portant une chemise blanche, un costume noir et une cravate, rompant ainsi avec la tenue ancestrale qui aurait impliqué une djellaba, capuche baissée  pour couvrir son visage, symbolisant la pudeur.

La mariée, de son côté, issue d’une tribu arabe voisine, rayonnait dans un caftan blanc, son visage non voilé défiant les us. Elle brillait de tous feux, maquillée et coiffée telle une starlette de grand écran. 

Le couple prenait place sur un canapé, avec pour décor un tapis local éclatant de blancheur, orné de magnifiques motifs, connu sous le nom de taghnast. À droite de l’estrade, un grand bouquet de fleurs embellissait le lieu. L’ahidous, cette danse extraordinaire qui ne manque pas d’impressionner, était animée par des femmes et des hommes, tandis que le rythme palpitant des bendirs résonnait à travers l’espace, imprégnant la soirée d’une atmosphère ahurissante.

Sur la scène, des jeunes filles dansaient inlassablement, leurs silhouettes se mouvaient avec une grâce qui semblait puiser dans l’envoûtement des refrains. Leurs bras s’élevaient, dessinant des ailes dans l’air, tandis que leurs pieds traçaient des patterns alternant entre l’avant et l’arrière, la droite et la gauche, en une chorégraphie spontanée. Ceinturées de fils tissés en laine multicolore scintillante de pièces métalliques, dite abouqs. Elles serpentaient comme une myriade de feux follets sous la vaste étendue de la voûte nocturne.

À la marge de ce spectacle, une jeune fille, les yeux exorbités d’émerveillement, se tenait timidement à l’écart et contemplait la scène. Soudain, un élan de joie la submergea. Se faufilant parmi les danseuses, elle s’empara rapidement de la cordelière d’une d’entre elles et l’enroula autour de ses hanches. Avec un sourire malicieux, elle se lança ensuite sur la piste, se mêlant joyeusement à la danse.

Sa robe rose, ample et fluide, accentuait chacun de ses mouvements. Puis, dans un geste théâtral, elle se mit à genoux, détacha ses cheveux qui tombaient en cascade, enveloppant son visage d’une aura extraordinaire. Les mains liées dans le dos, elle oscillait la tête avec intensité alors que ses mèches suivaient le rythme de la musique. La fluidité de la jeune demoiselle faisait penser à la transe d’un derviche tourneur, emporté dans l’extase de son univers bleu azur.

La mariée baignée dans un océan de joie et de félicité, échangeait avec son mari dans une douce et intime harmonie, rompant ainsi avec les anciens codes qui les voulaient timides et réservés.

En observant la scène et en la comparant avec la situation dans le passé, j’ai pris conscience de l’ampleur de l’influence urbaine. Seuls les chants, la danse avec leur caractère presque mystique, ainsi que l’interaction relativement libre entre les sexes demeurent inchangés.

La tendance au mariage endogame semble reculer peu à peu au profit d’unions exogames. L’amour, désormais, guide audacieusement les choix des compagnons, défiant les normes sociales et les pratiques ancestrales. Comme évoqué précédemment, le groupe d’Aït Hkem pratique différentes formes d’alliances matrimoniales, allant au-delà du mariage habituel. Parmi celles-ci, le concubinage est notable. Cette union, qui implique une veuve ou une divorcée avec un homme nommé amazzal, illustre cette diversité.

Le mot « amazzal » provient du terme berbère “uzzel”, qui signifie « courir ». Une métaphore locale établissant un parallèle entre le travail assidu et la course. Cette expression souligne que l’individu concerné doit œuvrer avec ardeur pour répondre aux besoins de sa partenaire et de ses enfants. Ce type d’union, uxorilocal et matrilinéaire, accueille l’étranger, souvent comme un réfugié ayant quitté son groupe  pour des motifs sérieux. En retour de la protection offerte par sa compagne, il doit s’investir considérablement dans son travail. 

Cette alliance se distingue en omettant les rituels habituels du mariage et ses différentes étapes, plus particulièrement le sacrifice du mouton, la bénédiction de la famille et celle de l’assemblée des aînés. Cette pratique a presque disparu, principalement en raison d’un changement des mœurs et de son interdiction par la loi, qualifiant les relations hors mariage de débauche.

La pratique du concubinage était très courante chez les Aït Hkem, tout comme dans d’autres groupes du Moyen Atlas. Cette forme d’union fait écho à une histoire de Moïse mentionnée par la sociologue Soumaya Naamane-Guessous dans son ouvrage “Au-delà de toute pudeur”. En fuite, et après un homicide, Moïse arriva à la fontaine de Médian, où il vint en aide à deux femmes luttant pour abreuver leur troupeau. Leur père, intrigué par son histoire, lui fit une proposition : « Je te donnerai en mariage une de mes filles, à condition que tu travailles pour moi pendant huit ans. » Une fois cette période achevée, Moïse partit avec sa famille.

Un autre type d’union, qui ne nécessite ni cérémonie ni douaire, existe au sein de cette société : Tiddoukla. Cette relation libre est souvent perçue d’un mauvais œil quand elle concerne les jeunes filles et les femmes mariées. La jalousie extrême chez certains époux pourrait les conduire à des actes de violence s’ils découvrent une infidélité conjugale. Cependant,cette pratique est socialement acceptée pour les veuves et les divorcées. 

D’après Naamane-Guessous, c’est entre le VIIe et le VIIIe siècle que « l’influence de l’islam fit régresser peu à peu ces pratiques matrimoniales, au profit du seul mariage musulman. On ne peut s’empêcher en revanche de remarquer à quel point l’union que l’on appelle libre aujourd’hui (et qui progresse de plus en plus dans les pays occidentaux depuis quelques décennies), rappelle la tiddoukla », explique la sociologue.

Le nouveau statut social des femmes

Jeune cavalière participant à la fantasia lors du Moussem de Sidi Moussa 

Les transformations subies par la société hkmaouite au fil des siècles ont nettement influencé les dynamiques de genre. La fragilisation du système tribal ainsi que le recul des règles coutumières, ont créé de véritables opportunités pour l’émancipation de nombreuses jeunes femmes. Auparavant exclues de l’héritage, elles peuvent désormais acquérir leur propre bien immobilier à la suite du décès d’un proche.

De plus, le déclin de la famille élargie au profit de la famille nucléaire a renforcé le rôle des femmes au sein de la vie conjugale. Le mariage précoce, communément arrangé selon la coutume, devient une pratique de plus en plus exceptionnelle, souvent en contournant les lois en vigueur. 

Aujourd’hui, les jeunes filles bénéficient d’un accès accru à l’éducation, leur permettant de faire librement leurs choix et de s’épanouir dans diverses disciplines. Elles s’aventurent ainsi dans des secteurs exclusivement dominés autrefois par les hommes. Cela devient évident, notamment lors du moussem du Saint Sidi Moussa, où j’ai observé une scène inhabituelle : une jeune fille participant activement au spectacle de fantasia. Cette cavalière audacieuse et intrépide, levait son fusil vers l’immensité du ciel d’Aït Alla. Sa monture, un subtil mélange de gris et de noir, se déplaçait avec une élégance évidente. 

Cette jeune fille incarnait la féminité et l’esprit de révolte, une scène autrefois inenvisageable. Les compétitions de la fantasia, étroitement liées à la virilité, s’ouvrent maintenant aux femmes, remettant en question les anciennes normes de genre.

Aujourd’hui, de nombreuses femmes d’Aït Hkem ont accompli des parcours professionnels et académiques remarquables malgré les difficultés rencontrées. Qu’elles soient installées dans de grandes villes ou ayant émigré au-delà de la Méditerranée et de l’Atlantique, elles seront en définitive confrontées à de nouveaux défis.

La discrimination et les stéréotypes relatifs au genre et à l’origine ethnique peuvent être particulièrement intimidants pour certaines. Avoir un prénom ou un nom de famille qui révèle leur origine peut souvent conduire à des moqueries et du mépris. Cela reflète les préjugés couramment associés aux femmes du Moyen Atlas, fréquemment perçues comme « légères » et « incontrôlables ».

Le témoignage de Yatto, qui occupe une fonction éminente au sein d’un ministère, illustre de manière saisissante cette réalité. Elle raconte comment, à l’école, son prénom berbère la plaçait souvent dans des situations gênantes. Lorsqu’elle tentait d’en expliquer la signification, elle se heurtait à l’étonnement de ses enseignants et ses camarades de classe, certains le trouvant bizarre, voire inapproprié : 

 Souvent, j’étais contrainte de prêter serment pour affirmer que c’était bel et bien un prénom. Je me justifiais constamment, et parfois même il m’arrivait de regretter  de le porter.

Yatto souligne que la ségrégation était profondément enracinée, allant au-delà des noms de famille et des prénoms :

Au début, je pensais que c’était juste une question de prénom, pour me rendre compte, avec l’âge, que la discrimination était beaucoup plus systématique. Un prénom vous place automatiquement dans un rang inférieur à côté des Fassis, des Rbatis, des Slaouis et j’en passe. De l’école primaire aux études universitaires ça n’a jamais changé, l’attitude de l’autre vient toujours me prouver que je suis une citoyenne de second ordre.

L’excellence scolaire et universitaire était certainement une échappatoire, voire une manière pour cette haute fonctionnaire de s’affirmer. Un baccalauréat avec mention en poche, elle a pu accéder à une grande école, après quoi, elle a intégré directement la fonction publique. Elle a ensuite poursuivi ses études supérieures à l’ENA de Rabat avant de décrocher un master en traduction et interprétariat en parallèle avec un doctorat en droit et sciences politiques.

Yatto met en avant les stéréotypes de genre liés aux femmes issues de Moyen Atlas, de manière générale :   

Le problème du prénom s’est largement estompé, cédant la place à une autre forme de gêne, de nature différente : celle de l’étiquette régulièrement collée aux femmes originaires du Moyen Atlas, les cataloguant comme des femmes « très open ». Parfois, cet adjectif se transforme en « facile », « légère », ou même « libertine ». Peu portent attention à l’Histoire de cette population, notamment à celle des Aït Hkem, révélant que leur territoire jamais assujetti avant la conquête française. Les Hkmaouites furent parmi les premiers à lever les armes pour protéger leur sol, que ce soit face à l’invasion arabe ou à la colonisation française.

D’après cette haute fonctionnaire, et pour affaiblir la flamme berbère et briser son ardeur et sa fierté, presque toutes ses régions ont été soumises à une marginalisation systématique. Les conséquences furent désastreuses : des problèmes environnementaux engendrés par la nouvelle politique agricole, accompagnés d’un taux de chômage extrêmement élevé, ont poussé les hommes vers l’immigration et les femmes vers des travaux domestiques, voire même à la prostitution. 

Yatto poursuit son témoignage en exprimant une satisfaction justifiée pour ses réalisations :

Aujourd’hui, toutes ces années derrière moi, avec mes petits et grands succès, ma plus grande fierté est de relever tous ces défis. Je suis fière de pouvoir faire un tel parcours malgré les difficultés. Heureusement, au cours de cette dernière décennie, le pays a connu une prise de conscience et une réconciliation avec son Histoire et sa culture. Le prénom qui gênait, est devenu un honneur. Appartenir à un peuple qui était dirigé par des femmes à une époque où, dans d’autres sociétés, leurs homologues étaient souvent reléguées à un rôle de complaisance envers les hommes, est également devenu une source d’immense enchantement.

Ainsi, le groupement d’Aït Hkem se démarque de manière considérable en termes de dynamiques de genre. Son système social, basé sur la domination masculine, ne peut être qualifié de complètement oppressif ou même  clos. Au contraire, il ressemble davantage à un modèle qui opère en reconnaissant certains droits et libertés individuelles pour les femmes, afin  de maintenir la solidarité, la cohésion et la stabilité du groupe. 

Cette complexité démontre comment les structures sociales peuvent varier considérablement au sein d’une même société, reflétant ainsi la diversité des paradigmes et des réalités.

Conclusion

Pour conclure, ce groupement, connu pour sa vigueur et sa noblesse martiale, a subi de profondes mutations. L’évolution depuis l’ère du siba ne s’est pas seulement manifestée par une transition structurelle, mais elle a également impliqué une réinvention profonde de ses codes et pratiques socioéconomiques.

La résilience de la culture et des structures hkmaouites face à l’arabisation et l’islamisation, accélérées sous l’emprise coloniale et postcoloniale, témoigne de leur capacité à s’adapter tout en préservant leur essence fondamentale.

Au cours du siècle dernier, il y a eu une transformation linguistique et culturelle majeure, caractérisée par une accentuation du dialecte marocain (darija) au détriment du berbère local. Cette évolution est le résultat de mesures étatiques ainsi que de l’installation de nouveaux habitants parmi la population. Une évolution politique et démographique ayant eu un impact considérable sur les structures socioculturelles, présentant ainsi un défi important : intégrer cette nouvelle réalité tout en préservant la richesse et la diversité de l’héritage ancestral.

Il est important de noter que les facteurs généalogiques, ainsi que les anciens conflits tribaux ayant précédé l’ère coloniale, tant internes qu’externes, ont joué un rôle crucial dans cette évolution. Avec le temps, l’expansion et la fragmentation des entités tribales ont conduit à des reconfigurations constantes. 

Par ailleurs, la nature combative de ce groupement a été à la fois une source de division et de recomposition, dictant ainsi la géopolitique de ces territoires. Les problématiques liées à la possession des pâturages et des points d’eau avaient fréquemment suscité des rivalités, entraînant un affaiblissement de la structure tribale. Cette dynamique a entraîné la transformation de certaines lignées en de nouvelles entités distinctes de la structure originelle, tandis que d’autres ont été absorbées ou ont fusionné avec différents groupes.

Quant à la structure familiale, le déclin de la prééminence de la famille étendue au profit de la famille nucléaire dépasse la simple dimension démographique. Cette réalité a induit une modification importante des structures socio-économiques, réduisant la capacité collective d’action et de résistance aux influences extérieures. Elle remet également en question la pérennité des systèmes d’entraide et de solidarité, qui étaient autrefois la pierre angulaire de l’organisation sociale de ce groupement.

Il est évident que l’organisation politico-administrative de ce groupement n’a pas été épargnée par ces transformations. Les Aït Hkem, avec leur système de gouvernance, ont vu le rôle de leur assemblée tribale (djmaât) se métamorphoser. Autrefois pivot de l’autogestion et de la justice coutumière, la djmaât a progressivement été réduite à un rôle plus symbolique. Ses fonctions essentielles se sont, peu à peu, érodées et finalement spoliées par l’ascension et la consolidation des institutions étatiques. 

Jusqu’en 1912, ce groupement jouissait d’une indépendance évidente, négociant habilement sa liberté avec l’autorité makhzénienne. Durant la période coloniale et postcoloniale, les privilèges autrefois tenus pour acquis ont commencé à s’effriter sous le poids d’une administration centrale omniprésente. Cette transformation n’a pas seulement redéfini le paysage politique et social, mais a également bouleversé le quotidien de la population et son système de pensées.

Sur le plan économique, l’ère du protectorat a entamé  des bouleversements très  significatifs, avec une politique agricole ayant transformé  le territoire en un grenier vital pour l’Hexagone. L’introduction d’innovations étrangères a marqué un tournant dans le paradigme économique local, passant d’une économie basée principalement sur l’autosubsistance à un modèle plus moderne. Les politiques économiques mises en place après la période coloniale ont accéléré ce changement de paradigme, conduisant à de nouveaux défis environnementaux et sociaux, notamment une sévère sécheresse et des pénuries d’eau.

Aujourd’hui, face à l’urbanisation croissante, de nouvelles mesures économiques et politiques s’imposent pour préserver le droit à la terre et l’accès aux ressources, afin d’assurer un développement équilibré et de limiter l’exode rural. De plus, l’adaptation des pratiques coutumières à l’époque moderne pourrait offrir une alternative, compte tenu de la crise actuelle que connaissent les modèles économiques et politiques existant à travers le monde.

S’agissant du plan spirituel, le paysage mystique hkmaouite n’a pas été à l’abri des transformations  qu’a connues le Maroc. L’islam modéré, qui était autrefois en harmonie avec le mode de vie et la culture locale, a reculé devant la montée d’une certaine orthodoxie. Cette évolution a été encouragée par des décisions politiques délibérées et amplifiée par l’influence des médias sociaux. La vénération des marabouts qui était dans le passé au cœur de la spiritualité de ces tribus, est désormais remise en question, reflétant un changement important dans son rapport au sacré et à la divinité.

De plus, nous observons de manière tangible un déclin des pratiques liées au genre attribuant à certaines femmes la liberté de disposer de leur propre corps. Particulièrement par la reconnaissance du statut des mères célibataires et de leurs enfants, ainsi que des unions libres. Cette régression découle de l’influence de divers facteurs, favorisant une réorientation vers des normes plus rigides, où de nouvelles croyances reprennent le pas sur des coutumes ancestrales plus ouvertes. 

Cette tendance souligne la complexité des interactions entre la pression sociale, culturelle et même religieuse, qui façonnent et redéfinissent les conventions et les codes sociaux, endoctrinant de manière évidente le statut des femmes.

Enfin, bien que certains aspects de la culture de ce groupe aient connu une sorte d’érosion, un vent de prise de conscience souffle grâce à l’éveil de la nouvelle génération. Plusieurs natifs  de ce groupement cherchent aujourd’hui à préserver leur héritage, s’engageant activement dans le processus de revitalisation de leur culture. Cette dynamique est soutenue par l’énergie et la détermination des chercheurs et des acteurs associatifs, qui œuvrent pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine hkmaouite. 

(Fin)

Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Idées  » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Inscrivez-vous à la Newsletter des Sans Voix 


Contre l’info-obésité, la Newsletter des Sans Voix 

Un slowjournalisme pour mieux comprendre 


Allez à l’essentiel, abonnez-vous à la Newsletter des Sans Voix