Traces, un conte de migrant-e-s
Traces est une pièce de théâtre sous forme de recueils des récits de migrant(e)s. Ce conte moderne conserve et diffuse leurs expériences « trop souvent gardées sous silence ». Reportage.
Par David Le Doaré
Ce matin-là, cinq musiciens accordent leur instrument et attendent dans la bibliothèque d’une école de Rabat. A l’heure dite, un joyeux charivari d’élèves de CM2 fait son entrée. En hâte, le sixième artiste se glisse à travers la cohue et rejoint la scène. Les professeurs se démènent. « La 1ère rangée est complète ? Rim et Rayan, mettez-vous là ! » orchestre Matthias. Coussins et chaises sont vite occupés, et quelques instants après le silence s’installe.
Changer les mots
Rituel immémorial, Frédéric le conteur interroge la concentration de son public – « Aoula oula ? » – qui répond en cœur : « Aoula !! ». La kora entre les bras, Mbemba lance les premières notes de musique, vite rejoint par Etienne aux percussions, Joël à la guitare et Léo à l’oud. « Nous sommes la Compagnie Les Chemins du Monde » annonce Frédéric, et « aujourd’hui on est venu vous raconter l’histoire de deux aventuriers ! ».
La sœur et le frère veulent « faire Boza », pour « quitter le Parlement du quartier et mettre la route sous les pieds ».
Au rythme des musiques, tantôt lourde et profonde, tantôt guillerette et sautillante, le spectateur se fond dans les pas d’Aya et de Djibril, des jumeaux nés dans le quartier pauvre d’une grande ville… quelque part au Sud. La sœur et le frère veulent « faire Boza », pour « quitter le Parlement du quartier et mettre la route sous les pieds ». Leurs péripéties seront semées d’embûches, de « coxeur », de « taxi mafia », et de « garant ». Pas une seule fois le mot migrant n’est prononcé. Il est question de femmes et d’hommes, des porteurs de rêves.
Les voix de Frédéric et Joël s’entremêlent en incarnant la rencontre et le dialogue.
Issu d’un partenariat entre Ithaca, la Commission Européenne et l’Université Al Akhawayn, Traces recueille des récits de migrant(e)s, les conserve et diffuse leurs expériences « trop souvent gardées sous silence ». Pour créer ce conte musical, sept artistes* de trois cultures différentes ont associés leurs savoir-faire. Les voix de Frédéric et Joël s’entremêlent en incarnant la rencontre et le dialogue.
Sur le fil entre réel et fiction
Puis Moussa se lève et prend la parole. Parti à 16 ans du Cameroun, il a voyagé un an pour arriver au Maroc où il a fini par s’installer. Il a connu la route du Nord et quand il déclame ses textes – Sauver la famille, Chacun pour soi et Dieu pour tous, Boza – c’est un survivant qui témoigne. « C’est réel pour moi, j’ai les images qui défilent. Les premières fois j’en tremblais » raconte-t-il. Ancré dans le réel, le conte est adapté pour des oreilles d’enfants. Mais en filigrane il ne cache rien des périls affrontés, des meurtres et des viols.
Dans la salle l’émotion est palpable. Les enfants sont (presque) tous silencieux, des larmes coulent sur le visage d’un ou deux professeurs. Les artistes ne font pas exception : « J’ai vu Joël chanté et pleuré en même temps » se souvient Mbemba. « Quand je joue ici je raconte ma vie » explique Joël. Au final le spectacle est si juste dans son écriture qu’il est « très difficile de le jouer pour d’autres survivants » explique Moussa. « Un de mes amis, s’il entend ça il pète les plombs ».
Magie du conte ? Le récit s’achève dans la ville même où le spectacle est joué, achevant de flouter la frontière entre le conte et le vécu. Le Maroc est devenu terre d’accueil et les jumeaux ont renoncé à « faire Boza ». Dans un riad de la médina, Aya et Djibril chantent leur histoire, leur dignité, leurs blessures et leur désir de justice ; à l’appel du conteur, les enfants se lèvent et chantent en cœur avec les deux aventuriers « Olélé… Olélélo… ».
« Bravo » conclue Matthias en quittant la bibliothèque avec ses élèves, « on s’est pris une claque ».
*Frédéric Calmès, Mbemba Diabate, Suzanne Essombe Ekwa (absente ce jour-là), Léo Fabre-Cartier, Etienne Gruel, Moussa Issa et Joël Koungou Essindi