Benbelli : « Ce débat sur la Moudawana est sain »
« L’Invitée » de ENASS.ma est la professeure Sana Benbelli, Socio-anthropologue. Dans cette interview long format, la sociologue analyse la teneur et le fond des débats actuels autour de la réforme de la Moudawana. Elle décrypte la présence des femmes dans les espaces publics dits masculins. Les moments forts de cette discussion.
Interview préparée et réalisée par Salaheddine Lemaizi
Réalisation Anass Laghnadi
Bio express de Sana Benbelli
Sana Benbelli est enseignante-chercheure à l’Université Hassan II – Département de Sociologie de Casablanca. Cette enseignante-chercheure à l’Université Hassan II Aïn Chock de Casablanca est spécialisée dans les études du genre, ainsi que celles des marges et des marginalités urbaines. À ce titre, elle est l’autrice du livre : Café d’hommes, services de femmes : Les serveuses de cafés dans les quartiers populaires à Casablanca, publié chez Les Editions du croquant en France. Un livre issu de sa recherche doctorale menée au sein de la Faculté des lettres et des sciences humaines Ain Chock.
Pre Benbelli est aussi membre du Laboratoire de recherche sur les Différenciations Socio-anthropologiques et les Identités Sociales (LADSIS) de Casablanca. Pre Benbelli a été Fellowship au sein de l’Arab Reform Initiative (ARI), institut de recherche panarabe. Enfin, elle est membre de plusieurs associations et initiatives féminines comme AWAL Houriates.
Dans cet entretien, elle nous parle de la présence des femmes dans les espaces publics dits masculins(exemple des cafés de quartiers populaires), la persistance des stéréotypes de genre, dans le sport et le débat actuel autour de la Moudawana.
Le travail invisible des femmes
Pre Benbelli a choisi de mener son travail de thèse sur un sujet inédit, celui du travail féminin dans des espaces masculins, plus précisément des cafés dans des quartiers populaires. « Un de mes objectifs était d’observer le conflit du genre dans le café. Cette espace où les femmes peuvent être refusées comme clientes, en revanche l’espace en question reçoit le genre féminin comme membre du personnel. Il s’agit là d’un choix pragmatique et fonctionnel de la part des patrons de Cafés », nous explique-t-elle. Cependant son travail de recherche restitue la trajectoire de ces femmes loin de la simple description de vulnérabilité et de précarité.
« Ce travail aussi invisible qu’il soit, contribue à une économie de famille et même de société ».
La présence féminine sur le marché du travail a fait l’objet d’une enquête au long cours à Casablanca. « En travaillant sur les espaces de café à travers une enquête ethnographique, et en observant ces femmes,la découverte était autre que celle de la vulnérabilité. Mon travail a consisté à ressortir tout le labeurinvisible qui se fait dans un espace très marginal, qui est le café de quartier. Il fallait rendre visible ce travail dans ces espaces », poursuit la sociologue.
Cette sociologie attachée aux réalités sociales a permis de faire émerger quelques constats majeurs : « Même en sortant au marché du travail, les femmes gardent naturellement leurs autres fonctions, de mères, d’épouses, et de sœurs. Grâce à ce travail,elles arrivent à obtenir un revenu et ainsi à assumerd’autres rôles au sein du foyer. Elles deviennent la principale pourvoyeuse et la cheffe de famille ». Et de conclure sur ce point : « Ce travail aussi invisible qu’il soit, contribue à une économie de famille et même à une économie de société dans l’ensemble ».
Moudawana et classes populaires
« Le débat actuel est sain pour la société. La violence de certains propos rappelle aussi ce qui s’est passé avant la réforme de 2004 ».
Avec la sociologue Sana Benbelli, nous avons abordé aussi le débat actuel autour de la réforme de la Moudawana. Ces discussions publiques sont marquées par la violence des propos portés par certains acteurs. Pour PreBenbelli, « le débat actuel est sain pour la société. La société doit débattre de ces questions qui les intéressent. La violence de certains propos rappelle aussi ce qui s’est passé avant la réforme de 2004 », précise-t-il.
Ce débat autour des référentiels et des seuils de la réforme est observé par la sociologue à partir des travaux menés autour de la dualité valeurs/pratiques « Toutes les études menées depuis de longues années que ça soit par Hassan Rachik ou celles récentes de Aziz Mechouat montrent un attachement des Marocains aux valeurs, à la culture et aux principes religieux. Ce qui se traduit par des positions affichées sur des sujets concernant la famille comme la Qiwama (tutelle) ou l’héritage ».
Les études réalisées sur les pratiques montrent « un décalage » entre ces valeurs affichées et les pratiques réelles sur le terrain. « Les résultats montrent que pour l’héritage par exemple, des familles protègent leur progéniture de sexe féminin tout en contournant la règle religieuse strict. Il existe une ambivalence permanente entre valeurs et pratiques », insiste Benbelli.
« Nous avions organisé un colloque sur les dynamiques familiales et leurs mutations au Maroc en 2017. Parmi les principales conclusions à l’époque est que les choses sont en train de changer.Les familles changent. Si on organisait, un nouveau colloque sur ce même thème, nous allons une nouvelle fois se rendent compte des multiples changements en cours. Il y a une dynamiquedechangement dans les pratiques et de l’autre côté une résistance à ces changements », observe-t-elle.
Face à ces débats et ces résistances, qui peut la sociologie ? « Notre rôle est de rappeler les faits sociaux tel qu’ils sont. L’idée d’une explosion du taux de divorce que craignant les gens suite à la réforme de 2004 n’a pas eu lieu. Une étude sociologique de Touria Houssam a montré que l’évolution en dix ans a été minime. Ce débat sur la Moudawana est ambivalent », argumente la sociologue.
« La famille et la société continuent de fonctionner comme avant, car le changement des normes prend du temps ».
Les sociologues apportent une connaissance sur ce sujet polémique et passionnel, celui des relations familiales et des relations hommes/femmes durant cette période de tentatives de rééquilibrage : « Des peurs par rapport à la réforme de la Moudawanasont quelques parts naturelles. Mais, la famille et la société continuent de fonctionner comme avant car le changement des normes prend du temps », nuance-t-elle.
« Les femmes des classes populaires s’attendent à des réponses pratiques à leurs problématiques »
Pour les classes populaires, la question de la réforme de la Moudawana, elle prend une question pratique. « Les serveurs de café par exemple, et les femmes des classes populaires en général, s’attendent à des réponses pratiques à leurs problématiques. Elles revendiquent le changement car ça sera une solution à leur vécu. Ces femmes cherchent des réponses pour préserver le droit à l’éducation de leurs enfants et la liberté de la circulation par exemple », illustre la sociologue.
L’interview complète à retrouver ici.
*ENASS.ma remercie l’équipe de la Médiathèque de l’Institut français de Casablanca (IFC) de nous avoir permis de réaliser le tournage de cette émission dans l’espace de cette institution. Les avis exprimés dans cette émission ne reflètent pas nécessairement ceux de l’IFC.