Idées, Luttes d'idées

Plan Maroc Vert: Comment amplifier les dérives

Najib Akesbi, économiste et un des meilleurs observateurs des politiques agricoles marocaines depuis plusieurs décennies, livre une analyse clinique de ces stratégies sectorielles en lien avec la politique de l’eau. Il pose cette question simple mais essentielle :  Quelle est la priorité : battre des records d’exportation de tomates pendant 10 ans, ou avoir de l’eau à boire dans 10 ans ?

ENASS publie cette semaine, en six parties, cette analyse de Pr Akesbi, avec l’accord de l’auteur. Ce papier de recherches est issu du n°35 de la Revue Marocaine des sciences politiques et sociales, parue en janvier 2024 autour du thème : « Eau, énergie, climat : Quels enjeux ? ». ENASS publie ce texte au moment de la « grande messe » du modèle agro-exportateur, le Salon international de l’agriculture de Meknès (SIAM). Partie 4, le chercheur spécialisé dans les politiques agricoles apporte un diagnostic aux deux derniers plans agricoles à partir de leur bilan hydrique. 

Najib Akesbi, chercheur spécialisé dans les politiques agricoles, analyse dans la quatrième partie, les plans agricoles ( Plan Maroc Vert, Génération Green) à partir de leur bilan hydrique.

Réalisé par un bureau d’étude étranger en moins de 5 mois et dans une opacité quasi-totale, le PMV avait été lancé en 200814. D’emblée, il affichait son ambition de réhabiliter l’agriculture, la doter des moyens dont elle avait manqué et en faire le « principal moteur de croissance et de lutte contre la pauvreté au Maroc » à l’horizon 2020. L’impact attendu à l’horizon 2020 était ambitieux, tant au niveau de la croissance du PIB que de l’emploi ou encore du revenu des ruraux.

Cette stratégie adoptait une approche globale et reposait sur deux piliers qui reproduisaient en fait le vieux schéma dualiste hérité de la colonisation et rebaptisé avec de nouvelles appellations, les « piliers » 1 et 2. Le pilier 1 visait à développer une agriculture moderne, compétitive et adaptée aux règles du marché, grâce à une nouvelle vague d’investissements privés, organisés autour de nouveaux « modèles d’agrégation ». 

Le pilier 2 quant à lui devait être celui de l’agriculture dite « solidaire », avec une approche orientée vers la lutte contre la pauvreté, par l’amélioration du revenu agricole des exploitants les plus fragiles, notamment dans les zones défavorisées ou périphériques. Par ailleurs étaient également prévues des actions « transversales », destinées à créer un environnement plus favorable à l’investissement et la croissance, telles la mise en concession des terres collectives et domaniales, la modernisation de la distribution, l’accès aux marchés étrangers, le renforcement de l’interprofession, la réforme du Ministère de l’Agriculture et des fonctions d’encadrement de l’État… 

Au niveau des productions, bien que le PMV affirmait qu’aucune filière n’était condamnée et que « toutes peuvent et doivent réussir », une liste limitée de filières était identifiée pour être érigées en « filières de croissance », à haute valeur ajoutée et haute productivité dans le cadre du premier pilier : agrumes, olives, maraîchage, horticulture, céréales, lait, aviculture et viande bovine. Si les céréales et les productions animales faisaient partie de ces filières à « Privilégier », l’expérience et les faits montreront que ce sont surtout les premières (les fruits et légumes en somme) qui allaient bénéficier d’une attention particulière. Les autres filières pour leur part devaient se contenter de « l’accompagnement solidaire » du second pilier. 

En tout cas, le PMV prévoit dans le cadre de projet dits de « reconversion » ou de « diversification » de réduire les surfaces céréalières de 20% (soit près de 1.2 million d’hectares) pour y développer des plantations arboricoles censées être plus rentables et « moins sensibles à la volatilité de la pluie »15… Par ailleurs, il faut ajouter que le PMV se distinguait par le fait qu’il était le premier plan sectoriel à être décliné au niveau régional, puisque 12 Plans Agricoles Régionaux avaient été élaborés et mis en œuvre en fonction des possibilités et des engagements de chacune des régions du pays. 

Enfin, en termes d’investissements, l’effort programmé par le PMV était considérable : 147 milliards de dirhams (dont 75 milliards pour le pilier 1, 20 milliards pour le pilier 2, et 52 milliards pour les actions transversales), à mobiliser en une douzaine d’années à travers 1506 projets (dont 961 pour le pilier 1 et 545 pour le pilier 2). En fait, les quelques 40% de l’enveloppeglobale que l’Etat allait prendre en charge l’étaient sous forme de subventions directes, principalement aux investissements que le secteur privé était incité à réaliser. Ainsi, le Fonds de Développement Agricole dont le budget stagnait entre 400 et 500 millions de dirhams avant 2007, avait subitement vu ses dotations fortement augmenter, pour se situer à plus de 3 milliards de dirhams depuis 2015. 

Arrivé à son terme, le PMV a été relayé par la stratégie appelée « Génération Green », pour la décennie 2020-2030. 

Cette dernière s’inscrit explicitement dans la continuité du premier, même si elle se veut porteuse d’une certaine inflexion de la politique agricole qui prend acte de ce qui a été reconnu comme n’ayant pu être (ou ayant été mal) réalisé par le PMV. En effet, le Roi avait reçu en octobre 2018 le principal responsable de ce plan pour lui demander de le « réviser », notamment en réaffirmant « l’importance d’intégrer les questions de l’emploi et de la réduction des inégalités et de lutte contre la pauvreté et l’exode rural au cœur des priorités de la stratégie de développement agricole »19. Depuis lors, l’appréciation que chacun gardait est que le bilan dudit plan n’était pas une réussite éclatante20. D’autant plus que le Monarque, dans son discours au Parlement la même année, avait insisté pour qu’une réflexion soit engagée « sur les meilleurs moyens à mettre en œuvre pour rendre justice aux petits agriculteurs, particulièrement en ce qui concerne la commercialisation de leurs produits, et la lutte vigoureuse contre les spéculations et la multiplication des intermédiaires ».

De sorte que lorsque Génération Green (GG) est officiellement lancée en février 202022, on ne sera guère étonnés d’y retrouver « l’empreinte » des critiques plus ou moins officiellement reconnues auparavant : l’emploi, la jeunesse, la lutte contre la pauvreté, la réduction des inégalités, l’émergence d’une classe moyenne rurale, mais aussi au niveau des filières de production, les problèmes de valorisation des produits agricoles, de leur commercialisation… Plus concrètement, la GG pour sa part ne va reposer que sur deux piliers23 : le premier concerne « la priorité à l’élément humain », et le second « la pérennité du développement agricole ». Le premier pilier comporte quatre axes qui commencent tous par « Nouvelle génération de… » : de classe moyenne, de jeunes entrepreneurs, d’organisations agricoles, de mécanismes d’accompagnement. Quant au second pilier, il projette de consolider les filières agricoles, structurer et moderniser les chaînes de distribution modernes, améliorer la qualité de la production et l’adapter aux tendances agricoles et aux nouveaux modes de consommation, investir dans l’efficacité hydrique et énergétique afin de préserver les ressources naturelles. 

Pour L. Zaghouan, GG 2020-2030 « semble traduire une inflexion de la politique agricole en faveur de “l’agriculture sociale et solidaire”, objet du pilier II du PMV », et les axes d’interventionqui traduisent cette inflexion sont les « nouvelles générations » (de classe moyenne, de jeunes entrepreneurs agricoles…)24. Cependant, pour le sujet qui nous occupe ici, celui de l’eauagricole et de sa gestion, M.T. Sdairi considère que « l’idéepremière de Génération Green est de continuer sur (cette) voie du Plan Maroc Vert, celle de la plantation de plus d’arbres, avec plus de goutte à goutte, pour augmenter la production et les volumes à l’export ».

Notre propos ici n’est pas de procéder à une évaluation du PMV, et encore moins de la GG (qui est du reste encore trop récente et ne démarre que très lentement…), mais seulement d’éclairercertains de leurs traits marquants directement liés à la question de l’eau, pour mettre en évidence leurs conséquences à l’œuvreaujourd’hui, notamment au niveau de la sécurité hydrique du pays.

PMV : l’oubli puis l’excès…

Comment bâtir une stratégie de développement agricole sans se préoccuper de son « milieu », de ses « fondements naturels » que sont les sols, l’eau (…) ?

En effet, il faut de prime abord noter que dès la lecture des premières versions du PMV, chacun avait pu relever tant au niveau des « fondements » que des objectifs du PMV, un « oubli » de taille qui n’était autre que la préservation des ressources naturelles, parmi les « six fondements » initialement arrêtés pour soutenir le PMV26. On avait du mal à comprendre une telle lacune quand on sait que toutes les recherches et toutes les études, marocaines et étrangères, s’accordaient sans mal et depuis longtemps sur l’ampleur de la dégradation des ressources naturelles au Maroc et les contraintes accablantes que cela impose à l’agriculture du pays27. Comment bâtir une stratégie de développement agricole sans se préoccuper de son « milieu », de ses « fondements naturels » que sont les sols, l’eau, les parcours, les forêts, le tout sous changements climatiques accélérés ?! 

On avait du mal à comprendre une telle lacune quand on sait que toutes les recherches (…) s’accordaient sur l’ampleur de la dégradation des ressources naturelles.

En réalité, cet « oubli » est tout à fait significatif parce que révélateur de la vraie nature et des objectifs réels du PMV. En effet, clairement, celui-ci adopte une approche techniciste qui se met au service d’un modèle qui n’est autre que celui de la « grande ferme » : un modèle ultra-productiviste, fortement utilisateur d’engrais, de pesticides, gaspilleur d’eau, et ne jurant que par les bienfaits de l’intensification, de la productivité et de la compétitivité. En cela au demeurant, le PMV ne faisait qu’accentuer et renforcer le choix pour le modèle agro-exportateur engagé quatre décennies plus tôt. En tout cas le modèle productiviste avait pourtant fait son temps même dans les pays du Nord qui l’avaient adopté au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, tant ses conséquences écologiques s’étaientrévélées catastrophiques, et ses risques pour la santé humaine et animale tout à fait préoccupants28. N’étions-nous donc pas capables de tirer les leçons des expériences des autres ? Alors que partout il n’était alors question que d’agroécologie, d’agriculture « raisonnée » et respectueuse de la nature, on pouvait légitimement se demander si l’on pouvait se permettre un modèle si destructeur des ressources naturelles dans un pays où précisément la dégradation de ces dernières apparaissait déjà si inquiétante ? Avait-t-on examiné l’adéquation entre les objectifs de production arrêtés et l’état des ressources disponibles et à préserver (l’eau en particulier) ? Avait-t-on réfléchi à un minimum de cohérence entre les besoins, notamment en eau, générés par les projections de production du PMV et ceux revendiqués par les mêmes projections des autres plans sectoriels (tourisme, industrie, eau potable)? 

Certes, une telle carence a pu assez rapidement être identifiée et, face à la perplexité générale, a fini par être plus ou moins « rattrapée », du moins formellement. Dans un document PowerPoint conjoint du Département de l’agriculture et de l’Agence pour le Développement Agricole, daté du mois d’octobre2010, un septième « fondement » est discrètement rajouté, et intitulé « sauvegarde des ressources naturelles pour une agriculture durable »30. En réalité, et au regard des faits constatés depuis, un tel ajout s’est pour l’essentiel réduit à de très généreuses subventions gratifiant l’acquisition de systèmes d’irrigation localisée, plus économe en consommation d’eau… Autrement dit, après « l’oubli », arrive le temps de l’excès. 

Le PMV va donc « récupérer » le « Plan national d’économie d’eau en irrigation » (PNEEI), lancé en 200731, et le doter de nouvelles ambitions et -plus encore- de nouveaux moyens. Et tout au long de la décennie qui allait suivre (pour une bonne part aujourd’hui encore), à chaque fois que les responsables sont interpellés sur la question de l’impact du PMV sur les ressources naturelles, leur réponse tient en quelques mots : le programme d’irrigation localisée ! Cette dernière a effectivement beaucoup progressé, puisqu’on est passé de 155 000 ha en 2008 à près de 700 000 ha actuellement32. Une telle évolution est facilement compréhensive lorsqu’on connaît les conditions de financement du forage et du matériel de micro-irrigation, notamment l’ampleurdes subventions publiques accordées en la matière par le Fonds de développement agricole : Jusqu’à 5 ha, un tel équipement bénéficie d’une subvention de 100%, et au-delà celle-ci s’élève à 80%. Pour les équipements acquis dans le cadre d’une agrégation, la subvention atteint 100% sans limite de surface33. Sauf dans le second cas, la subvention revient donc à offrir le matériel quasi-gratuitement ! Une telle générosité du programme « goutte-à-goutte » n’a pas manqué de générer des dérapages et même des effets pervers.

Effets pervers et « paradoxe de Jevons »

C’est ainsi que ce sont largement les grands et moyens agriculteurs qui ont le plus bénéficié de la subvention, tant elle reste consistante même « réduite » à 80%34. Au niveau de certains petits agriculteurs, ayant bénéficié gratuitement du matériel, on a pu constater des signes du « syndrome de l’assistanat », en tout cas un manque de motivation à l’égard d’uninvestissement pour lequel ils n’ont gère fourni d’effort particulier et qui dans certains cas ne répond même pas à leurs propres souhaits. Ces mêmes petits agriculteurs ont çà et là fait l’objet de manipulations de la part d’intermédiaires peu scrupuleux, et dont la presse a rapporté des pratiques de corruption et de détournement de fonds publics.

L’effet pervers le plus grave est, pourrait-on dire, éco-hydrique.

Mais l’effet pervers le plus grave est, pourrait-on dire, éco-hydrique. En fait, nous avons déjà expliqué comment, dès les années 1980 et 1990, s’étaient développées des pratiques de surexploitation des nappes phréatiques. On peut noter à présent que le PMV a objectivement amplifié une telle évolution en favorisant l’acquisition quasi-gratuite d’une bonne partie des équipements d’irrigation, en maintenant la possibilité d’accès à la nappe phréatique dans des conditions illégales37 et à un coût modique (puisque subventionné à travers le gaz butane, en plus des coûts de forage également pris en charge), et enfin en encourageant les productions dites « à haute valeur ajoutée », lesquelles sont le plus souvent aussi des productions fortement utilisatrices d’eau, et principalement destinées à l’exportation.

En l’absence de contraintes sur la ressource, les agriculteurs préfèrent apporter un excès d’eau afin d’éviter tout stress et pertes de rendement potentiel.

Diverses études, notamment dans la plaine du Sais, ont montré que, en l’absence de contraintes sur la ressource, les agriculteurs préfèrent apporter un excès d’eau afin d’éviter tout stress et pertes de rendement potentiel, de sorte que les pratiques de sur-irrigation, voire de gaspillage pur et simple d’eau, sont fréquentes, avec des efficiences d’irrigation à la parcelle entre 25% et 90%. M.T. Sdairi considère que les taux de subvention à la micro-irrigation, très élevés, ont accéléré l’adoption de cette technologie mais pas sa maîtrise technique39. 

Au final, avec l’irrigation localisée, on prétend économiser l’eau, alors que, en étendant les surfaces irriguées et en irriguant plus souvent, avec l’accélération des cycles de cultures, c’est le contraire qu’on obtient : Au lieu d’économiser l’eau, on surconsomme les volumes encore disponibles .

Le résultat au niveau de l’état de la ressource est bien une baisse tout à fait inquiétante du niveau des nappes (…).

C’est ce qu’il est convenu d’appeler « l’effet rebond », voire le « paradoxe de Jevons » lorsque l’effet est encore plus marqué41. En tout cas, le résultat au niveau de l’état de la ressource est bien une baisse tout à fait inquiétante du niveau des nappes dans la plupart des bassins hydrauliques du pays. Contrairement à l’objectif affiché d’une économie d’eau comprise entre 0.8 et 4 milliards de m3 d’eau, et alors que les ressources hydriques souterraines sont estimées à 4 milliards de m3 par an, le volume prélevé est évalué à 5.11 milliards de m3/an (dont 4.3 milliards pour l’irrigation). De sorte que la surexploitation des eaux souterraines, autrement dit le déstockage des nappes, s’établit annuellement à 1.11 milliards de m3, « l’équivalent de 22% du volume prélevé et de 28% du volume renouvelable ». Dans la plaine du Saïss à titre d’exemple, le nombre de puits et péages était passé de 900 à 12 000, soit une multiplication par 13 en 35 ans (entre 1980 et 2015), impliquant une surexploitation annuelle de l’ordre de 100 millions de m3. La nappe de Chtouka, dans la région du Souss-Massa, a vu son niveau piézométrique diminuer de 30 mètres en 30 ans (1993-2023), alors que la baisse « n’avait » été que de 8 mètres au cours des 30 années précédentes (1970-1993). L’aquifère de Haouz Mejjat pour sa part a accusé une baisse encore plus importante, de 55 mètres entre 1999 et 2021, soit au rythme de 2.5 m/an43

À suivre : Spéculations hydrovores… pour l’export ! (Partie 5)

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