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Agriculture : Spéculations hydrovores…pour l’export !

Par Najib Akesbi

Najib Akesbi, économiste et un des meilleurs observateurs des politiques agricoles marocaines depuis plusieurs décennies, livre une analyse clinique de ces stratégies sectorielles en lien avec la politique de l’eau. Il pose cette question simple mais essentielle :  Quelle est la priorité : battre des records d’exportation de tomates pendant 10 ans, ou avoir de l’eau à boire dans 10 ans ?

ENASS publie cette semaine, en six parties, cette analyse de Pr Akesbi, avec l’accord de l’auteur. Ce papier de recherches est issu du n°35 de la Revue Marocaine des sciences politiques et sociales, parue en janvier 2024 autour du thème : « Eau, énergie, climat : Quels enjeux ? ». ENASS publie ce texte au moment de la « grande messe » du modèle agro-exportateur, le Salon international de l’agriculture de Meknès (SIAM). Partie 5, le chercheur spécialisé dans les politiques agricoles alerte sur le désastre des cultures consommatrices d’eau dans un pays semi-aride. 

*N. Akesbi est économiste, enseignant-chercheur à l’Institut Agricole vétérinaire (IAV) Hassan II de Rabat. Son dernier livre : Maroc, Une économie sous plafond de verre, éd. Revue Marocaine des sciences politiques et sociales, Hors-série 4, volume XXII, septembre 2022.

L’extension des surfaces arboricoles en particulier a non seulement accru considérablement la demande d’eau, mais créé de surcroît une demande durable et « rigide ».

Sur le terrain, cette stratégie a donc plutôt conduit à une substitution accélérée de cultures hivernales, alimentées par les eaux pluviales (les céréales, l’élevage pastoral, les légumineuses, les fourrages, etc.), par des spéculations estivales dépendant entièrement de l’irrigation (arboriculture, maraîchage, fourrages, etc.). De nombreuses études de terrain et dans diverses régions du pays (Douala, Tadla, Saïs, Gharb, Haouz…), ont montré que cette « irrigation-là » a le plus souvent conduit à un changement d’assolement et de sensibles augmentations de consommations par hectare au niveau de l’exploitation. L’extension des surfaces arboricoles en particulier a non seulement accru considérablement la demande d’eau, mais créé de surcroît une demande durable et « rigide », puisqu’un arbre doit absolument être irrigué au moment opportun (notamment entre les mois de mai à octobre), faute de quoi c’est « le capital » qui est en danger et non seulement le « fruit », comme c’est le cas des cultures annuelles.

Dans une sorte de fuite en avant, se sont fortement développées au cours des quinze dernières années des spéculations.

Plus encore, dans une sorte de fuite en avant, se sont fortement développées au cours des quinze dernières années des spéculations connues pour leur caractère particulièrement hydrovore, tels les fruits rouges, la pastèque, l’avocat, les dattes… Pour la plupart de contre-saison et essentiellement destinées aux marchés extérieurs, ces nouvelles productions revigorent le « modèle agro-exportateur » et lui donnent un nouvel élan, avec cette fois cette circonstance aggravante que « nous exportons sous forme de fruits l’eau qui nous manque ».

Cette circonstance aggravante que « nous exportons sous forme de fruits l’eau qui nous manque ».

Des cas extrêmes de ces logiques sont illustrés par l’augmentation démesurée des surfaces cultivées dans des zones désertiques ou semi-désertiques, à l’instar de la pastèque dans les régions de Zagora ou de Tata, ou les extensions de palmeraies sur des centaines d’hectares, dans les confins des oasis de l’Est… De ce fait, le stress hydrique continue de s’aggraver, allant jusqu’à compromettre les possibilités d’accèsà l’eau potable pour les populations des centres urbains environnants, notamment au Sud et à l’Est du pays48. 

Autrement dit, « nous prenons de l’eau de la bouche de la population en surexploitant les eaux souterraines, pour faire un produit destiné à l’exportation ». En somme, une autre façon de « marcher sur la tête »49… 

Toujours est-il que, au total, il apparaît clairement que la conjugaison de phénomènes tels l’intensification des processus de production, les changements d’assolement, et l’extension des superficies irriguées favorisée autant par la reconversion de l’irrigation traditionnelle en goutte-à-goutte que par la facilité d’accès à l’eau souterraine, tout cela a contribué à accroître considérablement les quantités d’eau consommées par l’agriculture, et partant exercer une pression excessive et inédite sur les disponibilités hydriques du pays. En définitive, c’estl’équilibre des écosystèmes qui a été rompu50. 

On voit ainsi comment, paradoxalement, des équipements et des techniques ayant à priori pour objet d’économiser l’eau, et donc de réduire la pression sur les stocks d’eaux souterraines, peuvent aboutir à une pression encore plus forte sur ceux-ci, et donc à l’inverse de l’objectif recherché… Plus généralement, il apparaît clairement que la modernisation recherchée dans le secteur agricole est fort peu compatible avec les ressources en eau du pays. Paradoxalement, le PMV (relayé depuis 2020 par GG), par sa générosité financière et son laxisme réglementaire51, tend souvent à amplifier le problème de l’eau, et ce alors même qu’ilprétend agir pour l’atténuer. En somme on a là une illustration flagrante de ce que F. Molle et O. Tanouti considèrent être un « coûteux malentendu » entre politique agricole et politique de l’eau.

À suivre : Mettre en cohérence politique agricole et politique de l’eau 

(Sixième et dernière partie)

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