Reportages, UNE

Les intérimaires du public, le travail en miettes

Les travailleuses et travailleurs précaires dans le secteur public sont désormais légion. Le quasi-arrêt du recrutement dans la fonction publique a créé une armée de travailleurs précaires permanents, sans couverture sociale. Reportage 

Par ImaneBellamine(à Rabat) et SalaheddineLemaizi (à Casablanca)

Des voix ont retenti en ce 1er mai 2024 à Rabat, celles de femmes et d’hommes, agents d’entretien dans le secteur public. Un personnel travaillant dans différents départements ministériels, certains dans les sièges centraux à Rabat et beaucoup dans les administrations publics (écoles, agences publiques, etc.). Cette cohorte de femmes renforce les rangs des syndicats et indique sur les transformations du monde des travailleurs qui passent sous la chape de la précarité, avec un intérim, à la limite de la loi. Par ailleurs cette année,  la présence féminine est majoritairedans chaque coin des rassemblements du 1er mai 2024 à Rabat.Dans les rues du centre-ville de la capitale, des femmes travailleuses sont dans les premières lignes, elles sont là pour faire entendre leurs voix exigeant« justice sociale et salaire digne de ce nom ».

Les travailleuses d’entretien, ou l’intérim permanent

Sit-in des ouvrières lors de la fête du travail 1 mai à Rabat

Il est 10h, nous sommes devant le siège de l’Union marocaine du travail (l’UMT) près de Bab El Had à Rabat, des travailleurs et travailleuses de tous secteurs confondus sont ici présents. Les femmes sont majoritairement présentes à cette « Fête du travail ». Elles brandissent des banderoles et des pancartes, on peut y lire : « Dignité et justice sociale » «Droit à l’augmentation des salaires », le drapeau de Palestine signale principalement par sa présence l’engagement pour cette cause juste.  

« Les conditions de travail des femmes de ménage dans les écoles sont précaires, avec un salaire de 1200 dh ».

Escale chez ces femmes, figures des nouvelles formes du travail au féminin : « Actuellement, les conditions de travail des femmes de ménage dans les écoles sont très précaires, avec un salaire de 1200 dh, il est difficile de subvenir à ses besoins dans le contexte actuel compliqué marqué par une forte cherté de la vie.

« Malgré leurs efforts réels, elles ne bénéficient ni de droits à la retraite, ni de protection sociale ».

Il est injuste pour ces femmes, et malgré leurs efforts réels, qu’elles ne bénéficient ni de droits à la retraite, ni de protection sociale », explique Fouzia, une travailleuse en ménage. 

Il y a un an, un scandale a éclaté après que l’opinion eut découvert que des femmes agents d’entretien travaillant au parlement touchent un salaire de…1200 DH, soit 40% du SMIG ! 

Et d’ajouter : « Il est grand temps que nous les femmes, obtenons réparation et justice sociale. Nous méritons des salaires dignes et la garantie de nos droits à la protection sociale, ainsi que les droits qui s’en suivent. Aujourd’hui, nous sommes là pour faire entendre nos voix et revendiquer nos droits. »

Mouvement national des agents 

Sit-in des agents d’entretien et de gardiennage au sein du ministère de la Santé dans la province de Nador en août 2023.

Ce mouvement social s’est solidifié en l’année 2023 avec plusieurs actions et grèves menées dans plusieurs villes du Maroc. En aout 2023, les agents de sécurité œuvrant dans les structures de santé publiques de la province de Nador ont entamé une grève de la faim et un sit-in suite à leur renvoie pour avoir exigé la révision du contrat qui leur était proposé par leur nouvel employeur, la société prestataire du service de gardiennage au profit de la Direction régionale de la santé à Nador. « Nous avons écrit à la direction de la santé pour préserver les maigres acquis des agents, mais nous n’avons pas reçu de réponse », indiquait un communiqué de l’UMT à Nador. La société privée décide de licencier le SG de ce syndicat du gardiennage. Le sit-in a eu lieu en aout 2023. Ces agents touchaient 1080 DH. « Une misère et une violation de la loi », protestait l’UMT Nador.  

A BniTajijt, dans la province de Figuig, les agents dénonçaient le « clientélisme et le népotisme » dans la signature des contrats de gestion. A Sidi Bennour, c’est le même scénario qui se produit. Novembre 2023, une nouvelle société obtient le marché du gardiennage pour les écoles publiques de la province. Les agents attendaient leur titularisation comme il est de coutume dans ces contrats. Bien que la loi ne les oblige pas à reprendre le personnel de l’ancienne société, cependant la pratique informelle faisait en sorte que ce soient les anciens agents qui reprennent les postes, avec un nouveau contrat, perdant au passage leur ancienneté mais préservant leurs postes précaires. Or, à l’autonome 2023,et suite à la décision de mettre fin à cette pratique, 20 agents perdent leur source de revenu brutalement. 

« Un travail instable, dépourvu  de toute dignité.Un travail  sans garantie aucune, ni couverturesociale (CNSS), le prétendu salaire n’est jamais perçu à temps »

Sit-in des agents d’entretien et de gardiennage au sein de l’Education nationale à Kenitra

En février dernier, devant le siège de la Direction provinciale de l’éducation à Kénitra, une agente d’entretien résumait la situation de ce personnel en Partenariat public privé (PPP). « C’est un travail non seulement instable, mais dépourvu de toute dignité. Un travail sans CNSS garantie et payée, ni salaireperçu à temps. Nos salaires peuvent tarder jusqu’à 3 mois. Est-ce que 1000 dh peut subvenir aux besoins élémentaires d’une personne aujourd’hui », se demande l’agente, désespérée. Ce personnel est aussi syndiqué au sein de l’UMT, ils ont organisé un sit-in devant le siège central du ministère de l’éducation national à Bab Rouah, l’objectif est d’inclure ce personnel dans les différents processus de dialogue social sectoriel et faire exister un personnel qui rend un service public, mais sous régime privatisé.  

Privatisation de l’emploi public

La Fédération nationale de l’éducation (FNE), un courant démocratique est l’un des rares syndicats à apporter un soutien effectif à ces travailleurs précaires. Durant l’année (2023 2024),elle s’est mobilisée pour cette catégorie « invisible ». Les agents d’entretien et de sécurité au sein de l’Académie de Khénifra-Beni Mellal ont protesté durant des mois contre leurs conditions de travail, avec le soutien de la FNE. 

Dans son plaidoyer, la FNE estime que « Ce groupe de travailleurs (agents d’entretien et agents de sécurité) travaillentaux côtés du personnel éducatif dans l’espace scolaire. Parce qu’ils travaillent sur le même lieu de travail (établissement scolaire). Ils portent la même combinaison (blanche/bleue) alors qu’ils effectuent des tâches différentes : les professeurs sont en classe et les autres font des travaux complémentaires (jardinage, cuisine, gardiennage, balayage…) », rappelle ce syndicat, proche de la gauche radicale.

La FNE conteste que l’Etat ait pris l’option de« renoncer aux services de gardiennage, de cuisine et de restauration au profit d’entreprises privées du secteur de l’éducation ». Pour la FNEceci « a détruit les acquis de ce groupe en matière de stabilité de l’emploi. La gestion déléguée crée une armée auxiliaire. 

La FNE exige « d’arrêter les mesures de privatisation et decesser d’enrichir le secteur privé grâce à l’argent des écoles publiques. La revendication d’arrêter la gestion déléguée et de nommer des travailleurs du public (dans le gardiennage, la cuisine, la restauration…) trouvera une réponse et un impact positifs pour notre service public éducatif ».

Des marchés publics créateurs de…précarité

Dans un rapport d’OXFAM Maroc, et sur le secteur de l’entretien et du gardiennage au Maroc paru en mai 2022, l’ONG internationale faisait remarquer que les prestataires privés sélectionnés dans les marchés publics, faisaient le choix d’une politique tarifaire agressive pour remporter des marchés au détriment des employés plutôt que de protéger les conditions de travail des agentes d’entretien. « Ces dernières années, les prix des marchés publics ont été revus à la baisse avec une forte concurrence entre les entreprises prestataires. Certains marchés de services ont été adjugés à des prix très bas, parfois même à des prix inférieurs de moitié à l’estimation du maître d’ouvrage,sans que la commission des appels ne les écarte systématiquement pour prix anormalement bas », notait le rapport d’OXFAM. De facto, « l’attribution de marchés publics aux entreprises de nettoyage semble représenter une source d’abus supplémentaire », conclue Soundouss Chraibi dans une enquête sur ce sujet intitulée « Intérim : Agentes de nettoyage : Récit d’une détresse quotidienne », parue dans l’ouvrage collectif Travailleuses invisibles (En Toutes Lettres, 2022). 

Dans ce même ouvrage, on apprend que le travail féminin en milieu urbain s’exerce principalement dans les services (70%), ces secteurs producteurs de précarité. La chercheure ZoubidaRegahy décrit cette précarité comme « structurellement féminine ». Citant un rapport du Conseil économique social et environnemental (CESE), l’experte sur les questions du genre et du travail rappelle quelques faits glaçants : « les secteurs les plus féminisés sont ceux où les conditions de travail sont les plus difficiles et où elles sont les plus vulnérables : agriculture, travail domestique, textile/habillement… l’économie informelle en général », explique Reghay. D’après la même source, « l’emploi féminin, et quel que soit le milieu de résidence, est fortement caractérisé par « la pénibilité générale des conditions de travail et de transport des femmes, aussi bien dans le secteur agricole que dans de nombreuses activités industrielles et des services (caissières, agents d’entretien ouvrières, aides familiales) », citant le CESE. 

En 1964, le sociologue français Georges Friedman écrivait son célèbre ouvrage « Le travail en miettes » pour critiquer le travail à la chaine et le taylorisme triomphant.

En 2024,le travail de ces agents d’entretien, de gardiennage, de cuisine, travaillant pour le public et payé par le privé, avec des contrats d’intérim est un autre symptôme de l’émiettement du travail entre donneurs d’ordre, responsables légaux et le travailleur. Ce dernier se trouve aliéné par une dépersonnalisation de son travail, éclaté entre plusieurs entités qui se renvoient la responsabilité légale.Occulté par les statistiques de l’emploi public, son salaire et sa cotisation sociale se perdent dans les filets d’un néolibéralisme sans merci. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Inscrivez-vous à la Newsletter des Sans Voix 


Contre l’info-obésité, la Newsletter des Sans Voix 

Un slowjournalisme pour mieux comprendre 


Allez à l’essentiel, abonnez-vous à la Newsletter des Sans Voix