Parti pris, Tribunes

Chômage des jeunes au Maroc: Un échec néolibéral

En Tunisie, 120 000 jeunes font leur entrée chaque année sur le marché du travail. Seule la moitié d’entre eux trouveront un emploi. Au Maroc, la situation n’est guère meilleure. Avec une création annuelle moyenne de 50 000 emplois (HCP Maroc, 2023), l’économie marocaine n’arrive pas à résorber les 400 000 nouveaux demandeurs, par an. La situation est similaire dans les autres pays d’Afrique du Nord : Un déséquilibre structurel au sein du marché de l’emploi faisant que la région soit en train de dilapider son dividende démographique (Courbage & Todd, 2007).

Depuis le début du Printemps des peuples de 2011, la question de l’emploi est LA priorité dans les agendas. Les Etats nord-africains multiplient les programmes avec le soutien des Institutions financières internationales (IFI) et de l’Union européenne (UE) pour endiguer le chômage de masse parmi la jeunesse maghrébine et nord-africaine. Plus d’une décennie après leur mise en œuvre, ces politiques publiques déposent un bilan d’échec et de désillusion.

Ce texte part en fait des cas de la Tunisie et du Maroc pour montrer que des politiques de l’emploi sectorielles et cloisonnées ne peuvent aboutir qu’à un échec. Ces politiques de l’emploi sont dominées par un paradigme néolibéral, basée uniquement sur la promotion de « l’employabilité » et « l’esprit d’auto-entreprenariat » (Programmes Forsa, Ana Moukawil, etc.). Ces politiques contribuent à la fuite des cerveaux et des meilleurs talents dont les pays de la rive Sud de la Méditerranée ont besoin pour leur développement. Enfin, une politique de l’emploi ne peut aboutir à des résultats satisfaisants si elle ne tourne pas le dos de manière stratégique à la précarisation de l’emploi et l’exclusion des femmes du marché du travail. Ces ruptures avec des politiques néolibérales peuvent jeter les bases d’une nouvelle économie politique de l’emploi au Maghreb et en Afrique du Nord plus globalement.

Décloisonner la politique de l’emploi

La croissance dans la région de l’Afrique du Nord est essentiellement sans emploi. C’est le cas en Tunisie (Amara, Zidi, Jeddi, 2022) et au Maroc. La croissance économique du PIB ne se traduit pas toujours par une création d’emplois durables et de qualité. La nature rentière des pays de la région avec un capitalisme de connivence (Akesbi, Saadi,Oubenal et Zeroual, 2019) peu portés sur les investissements et le respect des règles du marché libéral ne favorisent pas une création de l’emploi (Banque mondiale, 2022).

Au Maroc, le taux de chômage officiel, calculé par le HCP, est ainsi passé de 11,8% à 13% au niveau national, de 15,8% à 16,8% en milieu urbain et de 5,2% à 6,3% en milieu rural. L’épidémie du chômage frappe surtout les jeunes et les femmes. « Il reste plus élevé parmi les jeunes de 15 à 24 ans (35,8%), les diplômés (19,7%) et les femmes (18,3%) »,indique le HCP (voir graphique n°1)

Graphique 5 : Evolution du taux de chômage depuis l’année 2017 (en %)

Source: le HCP, 2024

Au Maroc où le secteur agricole pèse 30% des emplois, ces postes se volatilisent au grès de la pluviométrie et de l’évolution de la saison agricole (198 000 emplois perdus entre 2022 et 2023). En Tunisie, des chercheurs concluent que cette situation « démontre clairement la
faible performance des entreprises en tant que créatrices d’emplois ». 
Pourtant, les deux gouvernements des deux pays s’accrochent à des politiques de l’emploi plutôt déconnectées de la réalité. Des politiques qui répondent à la demande d’emploie exprimée par les multinationales installées dans ces pays, venues à la recherche d’une main d’œuvre bon marché.  

Prenons l’exemple de La Stratégie Nationale pour l’Emploi du Maroc (SNE) 2015-2025. Cette feuille de route reste peu dotée de moyens et elle est contredite par l’Exécutif lui-même. L’actuel gouvernement marocain table dans son programme gouvernemental sur une création durant son mandat de 1 millions d’emplois sur cinq ans. Pour atteindre cet optimiste objectif, le gouvernement a lancé un « Awrach » (Chantiers) qui ressemble à un service civil payé aux jeunes entre 15 et 25 ans contre des services à la communauté. 250 000 emplois seront créés selon un contrat temporaire de 6 mois, payé 140 euros/mois.

Ce programme palliatif qui succède à l’hécatombe social du Covid-19 vise deux principaux objectifs, loin de ceux de la SNE : Faire baisser la grogne sociale parmi la jeunesse marocaine et surtout fidéliser la base électorale du parti du Chef du gouvernement (le Rassemblement national des indépendants) qui pourrait compter dans le cadre d’une économie de rente (Achkar, 2013) sur les services d’une partie de ces jeunes à travers les ONG qui les embauchent. Or ce colmatage est un échec au regard des chiffres officiels eux-mêmes (voir graphique n°2). Pour toutes les catégories, et sur tout le territoire le chômage a augmenté dangereusement.

Graphique 6 : Evolution du taux de chômage entre 2022 et 2023 pour certaines catégories de la population (en %)

Source: le HCP, 2024

Nous sommes ici bien loin d’une politique de l’emploi et proche d’une économie politique de maintien d’une spirale rentière. La première piste de sortie de ce cycle d’échec en Afrique du Nord est de transformer la politique de l’emploi en une action transversale qui dépasse une dimension sectorielle.

Sortir de l’employabilité : Sortir du néolibéralisme

Le deuxième écueil que nous identifions dans les politiques de l’emploi menées dans la région, est le dogmatisme. Dominées par une pensée unique néolibérale, ces politiques estiment que toute création de l’emploi serait désormais l’apanage du secteur privé ou l’œuvre de « l’auto-emploi ». Les jeunes de la région subissent donc une injonction permanente pour « travailler sur leur employabilité ». Ce discours est mené à coup de programmes en soft skils. « L’employabilité », concept forgé pour les jeunes de la région qui seraient par essence « pas assez dynamiques » et « à la recherche de la facilité à travers un poste dans la fonction publique ». Or, les chiffres sont tenaces. 30% des actifs occupés au Maroc sont des « indépendants » (artisans, commerçants, etc.). Une grande majorité du travail indépendants est aussi informel. Les demandeurs d’emplois n’attendent pas toujours « les gourous » de l’employabilité pour leur dire comment trouver un revenu dans un contexte socio-politique répressif. La piste à proposer est celle d’une libération des énergies au niveau des régions de chaque pays et l’apport de soutiens effectifs pour lancer des projets de vie et des projets d’emplois. Sans pour autant faire circuler l’illusion que les 8 millions de chômeurs en Afrique du Nord seraient en mesure d’être tous des entrepreneurs.

Mettre fin à la précarité de l’emploi

La progression vertigineuse des NEET dans les différents pays de la région devrait nous interpeler sur la pertinence des politiques de l’emploi menées depuis une décennie. Aujourd’hui, 12 millions de jeunes ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation. Pourquoi ces jeunes se retirent-ils du marché de l’emploi ? En un mot la réponse est leur refus de la précarité.

Les politiques de démantèlement du marché du travail à travers l’institutionnalisation du travail intérimaire comme unique-voie d’embauche, pousse une bonne partie des NEET à préférer s’arrêter de travailler plutôt que de subir un emploi précaire et mal payé. A cela s’ajoute qu’au Maroc, les inégalités sont structurelles sur le marché de l’emploi. En 2022, 74% des actifs occupés n’avaient pas une couverture médicale. Ce chiffre devrait baisser depuis la généralisation de l’Assurance maladie obligatoire.

Le même raisonnement du retrait du marché de l’emploi s’applique sur la participation des femmes au marché de l’emploi. Le taux d’activité des femmes est dramatiquement bas en Tunisie ainsi qu’au Maroc, il ne dépasse plus les 27%. Pourtant, les deux pays affichent des taux de scolarité élevés en ce qui concerne les femmes. Au Maroc et depuis plusieurs années, ce taux connait un recul continu. Face à des politiques de l’emploi précaire, qui ne prennent pas en considération la dimension de genre, qui réduisent les femmes au travail en miettes, 73% parmi elles sont inactives. Contrairement au discours ambiant sur « les rigidités de la législation du travail », il nous semble nécessaire de renforcer et d’élargir la protection sociale des travailleurs et octroyer de meilleures conditions de travail pour les femmes dans le milieu professionnel. 

Stopper l’hémorragie de la fuite des cerveaux

La fuite des cerveaux est enfin le paradoxe du marché de l’emploi dans la région.  Les profils les plus vitaux au sein d’une société quittent respectivement la Tunisie et le Maroc. Le pays du Jasmin enregistre 3000 départs d’ingénieurs par an et 100 000 hauts diplômés (médecins, ingénieurs, etc.) se sont envolés vers d’autres horizons meilleurs et ce depuis 2011. La même situation tragique est vécue au Maroc qui fait face à une saignée en matière d’ingénieurs IT partant vers l’Europe. La mobilité est un droit qui doit être défendue, mais le pillage des ressources rares des pays du Sud devrait cesser. Dans un monde post-Covid-19, les pays ne peuvent pas fonctionner sans professionnels de santé.

Dans un monde qui vit sous le rythme des évolutions technologiques extrêmement rapides marquées par le bond de l’Intelligence artificielle, nous ne pouvons pas continuer à laisser partir la matière grise susceptible de nous permettre un rattrapage technologique. Les pays de l’Afrique du Nord doivent pouvoir négocier de meilleurs accords de mobilité. Il est primordial de préserver les meilleures ressources formées grâce au budget public pour que ces mêmes  ressources contribuent au développement socio-économique de leur pays. Bien sûr, pour retenir ces talents, ces chercheurs, ces ingénieurs, il faut plus qu’une politique de l’emploi. Il faut un climat des libertés publiques et individuelles, il faut des espaces de création et d’expression libres. Il faut cesser de verrouiller les espaces publics de la région qui poussent les diplômés à quitter leurs pays et les sans diplômes à prendre les pateras au péril de leur vie. Ce sont quelques éléments d’une économie politique de l’emploi. Une politique qui n’est ni technique ni néolibérale, mais éminemment politique et hors des sentiers tracés par la division internationale du travail.

Par Salaheddine Lemaizi, rédacteur en chef de ENASS.ma

Ce texte a été publié dans une première version sur le site d’Attac Maroc

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