Enquêtes, MIGRATIONS, UNE

À Rabat, Arrestations et racket de migrants

Une enquête menée par ENASS avec Lighthouse Reports et d’autres médias internationaux a documenté de la manière la plus exhaustive, comment la politique européenne contre l’immigration irrégulière est mise en œuvre au Maroc, en Mauritanie et en Tunisie. Enquête sur une violence routinière financée par l’Europe.

Texte : Salaheddine Lemaizi / Vidéo : AnassLaghnadi-Lighthouse Reports

Terrifié, un jeune homme noir, est pourchassé, le visage en sueur, les jambes tremblotantes, nous tentons de le rassurer, mais sans succès. Il fuit vers un buisson à la bordure du quartier Takadoum et la Zone Industrielle (Hay Sinai3) à Rabat. C’est le quotidien des personnes noires dans ce quartier comme dans d’autres espaces où vivent les personnes en migration (Youssoufia, Takkadoum, Hay Nahda, J5, etc.).

« La peur au ventre »

Quartier Takadoum, Rabat

La peur au ventre, elles craignent les arrestations, le racket et les déplacements forcés. Le système routinier et désormais bien huilé faisant suite aux arrestations de migrants dans le cadre du contrôle frontalier se transforme en un moyen de racket enversles migrants. « Tu donnes 50 ou100 DH, les jeunes agents te laisses partir, si tu refuses, sois sûr de passer la journée à l’arrondissement pour finir en refoulé », témoigne pour ENASS un migrant déplacé à plusieurs reprises de Rabat, de Tanger vers le centre du Maroc. Des propos confirmés à plusieurs reprises par les témoignages de vingt et un migrants rencontrés par nos équipes.   

Comme le montre l’investigation menée par ENASS, et sept médias internationaux, ces opérations sont financées par différents instruments de l’Union européenne (UE) [voir partie 2] Celles-ci sont menées, à des degrés variables, par le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie.

Mécanique marocaine

Squat de migrants près de la gare routière de Beni Mellal

Nous sommes le 3 avril 2024, c’était une fin d’après-midi du mois du Ramadan. Le marché de Takadoum à Rabat fourmille de monde. Au centre de ce marché populaire, nous retrouvons le siège de la Brigade de la garde territoriale, rattaché à l’annexe du 15ème arrondissement faisant partie de la Wilaya de la région de Rabat-Kénitra. Des agents d’autorité en civil et en uniforme démarrent un véhicule des Forces auxiliaires.

À bord de cette estafette, une petite dizaine de jeunes hommes noirs. C’est la « cueillette » du jour. Ces migrants devront être emmenés vers le 15èmearrondissement pour ensuite être enregistrés au 7èmecommissariat central de la Sûreté nationale, sis avenue Mehdi Ben Barka, pour ensuite être déplacés à bord de bus vers d’autres villes marocaines, loin des frontières terrestres ou maritimes de l’Europe (voir carte n°1). Une routine pour les autorités locales et sécuritaires à Rabat dans le cadre des opérations de déplacements forcés.

Dans sa réponse aux médias partenaires de notre investigation, dont le média allemand Der Spiegel, le ministère de l’Intérieur marocain se défend : « La relocalisation des migrants vers d’autres villes est prévue par la législation nationale. Elle permet de les soustraire aux réseaux de trafic et aux zones dangereuses, telles que les forêts et le désert, tout en leur offrant une protection accrue dans le respect de leur dignité ».

Si ces pratiques étaient utilisées en 2013 dans les zones proches des frontières adjacentes avec l’Europe (Nador, Tétouan ou Tanger) et menées dans les campements de Gourougou à Nador et Benyouch à Tétouan, ces opérations concernent désormais les espaces urbains, où des migrants louent des maisons.« Ces pratiques ont été par la suite étendues à d’autres villes du Maroc, notamment à partir de Rabat, afin de rendre plus difficile l’accès aux zones frontalières et de rendre moins visible la présence dans les grandes villes du Maroc de personnes originaires d’autres espaces régionaux, toutes considérées comme de potentiels le·candidats·e·s à un passage vers l’Europe », analyse le GADEM dans sa note : Situation des personnes non ressortissantes marocaines à Rabat, publié en mars 2023.

Dans sa réponse aux médias partenaires de notre investigation, dont le média allemand Der Spiegel, le ministère de l’Intérieur marocain se défend : « La relocalisation des migrants vers d’autres villes est prévue par la législation nationale. Elle permet de les soustraire aux réseaux de trafic et aux zones dangereuses, telles que les forêts et le désert, tout en leur offrant une protection accrue dans le respect de leur dignité ».

Si ces pratiques étaient utilisées en 2013 dans les zones proches des frontières adjacentes avec l’Europe (Nador, Tétouan ou Tanger) et menées dans les campements de Gourougou à Nador et Benyouch à Tétouan, ces opérations concernent désormais les espaces urbains, où des migrants louent des maisons.« Ces pratiques ont été par la suite étendues à d’autres villes du Maroc, notamment à partir de Rabat, afin de rendre plus difficile l’accès aux zones frontalières et de rendre moins visible la présence dans les grandes villes du Maroc de personnes originaires d’autres espaces régionaux, toutes considérées comme de potentiels le·candidats·e·s à un passage vers l’Europe », analyse le GADEM dans sa note : Situation des personnes non ressortissantes marocaines à Rabat, publié en mars 2023.

Aller simple de Rabat à Khouribga 

Bus transportant de migrants depuis Rabat vers khouribga

En octobre 2023, nous avons suivi un bus depuis l’avenue Mehdi Ben Barka, transportant des personnes de de couleur noire se dirigeant vers des villes du centre du Maroc. Ironie du sort, cette opération se déroule presque chaque soir à quelques mètres du siège du Haut-commissariat aux réfugiés au Maroc (HCR), sensé représenter la protection des demandeurs d’asile et des réfugiés !

D’ailleurs, le monitoring du GADEM réalisé en 2021-2022 a montré que parmi les cas étudiés « au moins 8 enfants, 5 femmes, 10 personnes possédant une attestation du HCR dont 6 enregistrées en tant que demandeuses d’asile et 4 en tant que réfugiées (aucune information  sur ces personnes  et sur le fait qu’elles soient reconnues par le Bureau des réfugiés ou apatrides – BRA)et 8 personnes en situation administrative régulière dont deux, au moins, titulaires d’un titre de séjour obtenu dans le cadre de la procédure de droit commun ». Des arrestations illégales au regard de la loi 02-03 qui interdit toute arrestation d’étrangers, de mineurs, de femmes et de demandeurs d’asile ou réfugiés.

Le même mois, nous avons filmé l’arrivée à Khouribga d’un bus transportant une vingtaine de migrants noirs venant de Rabat. Arrivés sur  la route nationale n°11 à Khouribga, ces jeunes sont déposés par le conducteur du bus. Les personnes déplacées se dirigent vers la gare routière pour prendre un nouvel autocar et revenir vers la capitale. D’autres jeunes, sans argent, vont se diriger vers le squat de migrants se trouvant au bord de la gare. Cet espace précaire existe depuis juin 2022.

Révélations sur une externalisation des frontières

L’investigation menée par ENASS et ses partenaires durant plus d’une année montre que les autorités marocaines, par le biais des forces auxiliaires, arrêtent régulièrement des personnes dans les rues de la capitale Rabat, ainsi que dans les villes de Tanger, Tan-tan, Laâyoune, Nador et Fès. Ces arrestations se basent de manière sélective sur la couleur de peau noire des personnes arrêtées.  ENASS a pu obtenir des preuves visuelles (voir notre vidéo) des arrestations de  noirs dans les rues de Rabat. Les constats d’ENASS se recoupent avec ceux d’associations marocaines comme le GADEM. Cette ONG a mené une longue mission d’observation se déroulant sur deux années (2021-2022) et a fini par alerter sur ces pratiques dans un rapport publié en 2023 : « Le GADEM a comptabilisé au moins 420 personnes non ressortissantes marocaines arrêtées sur Rabat. Ces personnes sont toutes originaires d’autres espaces régionaux d’Afrique (Afrique de l’Ouest et centrale, mais aussi du Soudan ou du Sud-Soudan) », peut-on lire dans ce document.

La même inquiétude a été exprimée en avril 2023 par le Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille  : « Le Comité est profondément préoccupé par les rapports faisant état de traitements discriminatoires à l’encontre des travailleurs migrants d’origine subsaharienne, y compris leur arrestation et expulsion vers leur pays, vers d’autres villes marocaines ou vers la frontière orientale »,écrivent les experts onusiens dans leurs remarques finales.

ENASS et ses partenaires ont pu collecter une vingtaine de témoignages concordants et décrivant des arrestations à Rabat, « parfois violentes », hors du contrôle judiciaire et dans des espaces ne faisant pas partie d’espaces légaux de privation des libertés prévues par les lois marocaines (arrondissements administratifs à Rabat ou une ancienne école à Laâyoune). À Rabat, le GADEM a identifié 7 quartiers où une personne noire peut faire l’objet d’arrestation : Youssoufia, Takkadoum, Hay Nahda, Medina, Qamra, G5 et Souissi. Ces personnes sont emmenées vers un « lieu de rassemblement », parmi ceux identifiés par le GADEM et confirmés par ENASS : 5ème annexe administrative (Yacoub el Mansour) ; 14ème annexe administrative (Takkadoum) ; 18ème annexe administrative (Hay Nahda 2) et 14ème annexe administrative de Takkadoum.

Dans sa réponse aux médias partenaires de l’investigation, le ministère de l’Intérieur marocain a répondu : « Concernant l’allégation selon laquelle les arrestations seraient fondées sur la couleur de peau, cette affirmation est sans fondement. Les actions des autorités respectent la loi, qui réprime fermement toutes les formes de discrimination ». Pourtant le Comité onusien pour l’élimination de la discrimination raciale dans ses observations finales sur la mise en œuvre par le Maroc de le Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale s’est « préoccupé du profilage racial » au Maroc.

Dans son rapport datant de décembre 2023, on peut lire le constat sans appel : « Il est aussi préoccupé par les allégations de recours au profilage racial et à l’usage excessif de la force par la police marocaine et d’autres responsables de l’application de la loi à l’égard de migrants, de demandeurs d’asile et de réfugiés, ainsi que d’arrestations et de détentions arbitraires, d’opérations de réinstallation forcée de migrants du nord vers le sud du pays, actions qui touchent de manière disproportionnée les migrants noirs provenant de pays subsahariens »

Le Comité appelle le gouvernement à « prendre les mesures appropriées pour mettre fin aux pratiques de profilage racial, d’arrestations et détentions arbitraires, de réinstallations forcées et d’usage excessif de la force de la part de la police et d’autres représentants de la loi, en particulier à l’égard des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés provenant de pays subsahariens ».

Même les partenaires européens de Rabat font mine de contester ces pratiques. En 2019, la Commission européenne, dans un rapport  par lequel elle justifiait les fonds destinés au Maroc, mettait en garde contre une « campagne »  allant à l’encontre des « réfugiés et demandeurs d’asile subsahariens ». Plusieurs milliers de personnes, dont des enfants et des femmes, « ont été illégalement arrêtées et emmenées dans des zones isolées du sud du pays ou près de la frontière avec l’Algérie ».La discrimination raciale et le recours excessif à la force, par les forces de l’ordre sont également évoqués dans un document interne de…Frontex daté de février 2024. Des larmes de crocodiles…

ENASS et ses partenaires ont pu vérifier des sources ouvertes (vidéos et photos) de rafles à Tan-tan, Laâyoune, Fès, avec leur géolocalisation, ainsi que des intrusions dans des maisons à Tan Tan réalisées par les forces auxiliaires, hors du contrôle judiciaire nécessaire pour ce type d’opérations. L’investigation journalistique d’ENASS et ses partenaires confirme les constats sur ce sujet réalisés par des associations (GADEM, l’AMDH et ses sections, etc.), ainsi que du Comité de l’ONU pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille.

Le racket, modus operandi

Parmi les nombreux dérapages des déplacements, les acteurs associatifs des communautés migrantes s’indignent face à la mise en place par des personnes en civil (auxiliaires d’autorité ou stagiaires) d’un racket auprès de migrants arrêtés. « Au moment de mon arrestation, ils m’ont fait chanter. J’avais  seulement 50 DH sur moi, donc j’ai refusé de leur donner cet argent. Je préfère subir le déplacement que leur donner à chaque  fois de l’argent, c’est trop injuste », témoigne un jeune guinéen rencontré à Khouribga. 

Mohamed Keita, ressortissant guinéen installé au Maroc depuis l’an 2000 et marié à une Marocaine, subi dans sa chair sa première arrestation. Cet acteur associatif, préside la Plateforme des Associations (ASCOMS) et également entrepreneur dans le sport a été victime d’une arrestation bien qu’il soit en situation régulière. « Les personnes qui m’ont arrêté me connaissent très bien. Je les croise chaque jour, mais comme je n’avais pas sur moi mon portefeuille et ma carte de séjour, ces personnes ont voulu m’embarquer. J’ai protesté quelques heures à l’arrondissement et ont fini par me relâcher », se rappelle, encore ému par ses mésaventures. Et de poursuivre : « Aujourd’hui, les personnes noires vivent dans la peur. Ils ne doivent surtout pas sortir sans leurs papiers. Les personnes sans papiers ne peuvent pas du tout sortir après 17h, car elles risquent d’être arrêtées », décrit cet ancien footballeur dans plusieurs clubs marocains. ENASS a pu collecter des données sur un système de racket par des agents se présentant comme membres de l’autorité locale à Rabat.

Les déplacements forcés visent à éloigner les migrants noirs de Rabat et des villes côtières (notamment de Tanger) et des villes occupées de Sebta et Melilla. Les villes du déplacement forcé sont nombreuses, selon les témoignages collectés depuis deux ans par l’équipe d’ENASS. 

Les personnes migrantes venant de Rabat, Tanger ou des villes occupées sont larguées la nuit (entre minuit et 2 heure du matin) dans les villes de la plaine du phosphate : Khouribga, FquihBensaleh, Safi, Bejaâd, Youssoufia ou encore Béni Mellal et KelaâSraghna. Les personnes migrantes déplacés depuis les villes du Sahara marocain, elles sont larguées dans l’axe routier du sud-est : Errachidia, Ouarzazate, Zagora, etc. ou encore dans le Souss : Tata et Agadir. 

À certaines reprises, les déplacements peuvent également concerner des personnes blessées. « Malgré ma blessure, j’étais déplacé de Tétouan à Beni Mellal », témoigne un Soudanais blessé grièvement au bras et rencontré en février 2024 par ENASS, près de la gare d’Ouled Ziane. Malgré leurs engagements, les autorités n’apportent pas de soutien humanitaire aux personnes déplacées à leur arrivée dans les villes de refoulement, notamment les migrants blessés lors des tentatives de franchissement des barrières. Les personnes déplacées sont livrées à elle- mêmes.« Les bus, selon les témoignages, déposent généralement les personnes au fur et à mesure du trajet vers la ville de destination : à l’entrée des villes, en bord de route et parfois dans des lieux déserts, loin des zones urbaines », révèle le GADEM. 

L’Intérieur marocain nie l’existence de« lieux secrets ou non officiels de détention de personnes, encore moins de migrants », affirme le département dirigé par Abdelouhed Laftit. Le ministère avance que « nous avons établi un référentiel régional unique pour la prise en charge et l’orientation des migrants, fournissant  des solutions d’accompagnement et de référencement, ainsi que des alternatives aux reconduites aux frontières, comme le retour volontaire », écrit le département de l’Intérieur dans sa réponse. Le retour volontaire financé par l’Intérieur et mené par l’OIM Maroc existe comme dispositif sur le terrain (2457 retour en 2022 et 938 entre janvier et juin 2023), le référentiel régional évoqué par l’Intérieur demeure peu effectif. Nos reportages sur le terrain documentent l’absence de prise en charge des déplacés. Quelques rares ONG assurent un soutien humanitaire (accès aux soins de santé) à ces personnes, notamment à Beni Mellal. Dans le reste des zones, c’est le désert humanitaire. « Les migrants désœuvrés sont souvent soutenus par les habitant qui leur donnent  à manger et peuvent  même payer leur billet de bus », décrit un membre de l’AMDH à Ouarzazate, un des points de chute des migrants.   Ces opérations de déplacement sont une mécanique infernale. Un rythme régulier, avec une politique du chiffre : presque un départ chaque jour de Rabat et de chacune des villes concernées. Un personnel mis à disposition de ces opérations. Des moyens logistiques importants : fourgonnettes, bus, lieux de détention, etc. Une volonté désormais claire : installer les migrants hors des zones frontalières et de la capitale. Qui finance ces opérations ? Comment sont- elles financées ? à qui profitent ces efforts de gestion sécuritaire ? Quel est l’effet réel de ces opérations sur la gestion de la migration au Maroc ? Beaucoup de questions auxquelles cette investigation a tenté de  répondre dans sa deuxième partie.

« Desert Dumps » est une enquête internationale coordonnée par Lighthouse Reports. ENASS y a participé aux côtés du Washington Post (USA), du Spiegel (Allemagne), du Monde (France), d’El Pais (Espagne), de l’ARD (Allemagne), d’Intyfada (Tunisie) et d’IrpiMedia (Italie). Porcausa a soutenu l’investigation dans l’accès à la base de données du FIIAPP. 

La recherche et le travail sur le terrain ont impliqué des journalistes  dont six dans quatre pays. Au moins cinquante-trois victimes des expulsions vers le désert, fonctionnaires, universitaires, militants ont été contactés pour la réalisation de cette investigation. 

Les écrits, les opinions et les matériels visuels (vidéos et photos) utilisés par les autres médias partenaires n’expriment pas, nécessairement, les positions du média ENASS.ma. 

Desert Dumps s’inscrit dans le cadre plus large des travaux de ENASS sur les migrations et des mobilités humaines déjà menés sur Le massacre de Melilla/Nador de 2022.  

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