Témoignages sur une chasse à l’homme noir
À Rabat, le quotidien des migrants se résume à une lutte constante contre les arrestations et les déplacements forcés. Témoignages poignants de migrants vivant sous la terreur dans les quartiers de Takadoum ou Youssoufia. Une enquête menée par ENASS avec Lighthouse Reports et d’autres médias internationaux*
Par Imane Bellamine, Anass Laghnadi et Salaheddine Lemaizi
«Je vis au Maroc depuis douze ans. Je suis allé à Rabat pour renouveler mon passeport à l’ambassade de mon pays, la République Démocratique du Congo. Avant mon rendez-vous à l’ambassade, j’ai décidé de rendre visite à des amis dans le quartier de Takadoum à Rabat. Dès mon arrivée dans le quartier, deux hommes se sont levés et m’ont emmené de force au siège de l’autorité locale du quartier », témoigne Stéphane ressortissant congolais qui réside au Maroc depuis 11 ans.
« La pire expérience de ma vie »
Coincé dans le commissariat de Takadoum pendant des heures, il a été ensuite mené vers le Commissariat centrale, le 7ème arrondissement, sis boulevard Mehdi Ben Barka, ce jeune migrant attendait avec angoisse le crépuscule. Ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’il rejoint d’autres migrants noirs dans un bus pour être tous déportés vers Khouribga.
« J’ai protesté, mais en vain, les agents d’autorité n’ont pas voulu entendre ma version des faits. On m’a mis dans une salle, il y avait un jeune homme avec moi, puis d’autres personnes noires ont été ramenées au courant de la journée. Le soir, on nous a conduits dans un commissariat de police assez grand, ils ont noté nos noms sur une liste, il n’y a pas de prise d’empreintes digitales », affirme-il.
D’après l’enquête menée par ENASS et ses partenaires sur ces arrestations, la procédure au commissariat se déroule comme suit : les noms des migrants sont enregistrés, parfois leurs nationalités suivies d’une photo, puis ils sont détenus jusqu’au soir avant d’être déportés par bus vers plusieurs villes marocaines. Aucune empreinte digitale ou autre procédure d’identification n’est effectuée, selon les personnes interrogées par ENASS.ma.
« Nous avons été déposés près de Khouribga, sans eau, sans argent et sans nourriture. C’était la pire expérience de ma vie ».
« Deux membres de la police marocaine sont montés dans le bus avec nous. Ils nous ont pris nos téléphones et nous ont mis des bracelets en plastique. Après plusieurs heures de route, on nous a déposés près de Khouribga, sans eau, sans argent et sans nourriture. C’était la pire expérience de ma vie », conclut Stéphane.
« Ciblage et arbitraire »
Keita Mohamed partage une expérience un peu similaire que celle de Stéphane, le nommé Mohamed Keita, est président de la Plateforme de l’ASCOM. Il et vit au Maroc depuis Vingt-quatre ans, il est militant associatif et lui-même est victime de ces arrestations.
Dans son témoignage à l’ENASS, Keita dénonce « le ciblage arbitraire des personnes d’origine africaine à la peau noire par les forces de l’ordre ». Selon lui, ces individus « peuvent être arrêtés et contrôlés simplement en raison de leur apparence, sans motif légitime », poursuit cet acteur associatif « Il suffit d’être un africain noir pour se faire arrêter »,déclare-t-il.
Et d’ajouter : « J’ai également été victime de ces arrestations arbitraires. J’ai été arrêté et contrôlé à deux reprises, j’ai même été déporté à Khouribga parce que là j’avais un retard de renouvellement de ma carte de séjour. Ces contrôles étaient souvent effectués par des agents qui me connaissaient, car ils patrouillent régulièrement près du terrain de football où je venais chaque jour ».
« Les migrants ont commencé à organiser leurs sorties de façons à éviter les patrouilles, mais les forces de l’ordre ont changé leurs horaires d’intervention ».
« Nous avons conscience que les ordres viennent d’une haute sphère, mais le Maroc a une politique de migration. La mobilité est un droit, pourquoi tant de répression », se demande-t-il avant de continuer : « Les migrants ont commencé à organiser leurs sorties de façons à éviter les patrouilles, mais les forces de l’ordre ont changé leurs horaires d’intervention.
« Les arrestations avaient lieu entre 9h et 16h, avec une pause à midi. Désormais, les agents peuvent intervenir à tout moment de la journée, y compris entre 16h et 19h, voire 18h ».
Au début, les arrestations avaient lieu entre 9h et 16h, avec une pause à midi. Désormais, les agents peuvent intervenir à tout moment de la journée, y compris entre 16h et 19h, voire même 18h ».
Les témoignages recueillis et l’enquête menée, révèlent que les autorités connaissent désormais les lieux de résidence des migrants. Ces campagnes de chasse peuvent avoir lieu à n’importe quelle heure dans ces quartiers, notamment à Takadoum et Youssoufia. Cette situation handicape le travail et les activités des migrants à Rabat, les obligeant ainsi à rester enfermés chez eux par peur d’être arrêtés et expulsés.
« Une même personne peut être déplacée plus de six à sept fois. Aujourd’hui, on nous raconte que les migrants se font arrêter, et de surcroit il leur est imposé de payer cent dirhams pour recouvrer leur liberté. Il ne s’agit plus de papiers d’identité. Si vous avez de l’argent, vous êtes libéré. C’est une situation qu’il faut dénoncer et pour laquelle il faut trouver une solution », conclut-il.Le constat d’ENASS affirme les témoignages et propos du rapport du GADEM publié en 2023
Un écolier : « J’ai été arrêté à la sortie de l’école »
Les opérations d’arrestation menées par les autorités marocaines, notamment à Rabat, ne se contentent pas de cibler les migrants majeurs. Des mineurs non accompagnés se retrouvant ainsi pris dans la nasse, subissant des arrestations et des refoulements illégaux. Au cours de notre enquête, un jeune migrant à Rabat a raconté son expérience d’arrestation et d’expulsion dans la capitale.
« C’était en 2022, à la sortie de l’école. Je me faisais contrôler par des agents d’autorité lorsque ces mêmes agents m’ont demandé mes papiers d’identité. Je leur ai expliqué que je les avais à l’école et que je pouvais les récupérer à la maison. Malheureusement, ils ont refusé de me laisser partir. Malgré mon insistance et mon jeune âge – j’avais 15 ans à ce moment là, ils m’ont quand même arrêté et emmené dans leur fourgonnette, destination : la commune, puis le commissariat. On m’ignorait lorsque j’essayais de leur expliquer ma situation, je me suis donc retrouvé refoulé vers Beni Mellal », explique-t-il. Ce ne sera pas la dernière fois où ce mineur sera arrêté, il subira une arrestation une deuxième arrestation.
« L’année suivante, en 2023, un nouvel incident est venu ponctuer mon quotidien. Cette fois-ci, je rentrais à la maison lorsque j’ai été arrêté par des agents. J’avais mes papiers d’identité sur moi et les ai présentés aux agents, confiant cette fois-ci que la situation se réglerait rapidement cependant j’ai dû déchanter. Ils ont confisqué mes papiers et m’ont retenu pendant deux heures dans un poste, me libérant seulement à 21h », poursuit-il.
Il explique ainsi que ce genre d’abus de pouvoir, est malheureusement fréquent au Maroc. De nombreuses personnes, même munies d’une carte de séjour, se font arrêter arbitrairement sans raison apparente.
« À l’Ecole, on me conseille de ne pas sortir le soir »
« Lors de ces arrestations, les agents se contentent souvent de nous prendre en photo et de nous demander notre pays d’origine. Aucune empreinte digitale n’est relevée, ce qui rend ces contrôles d’autant plus inefficaces et humiliants ».
Cette situation crée un climat de hantise permanent. Une simple sortie devient une source d’angoisse, car la crainte d’être arrêté et refoulé est omniprésente. Les mineurs ne sont néanmoins pas épargnés par ces pratiques abusives.
«Ces incidents ont des conséquences graves sur notre vie quotidienne ».
« Ces incidents ont des conséquences graves sur notre vie quotidienne. Parfois, je me retrouve sans téléphone, ce qui empêche mes parents de savoir où je suis. La situation est devenue tellement insoutenable que l’idée de quitter le Maroc se fait de plus en plus pressante. Les arrestations arbitraires et les abus de pouvoir ne font qu’accroître mon sentiment d’insécurité et d’injustice », regrette ce jeune homme.
Quant aux réactions de ses parents, et des responsables au sein de l’école où il fait ses études, ce mineur témoigne qu’ils le conseillent « de ne pas sortir le soir », conscients eux-mêmes du caractère aléatoire et abusif des contrôles des agents d’autorité. D’ailleurs le même rapport du GADEM témoigne aussi que les personnes arrêtées d’au « moins 8 enfants, 5 femmes, 10 personnes possédant une attestation du HCR dont 6 enregistrées en tant que demandeuses d’asile et 4 en tant que réfugiées ».
Un mineur : « Blessé mais déplacé »
« Je saignais, j’étais gravement blessé Mais on m’a mis dans un bus et je me suis retrouvé à Khouribga ».
« Je saignais, j’étais gravement blessé et presque inconscient de ce qui se passait autour de moi, tellement traumatisé parle déroulement des faits. On m’a mis dans un bus et je me suis retrouvé à Khouribga », témoigne un mineur blessé à la mâchoire victime des événements du 24 juin à Nador-Melilla rencontré à Rabat.
Dans le même sens, Mohamed, cette fois ci à Laâyoune, une autre ville ou la chasse aux migrants est omniprésente. Ce mineur sénégalais de 16 ans, raconte son histoire à travers les quatre expulsions qu’il a subies du Maroc. Ces événements restent des souvenirs flous et fragmentaires, semés de doutes quant aux lieux où il a été emmené de force.
Pour se remémorer sa première expulsion, ce jeune mineur terrifié a déjà oublié, mais il essaie de se souvenir. Il explique ainsi que c’était fin 2021, sans se remémorer exactement du mois, il avait alors 14 ans. Il se trouvait à Laâyoune lorsque des agents d’autorité ont repéré le groupe de Mohamed sur la plage, attendant de monter à bord d’un bateau. Ils ont été arrêtés et entassés dans un bus. Pas de menottes, juste une bouteille d’eau pour deux et un pain par personne. Ils ont été abandonnés à Oujda (Maroc).
Le deuxième épisode s’est déroulé en 2022. Il se trouvait, selon ses dires, sur la plage de Tan-Tan quand des militaires marocains les ont aperçus et se sont dirigés vers eux. Rebelote, ils ont été entassés dans un bus. Cette fois, pas de nourriture ni d’eau. Il dit avoir été conduit à Agadir, bien qu’il doute de la ville et du temps qu’il a fallu pour y arriver. Il évoque environ six heures de trajet. Ils ont tous été déposés à une station-service au centre du Maroc.
Lors de sa quatrième expulsion, il raconte qu’il se trouvait à Agadir, encore une fois sur le point de monter à bord d’une embarcation, les forces de l’ordre réapparaissent à nouveau et les redirigent de force vers un village au nord, dont il ne se souvient pas du nom. Et enfin, sa cinquième tentative, qui lui permettra de traverser avec succès et d’atteindre les îles Canaries, où à son arrivée, il sera accusé d’être le skipper du bateau, pour être ensuite libéré en raison de sa minorité.
Ces témoignages soulignent que les arrestations au Maroc ne suivent aucun cadre juridique, pourtant des dispositions de loi 02-03 relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulières, prévoient de protéger les mineurs du refoulement. En effet, l’article 26 de cette loi stipule que : « ne peuvent faire l’objet d’une décision d’expulsion l’étranger mineur ». L’article 29 dispose qu’ « aucun mineur étranger ne peut être éloigné » mais les témoignages et l’enquête menée témoignent d’aucun respect de ce cadre juridique.
Lors de notre enquête, plusieurs migrants témoignent de leur décision de s’installer dans d’autres quartiers, voire dans des villes éloignées, pour éviter la peur de ne pouvoir retrouver la liberté de circuler.
« La moitié de ma clientèle et de mes connaissances ont choisi de s’installer à Salé, Casablanca ou dans d’autres villes parce qu’elles n’ont pas de papiers ou que leur titre de séjour ait expiré et qu’ils ne peuvent plus le renouveler. Ils se réfugient donc dans des villes où les arrestations ne sont pas aussi fréquentes qu’à Rabat », explique Camara jeune Guinéen installé au quartier Takadoum Rabat.
La situation se résume aujourd’hui comme suit : blocage des cartes de séjour, arrestations arbitraires permanentes et régulières, des pratiques qui se font de manière collective visant uniquement les personnes noires non marocaines sans aucun autre fondement manifeste, le but : éloigner les migrants des zones frontalières…
« Desert Dumps » est une enquête internationale coordonnée par Lighthouse Reports. ENASS y a participé aux côtés du Washington Post (USA), du Spiegel (Allemagne), du Monde (France), d’El Pais (Espagne), de l’ARD (Allemagne), d’Inkyfada (Tunisie) et d’IrpiMedia (Italie). Porcausa a soutenu l’investigation dans l’accès à la base de données du FIIAPP.
La recherche et le travail sur le terrain ont impliqué des journalistes, dont six réparti dans quatre pays. Au moins cinquante-trois victimes des expulsions du désert, fonctionnaires, universitaires, militants ont été contactés pour la réalisation de cette investigation.
Les écrits, les opinions et les matériels visuels (vidéos et photos) utilisés par les autres médias partenaires n’expriment pas, nécessairement, les positions du média ENASS.ma.
Desert Dumps s’inscrit dans le cadre plus large des travaux d’ENASS sur les migrations, et des mobilités humaines déjà menés sur Le massacre de Melilla/Nador de 2022.