La Tunisie, garde-frontière de l’Europe
Une enquête menée par ENASS avec Lighthouse Reports et d’autres médias internationaux* a documenté de la manière la plus exhaustive à ce jour, comment la politique européenne contre l’immigration irrégulière est mise en œuvre au Maroc, en Mauritanie et en Tunisie. Révélations sur les expulsions systématiques menées par les autorités tunisiennes, avec de l’argent de l’Union européenne.
Un matin de novembre 2023, à Sfax, Moussa, demandeur d’asile camerounais de 39 ans, et son cousin sortaient d’un bureau de poste, lorsqu’ils ont été arrêtés par les autorités tunisiennes. En quelques heures, les deux hommes se sont retrouvés à la frontière libyenne, aux mains d’une milice, puis enfermés dans l’un des centres de détention pour migrants du pays. Pendant plusieurs mois, ils ont été soumis à des violences quotidiennes. « Je me suis retrouvé en prison alors que je n’avais rien fait », déplore Moussa, joint par téléphone. Il préfère ne pas donner le nom de la ville libyenne où il se trouve actuellement.
Alerte de l’ONU, complicité de FRONTEX
L’enquête montre qu’une partie de ces ressources ont été directement utilisées pour des expulsions.
Son cas est loin d’être isolé. Selon la Mission d’appui des Nations Unies en Libye, près de 9 000 personnes ont été « interceptées » depuis l’été 2023 par les autorités de Tripoli, à la frontière tunisienne. Dans une note interne, consultée par l’équipe d’investigation, la Mission déplore les « expulsions collectives » et les « retours forcés sans procédure régulière », exposant les migrants « à de graves violations et abus des droits de l’homme, avec des cas confirmés d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions, de traite, de torture, de maltraitance , d’extorsion et travail forcé ».
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« Qu’Ils retournent d’où ils viennent parce qu’ils causent des problèmes !», explique un officier de la Garde nationale, sous couvert d’anonymat. Contacté, le ministère tunisien des Affaires étrangères a réfuté les accusations d’« expulsion de migrants d’origine subsaharienne vers des zones désertiques », les qualifiant d’« allégations tendancieuses ».
Selon un rapport interne consulté par l’équipe d’investigation, l’Agence européenne de garde-frontières (FRONTEX) a été informée dès le 7 juillet 2023 de ces « opérations », qui consistaient à « emmener des groupes de ressortissants subsahariens jusqu’à la frontière avec la Libye et l’Algérie en vue de les expulser». FRONTEX ajoute que l’opération est qualifiée sur les réseaux sociaux de « black cleaning ». Une source européenne anonyme proche du dossier veut faire croire qu’« aucune ressource de l’UE n’a contribué à ce processus [d’expulsion] », mais admet qu’il est « très difficile de tracer une ligne, car nous soutenons les forces de sécurité ».
Soutien de l’UE à la Tunisie
Depuis une dizaine d’années, l’UE contribue au renforcement de l’appareil sécuritaire tunisien, d’abord pour lutter contre le terrorisme, puis en parallèle lutter contre l’immigration clandestine. Jusqu’en 2023, elle a investi plus de 144 millions d’euros dans la « gestion des frontières », en plus des aides directes des États membres pour l’achat d’équipements tels que des navires, des caméras thermiques, des radars de navigation, etc. Près de 4 000 officiers de la Garde nationale ont également reçu une formation dispensée par la police fédérale allemande, et deux centres de formation ont été financés par l’Autriche, le Danemark et les Pays-Bas à hauteur de 8,5 millions d’euros.
« Le financement de l’UE (…) ne doit pas soutenir des actions ou des mesures susceptibles de conduire à des violations des droits de l’homme dans les pays partenaires ».
En 2017, le gouvernement allemand a également fait don de trente-sept Nissan Navara, ainsi que d’autres équipements, dans le cadre de son aide à la « sécurisation des frontières ». Deux vidéos publiées sur les réseaux sociaux et vérifiées par l’équipe d’investigation, montrent également l’implication des mêmes véhicules dans les opérations d’arrestation et d’expulsion, menées par les autorités tunisiennes dans la ville de Sfax. Contacté, le ministère allemand de l’Intérieur a déclaré qu’il « s’engageait à ce que les équipements remis dans le cadre de la coopération, soient utilisés exclusivement aux fins prévues », tout en précisant que les véhicules décrits par notre enquête sont « très courants » en Afrique». Les autorités italiennes n’ont pas répondu à nos demandes.
« Les États européens ne veulent pas se salir les mains. Ils sous-traitent donc les violations des droits de l’homme à des pays tiers ».
Malgré la situation largement relayée par la presse de centaines de migrants refoulés et bloqués dans les zones frontalières du pays, l’UE a signé le 16 juillet 2023 un protocole d’accord avec la Tunisie, devenue la même année le principal point de départ des migrants vers le continent. L’accord a été salué comme un « modèle » par la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen. Cependant, la Médiatrice européenne Emily O’Reilly a ouvert une enquête sur le mémorandum : « Le financement de l’UE (…) ne doit pas soutenir des actions ou des mesures susceptibles de conduire à des violations des droits de l’homme dans les pays partenaires », a rappelé Mme O’Reilly à Mme Von Der. Leyen dans une lettre rendue publique le 13 septembre 2023.
Les documents que nous avons obtenus montrent que l’UE est au courant de ces arrestations et déportations collectives.
« Les États européens ne veulent pas se salir les mains. Ils sous-traitent donc les violations des droits de l’homme à des pays tiers », explique Marie-Laure Basilien-Gainche, professeur de droit public à l’université Jean Moulin Lyon 3. Mais d’un point de vue juridique, ils pourraient être tenus pour responsables. Contactée, la Commission européenne n’a pas voulu répondre, mais les documents que nous avons obtenus montrent que l’UE est au courant de ces arrestations et déportations collectives.
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Par Tomas Statius, Maud Jullien, Andrei Popoviciu (Lighthouse Reports).
Editing (titre et sous-titres) par ENASS
*« Desert Dumps » est une enquête internationale coordonnée par Lighthouse Reports. ENASS y a participé aux côtés du Washington Post (USA), du Spiegel (Allemagne), du Monde (France), d’El Pais (Espagne), de l’ARD (Allemagne), d’Inkyfada (Tunisie) et d’IrpiMedia (Italie). Porcausa a soutenu l’investigation dans l’accès à la base de données du FIIAPP.
La recherche et le travail sur le terrain ont impliqué des journalistes de plusieurs pays. Au moins cinquante-trois victimes des expulsions du désert, fonctionnaires, universitaires, militants ont été contactés pour la réalisation de cette investigation.
Les écrits, les opinions et les matériels visuels (vidéos et photos) utilisés par les autres médias partenaires n’expriment pas, nécessairement, les positions du média ENASS.ma.
Desert Dumps s’inscrit dans le cadre plus large des travaux de ENASS sur les migrations, et des mobilités humaines déjà menés sur Le massacre de Melilla/Nador de 2022.