Maghreb : L’UE finance la répression des migrants
Une enquête menée par ENASS avec Lighthouse Reports et d’autres médias internationaux* documente les circuits et les instruments financiers utilisés par l’Union européenne pour transformer la Mauritanie, le Maroc et la Tunisie en gendarmes de l’Europe. Enquête sur une guerre de dissuasion à la migration. PARTIE 3.
Par Lighthouse Reports et les médias partenaires
« Quand l’Union européenne (UE), vous donne de l’argent pour bloquer les frontières, vous devez vous débarrasser des immigrés irréguliers sur votre territoire. Ou du moins leur rendre la vie difficile », nous explique une source qui a travaillé sur des programmes financés par les fonds européens pour l’Afrique. Et d’illustrer son propos : « Si un immigré guinéen se trouve au Maroc et que vous l’emmenez deux fois au désert, la troisième fois, il demandera son retour volontaire [dans son pays] », affirme une source européenne qui a requis l’anonymat. Ce schéma cynique a pour but de dissuader, faire reculer, démoraliser les migrants se trouvant dans les pays du Maghreb. A travers, une mécanique et une routine, les déplacements forcés mènent une guerre à l’usure de la force mentale et physique des migrants. L’UE finance cette guerre à coup de millions d’euros par an.
« Quand l’UE, vous donne de l’argent pour bloquer les frontières, vous devez vous débarrasser des immigrés irréguliers sur votre territoire ».
En Tunisie, comme au Maroc et en Mauritanie, nos recherches montrent que l’UE est consciente que ces opérations sont menées « systématiquement » et ce depuis des années.
Financement pour le contrôle des frontières
Un document d’action du Fond fiduciaire de l’UE indique qu’une partie des fonds de gestion des frontières (65 millions d’euros au total) s’adresse aux Forces auxiliaires, selon le document obtenu par l’investigation. Les partenaires de mise en œuvre sont l’ICMPD et l’Italie (document n°1). L’agence de coopération espagnole fait partie d’un projet du Fond fiduciaire d’urgence visant à « lutter contre l’immigration irrégulière » au Maroc et qui durera jusqu’en 2025. Au Maroc, les Forces auxiliaires en charge des arrestations de migrants reçoivent une partie des 65 millions d’euros alloués par l’UE au royaume entre 2017 et 2024 pour contrôler ses frontières.
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« Si un immigré guinéen se trouve au Maroc et que vous l’emmenez deux fois au désert, la troisième fois, il demandera son retour volontaire ».
Nous avons obtenu un autre appel d’offres pour 26 « véhicules pour le transport de migrants irréguliers » attribué par l’ICMPD pour le BMP-M. Ces véhicules sont utilisés pour les déplacements. 75 Toyota Land Cruisers ont été livrés par le ministère de l’Intérieur espagnol pour le ministère de l’Intérieur marocain en 2018 dans le cadre de la coopération entre les deux pays.
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Les financements sont documentés publiquement. Les pratiques des autorités de ces pays pour freiner l’immigration sont du « domaine public » au sein de l’UE, soutient une source qui a travaillé à la conception du programme de financement européen en faveur du Maroc, à travers le Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique, avec lequel depuis 2015 les économies locales des pays africains ont été stimulées pour décourager la migration. « Les détentions et les éloignements forcés ont toujours eu lieu », affirme pour sa part Gil Arias, ancien directeur exécutif adjoint de Frontex entre 2006 et 2016. Une source diplomatique européenne en poste à Rabat, note avec inquiétude que cette politique peut être attribuée en partie à « la pression exercée par l’Union européenne ».
« Le Royaume du Maroc assure sa sécurité et surveille ses frontières en s’appuyant sur ses propres ressources et capacités », rétorque le ministère de l’Intérieur du Maroc dans une réponse à l’équipe d’investigation.
Frontex, le HCR ou l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en Mauritanie sont également au courant.
Depuis plus d’un an, cette enquête a recueilli des témoignages et des preuves démontrant non seulement que ces opérations sont bien connues à Bruxelles depuis des années, mais qu’elles sont menées grâce à l’argent, aux véhicules, aux équipements et aux renseignements fournis par l’UE aux pays qui collaborent pour freiner l’immigration vers l’UE. Il s’agit d’une stratégie de dispersion dans laquelle l’Espagne joue un rôle de premier plan. Des entretiens avec plus de 50 survivants, ainsi qu’avec une douzaine de sources policières européennes, soulignent « la violation systématique des conventions et traités internationaux sur les droits de l’homme, la discrimination et la torture ». Selon des documents confidentiels auxquels cette enquête a eu accès, l’agence européenne des frontières (Frontex), l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ou encore l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) sont également au courant.
« Manque de transparence »
Notre enquête montre que les moyens et équipements fournis par l’UE et ses États membres sont du même type que ceux utilisés par les forces impliquées dans les expulsions massives en Tunisie, au Maroc et en Mauritanie.
Les moyens et équipements fournis par l’UE et ses États membres sont du même type que ceux utilisés par les forces impliquées dans les expulsions massives en Tunisie, au Maroc et en Mauritanie.
Une décision en exemple de la Commission européenne de décembre 2019 sur le financement de l’UE au Maroc, fait référence à une « vaste campagne de répression » contre les migrants subsahariens, impliquant des arrestations et des expulsions « illégales » dans des zones reculées. Dans un rapport finalisé en 2019, la Cour des comptes européenne s’inquiétait déjà de l’opacité avec laquelle sont utilisés les fonds alloués par l’UE-27 aux autorités marocaines et du manque de « procédures de contrôle ».
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Editing (titre et sous-titres) par ENASS
*« Desert Dumps » est une enquête internationale coordonnée par Lighthouse Reports. ENASS y a participé aux côtés du Washington Post (USA), du Spiegel (Allemagne), du Monde (France), d’El Pais (Espagne), de l’ARD (Allemagne), d’Inkyfada (Tunisie) et d’IrpiMedia (Italie). Porcausa a soutenu l’investigation dans l’accès à la base de données du FIIAPP.
La recherche et le travail sur le terrain ont impliqué des journalistes de plusieurs pays. Au moins cinquante-trois victimes des expulsions du désert, fonctionnaires, universitaires, militants ont été contactés pour la réalisation de cette investigation.
Les écrits, les opinions et les matériels visuels (vidéos et photos) utilisés par les autres médias partenaires n’expriment pas, nécessairement, les positions du média ENASS.ma.
Desert Dumps s’inscrit dans le cadre plus large des travaux de ENASS sur les migrations, et des mobilités humaines déjà menés sur Le massacre de Melilla/Nador de 2022.