En Mauritanie, Euros contre migrants
Une enquête menée par ENASS avec Lighthouse Reports et d’autres médias internationaux* a documenté de la manière la plus exhaustive à ce jour, comment la politique européenne contre l’immigration irrégulière est mise en œuvre au Maroc, en Mauritanie et en Tunisie, trois des pays d’origine et de transit ayant le plus de liens avec le UE. Révélations sur le cas mauritanien.
En fin de matinée du 25 janvier, une valse interminable s’est jouée devant le commissariat de police du quartier des Ksar à Nouakchott, la capitale mauritanienne. Des véhicules éclaboussés de sable vont et viennent. A l’intérieur de l’un d’entre eux, un minibus blanc, se trouvent une dizaine de migrants, le visage hagard. A l’arrière d’un camion de chantier bleu, une cinquantaine d’exilés se cramponnent fermement pour éviter de basculer. Ils ont tous été arrêtés par la police mauritanienne.
Le désert comme arme
« Chaque jour, deux bus partent vers le Mali », confirme une source qui a visité ce commissariat, qui fait également office de centre de rétention.
Chaque jour, des centaines de ces migrants découvrent les intérieurs décrépits de ces petites casernes ocre, après avoir été transportés sous un soleil de plomb. Cette étape ne dure que quelques jours au maximum. « Chaque jour, deux bus partent vers le Mali », confirme une source qui a visité ce commissariat, qui fait également office de centre de rétention.
« Êtes-vous étranger ? Puis ils les embarquent. À chaque fois, j’ai vu des gens battus et maltraités. Nous vivons dans la peur d’être refoulés ».
Certains migrants ont été appréhendés dans les rues de Nouakchott, après des arrestations qui s’apparentent à de véritables descentes. Le bus de la police fait le tour des quartiers où vivent les migrants, comme la Cinquième [quartier à l’ouest de Nouakchott]», raconte Sady, un Malien arrivé en Mauritanie en 2019. La police entre même dans les magasins. Ils demandent aux gens : « Êtes-vous étrangers ? Puis ils les embarquent. À chaque fois, j’ai vu des gens battus et maltraités. Nous vivons dans la peur d’être refoulés ».
« Toutes les arrestations d’étrangers en situation irrégulière sont effectuées conformément aux conventions, lois et règlements en vigueur, sans arbitraire ni ciblage de zones ou quartiers précis », assure le porte-parole du gouvernement mauritanien, Nani Ould Chrougha.
Bella et Idiatou, deux jeunes Guinéennes, ont été interceptées en mer par les garde-côtes, alors qu’elles tentaient de traverser vers les îles Canaries, un groupe d’îles espagnoles situées à plusieurs centaines de kilomètres des côtes africaines. Elles sont traitées de la même manière que les autres migrants : expulsées manu militari vers les frontières sud de la Mauritanie. « Des expulsions à caractère raciste vers le Sénégal et le Mali se produisent depuis la fin des années 1980 », souligne Hassan Ould Moctar, chercheur en sciences politiques spécialisé dans les questions migratoires. Mais les demandes répétées de l’Union européenne d’intervenir dans le domaine migratoire ont réactivé cette dynamique », estime-t-il.
« Comme des animaux »
Là, dans une zone désertique, ils n’auront qu’une option : poursuivre leur route vers leur pays d’origine.
Pour Bella et Idiatou, comme pour Sady, la destination finale est Gogui, à la frontière avec le Mali, à plus de 2 000 kilomètres de Nouakchott. Là, dans une zone désertique, ils n’auront que deux options : poursuivre leur route vers leur pays d’origine, malgré la présence jihadiste au nord du Mali, ou rebrousser chemin. « Ils nous ont jetés hors du bus, puis nous ont poussés vers la frontière. Ils nous ont pourchassés comme des animaux et sont partis », s’énerve Idiatou lorsque nous la rencontrons au Sénégal, où elle a trouvé refuge.
« Ils nous ont jetés hors du bus, puis nous ont poussés vers la frontière. Ils nous ont pourchassés comme des animaux et sont repartis ».
Au total, neuf migrants ont raconté la même histoire à notre partenaire Le Monde. Sady, qui vivait à Nouakchott en effectuant des petits boulots, a même été refoulé à deux reprises. Après la deuxième expulsion, j’ai décidé de partir pour l’Europe », raconte le jeune homme, aujourd’hui installé en Espagne. Ce n’était pas mon idée initiale. Selon un document interne du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), que nous avons consulté, plus de 300 personnes recensées par le HCR ont été soumises aux mêmes traitements en 2023. La plupart d’entre elles affirment avoir été victimes de violations des droits humains. « Les migrants irréguliers sont reconduits aux postes frontières officiels de leur pays d’origine », se défend le porte-parole du gouvernement mauritanien, affirmant ainsi que la procédure est conforme à la loi et qu’elle s’effectue « avec toute la prise en charge (nourriture, soins de santé, et transport) »
Des financements européens
Depuis une quinzaine d’années, la Mauritanie constitue l’une des écluses sur les routes migratoires vers l’Espagne. L’UE a investi plus de 80 millions d’euros dans le pays depuis 2015, principalement pour renforcer les frontières, former des policiers et acheter des véhicules. Les Groupes d’action rapide – Surveillance et intervention (GAR-SI), unités d’élite financées par l’UE dans plusieurs pays du Sahel à travers son UTF, font également partie du dispositif. En 2019, ils ont remis à la police mauritanienne 79 personnes interpellées dans le pays, selon un document interne de l’UE. Un rapport inédit de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), daté de février 2022, indique qu’une grande partie de leurs effectifs – plus de 200 hommes – ont été déployés à Gogui pour des missions de « surveillance des frontières ».
Par ailleurs, plusieurs des véhicules utilisés pour les opérations d’expulsion depuis Nouakchott vers le sud du pays, sont des modèles fournis par les États membres. Il s’agit notamment des pick-ups Toyota Hilux fournis par l’Espagne en 2019 « pour la surveillance territoriale ou pour lutter contre l’immigration clandestine ».
Les Espagnols au poste
Des policiers ibériques sont déployés en Mauritanie depuis 2006 dans le cadre d’un accord bilatéral sur la réadmission des migrants entre les deux pays. Selon une source policière, près d’une quarantaine de policiers sont présents en permanence à Nouakchott et Nouadhibou, les deux principales villes du pays.Des moyens techniques, notamment des bateaux, sont également mis à disposition.
« Au commissariat de Nouakchott, les Espagnols nous ont pris en photo ».
En 2023, près de 3.700 interceptions en mer ont été réalisées par des patrouilles conjointes, selon un décompte du ministère espagnol de l’Intérieur, qui a consulté l’équipe d’enquête. Plusieurs sources policières et un visiteur régulier des centres de détention mauritaniens attestent de la présence fréquente de policiers ibériques à l’intérieur. « Au commissariat de Nouakchott, les Espagnols nous ont pris en photo », confirment Bella et Idiatou. Interrogée sur ce point, l’agence espagnole FIIAPP, principal opérateur de ces projets de coopération policière, a nié la présence de policiers dans le centre de détention, ni même que des photographies de certains des migrants détenus aient été prises. De leur côté, les autorités mauritaniennes ont confirmé l’existence d’« échanges d’informations dans le cadre de la lutte contre l’immigration clandestine », mais « dans le respect de la vie privée des individus et de la protection de leurs données personnelles ».
En Mauritanie, la Direction de la Surveillance Territoriale (DST), à laquelle se réfèrent les forces qui procèdent aux expulsions dans le désert, est soutenue par un projet EUTF de 4,5 millions d’euros, qui a débuté en 2021 et expire en septembre prochain, selon les documents obtenus par l’investigation. Parmi les véhicules utilisés pour ces opérations figurent des pickups Toyota qui sont du même modèle que ceux offerts par l’agence espagnole FIIAPP à la Mauritanie, toujours dans une dynamique similaire à celle marocaine.
Frontex prend le relais
Selon un document interne du HCR datant de janvier 2023, les Espagnols participaient également à des raids pour arrêter les migrants. « Parfois, ils ont même tenté d’expulser des personnes que nous avions identifiées comme réfugiés », se souvient un employé de l’agence, interrogé par Le Monde et ses partenaires. « Notre équipe de policiers sur le terrain n’a pas eu connaissance de telles pratiques », assure la FIIAPP. Le ministère espagnol de l’Intérieur, quant à lui, nous a simplement indiqué que son personnel travaillait « dans le respect des droits de l’homme et conformément à la législation nationale et internationale ». Le HCR en Mauritanie a répondu à l’équipe d’investigation : « Nous avons reçu des rapports faisant état de cas de refoulement vers le Mali et sommes engagés, avec d’autres partenaires des Nations Unies, dans des efforts de plaidoyer auprès des autorités mauritaniennes pour mettre fin à de telles pratiques ». Et d’ajouter : « Le HCR n’a accès qu’à ceux qui possèdent déjà un document de réfugié ou de demandeur d’asile délivré par le HCR. En conséquence, le HCR n’est pas en mesure de confirmer ou d’infirmer les informations faisant état de violences potentielles subies par d’autres personnes sous la garde du DRS. De même, le HCR n’est pas autorisé par le gouvernement pour effectuer une surveillance dans les zones frontalières ».
Des responsables du HCR, de l’OIM et de la police espagnole ont reconnu avoir connaissance d’expulsions en plein désert par les autorités mauritaniennes.
En Mauritanie, plusieurs responsables du HCR, de l’OIM et de la police espagnole ont avoué avoir connaissance d’expulsions en plein désert. Ces informations ont été reprises dans un rapport et une recommandation du Parlement européen datés de novembre 2023 et janvier 2024.
Alors que le déploiement de Frontex en Mauritanie est en discussion, l’agence a rappelé en 2018 aux États africains partenaires dans la lutte contre l’immigration clandestine, dans un guide de formation à l’analyse des risques, que « la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, interdit les arrestations ou détentions arbitraires ». Malgré cette attention, Frontex a ouvert à l’automne 2022 une unité de partage de renseignements à Nouakchott, et formé plusieurs policiers mauritaniens. Parmi eux figurent plusieurs agents en poste au centre de détention de Nouakchott. C’est le même centre par lequel transitent chaque jour les migrants, victimes d’expulsions massives.
Par Tomas Statius, Maud Jullien, Andrei Popoviciu (Lighthouse Reports).
Editing : ENASS (titre et intertitres)
*« Desert Dumps » est une enquête internationale coordonnée par Lighthouse Reports. ENASS y a participé aux côtés du Washington Post (USA), du Spiegel (Allemagne), du Monde (France), d’El Pais (Espagne), de l’ARD (Allemagne), d’Inkyfada (Tunisie) et d’IrpiMedia (Italie). Porcausa a soutenu l’investigation dans l’accès à la base de données du FIIAPP.
La recherche et le travail sur le terrain ont impliqué des journalistes dans plusieurs pays. Au moins cinquante-trois victimes des expulsions du désert, fonctionnaires, universitaires, militants ont été contactés pour la réalisation de cette investigation.
Les écrits, les opinions et les matériels visuels (vidéos et photos) utilisés par les autres médias partenaires n’expriment pas, nécessairement, les positions du média ENASS.ma. Desert Dumps s’inscrit dans le cadre plus large des travaux de ENASS sur les migrations et des mobilités humaines déjà menés sur Le massacre de Melilla/Nador de 2022.