La jeunesse politique et « le conservatisme de gauche »
La Jeunesse de la Gauche Démocratique (JGD) a organisé le 20 juillet 2024 à Rabat une rencontre sur l’engagement de la jeunesse. Nous reproduisons ici les grandes lignes de l’intervention d’un des intervenants, Pr Mohamed Hafid, dirigeant politique marocain. Tribune critique*.
Par Mohamed Hafid**
J’ai participé à la conférence organisée par la Jeunesse de la Gauche Démocratique (JGD), le samedi 20 juillet 2024, au Club des Avocats de Rabat. Les organisateurs de la rencontre ont choisi un titre en forme de slogan : « Entre hier et aujourd’hui… le flambeau de la lutte des jeunes continue », et j’ai été invité à y participer en ma qualité d’ancien secrétaire général de la Jeunesse Ittihadi (1998-2002).
Mon ami Mohamed Bajaja, qui était SG pour la jeunesse du Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS), y a également participé. Nous étions ensemble à peu près à la même période en charge d’assumer des responsabilités de jeunesses partisanes durant la décennie les années 90-2000.
Je reprends ici quelques-unes des idées que j’ai présentés lors de cette rencontre, inspirées par son titre, certaines d’entre elles que j’ai présentées lors de mon interaction avec les questions de mon amie Sara Soujar qui a modéré la réunion, et d’autres dont le temps ne m’a pas permis.
Vivre son époque
L’action politique n’a aucun sens sans un esprit critique. La critique n’a aucune valeur si elle néglige le soi. Au contraire, elle (la critique) doit être dirigée vers le soi (ce soi est représenté par la personne qui entreprend la critique et le parti auquel il est affilié) au même niveau et dans le même volume que qu’il s’adresse à l’autre, que cet autre soit un État, une société ou un autre parti…
Les jeunes doivent vivre leur époque et façonner leur propre expérience.
Les jeunes doivent vivre leur époque et façonner leur propre expérience, et non copier l’expérience de ceux qui les ont précédés, aussi grands et nobles soient-ils, et peu importe les acquis et les succès qu’ils ont accumulés…
Ils doivent construire avec leur philosophie et leur style et à leur manière et méthode.
Les jeunes, lorsqu’ils regardent dans le rétroviseur, doivent faire attention à ne pas y rester ou à s’y attarder. Ils regardent le passé pour savoir ce qui s’y est passé, mais ils doivent vivre dans leur présent et regarder vers l’avenir, qu’ils doivent construire avec leur philosophie et leur style et à leur manière et méthode.
La gauche marocaine d’aujourd’hui ne s’est pas débarrassée de son passé.
Pourquoi je dis ça ? Parce que la gauche marocaine d’aujourd’hui ne s’est pas débarrassée de son passé (je veux dire s’en débarrasser au sens positif). Ce courant politique est devenu prisonnier d’un passé qu’il décrit comme l’étape dorée de la pratique politique au Maroc.
Je me souviens ici de l’expression « le bon vieux temps », que les militants de gauche utilisent habituellement pour parler de leur passé. Cette déclaration peut parfois, ou souvent, ne pas exprimer la vérité, fournissant ainsi une fausse description, et elle peut devenir trompeuse, tombant dans la catégorie de « tromperie politique ». C’est, selon ce que disent sa circulation et ses promoteurs, une sorte de « nostalgie » qui nous met à l’aise avec ce que nous avons fait dans le passé ou avec ce que nous avons vécu dans une époque révolue, d’une manière qui nous rend satisfaits de ce que nous avons fait dans le passé ou de ce que nous avons vécu dans une époque révolue.
Contre un « fondamentalisme de gauche »
Nous devenons fondamentalistes et conservateurs. Nous propageons une sorte de « fondamentalisme de gauche » et de « conservatisme de gauche ».
Le passé, dans ce cas, se transforme en un refuge dans lequel nous recourons pour nous défouler, tandis que ce sont les résultats qui comptent ; Autrement dit, tel qu’il existe aujourd’hui. Cela peut conduire à une stagnation de la pensée et de la pratique, avec pour résultat une pensée et une pratique conservatrices. À notre tour, nous devenons fondamentalistes et conservateurs. Nous propageons une sorte de « fondamentalisme de gauche » et de « conservatisme de gauche ».
Permettez-moi de regarder avec vous, par exemple, cette fameuse phrase que certains d’entre nous utilisent pour confirmer son origine (le mouvement socialiste anthentique) (al haraka ittihadia al assila). Cette expression ne fait-elle pas référence à une tendance conservatrice ou fondamentaliste ? Est-il nécessaire d’adopter « la théorie de l’origine » comme ligne de démarcation dans la lutte politique ? « L’originel » (asl) est-il une valeur toujours pertinente pour un combat politique efficace et réussie ? A-t-on alors le droit d’imposer à la jeunesse d’aujourd’hui qu’elle ne soit qu’une branche d’une « origine » (asl) ?
Dans ma carrière politique, j’ai vécu une expérience de lutte menée entre différentes organisations de gauche, en commençant par l’Union Socialiste des forces populaires (USFP), en passant par le Parti Socialiste Unifié, jusqu’à la Fédération de la Gauche (la coalition et le parti). Je ne révélerai pas de secret si je dis que nombre de ceux qui ont participé à ces expériences ne se sont pas libérés du passé, qu’il s’agisse d’un passé lointain ou d’un passé récent. Je ne veux pas ici regarder le passé d’une manière qui élève le niveau de connaissance et de conscience de ce qui s’est passé, et qui permette à l’observateur de se familiariser avec ses événements et ses faits, de comprendre leurs causes et leurs conséquences, de bénéficier de leurs leçons. L’important à mon sens est de s’armer de leurs leçons, mais ce que je veux dire, c’est regarder le passé d’une manière à ne pas copier un modèle. Le passé peut être un point de départ pour construire un nouvel horizon politiquement et intellectuellement.
Autrement dit, c’est ce que faisaient les prédécesseurs, de sorte que ceux qui sont affiliés à la gauche se retrouvent également sous l’influence des « pieux prédécesseurs », qui dictent ce que doit faire le successeur.
Cette manière de se vanter du passé et de le glorifier jusqu’à la sanctification n’est en fait qu’une forme de compensation pour masquer la faiblesse du présent et l’incapacité de planifier l’avenir.
« Brisons les icônes »
Ce type de regard sur le passé se transforme en obstacle intellectuel, politique et organisationnel. Regardons (et je parle ici à la première personne du pronom pluriel) nos organisations, structures, agences et réunions… Regardons nos déclarations, nos communications, etc. Regardons notre discours, notre langage , et des slogans… Regardons nos formes de lutte… Nous ne sommes pas créatifs et nous contentons de copier ce qu’ont fait « nos ancêtres ».
Une révolution intellectuelle, politique et organisationnelle est nécessaire dans le travail de gauche, qui commence par la destruction des statues…
La pratique politique a constamment besoin de « briser les icônes ». Aujourd’hui, une révolution intellectuelle, politique et organisationnelle est nécessaire dans le travail de gauche, qui commence par la destruction des statues…
Enfin, permettez-moi de discuter le slogan de cette rencontre : « Entre hier et aujourd’hui… le flambeau de la lutte des jeunes continue », à travers ce prisme de cette dualité passé-présent. On ne peut nier que le slogan, qui commence par « hier », évoque le présent (aujourd’hui) et se préoccupe de l’avenir. Mais je me demande toujours : pourquoi « hier » ?
Est-il nécessaire que la jeunesse d’aujourd’hui reçoive le « flambeau » de la jeunesse d’hier ? Ne pourraient-ils pas fabriquer leur propre torche et l’allumer eux-mêmes ? N’est-il pas plutôt nécessaire parfois d’éteindre une vieille torche qui n’est peut-être plus utile, ou dont les rayons ne sont plus suffisants ou ne répondent plus à nos besoins actuels, et d’allumer une nouvelle torche capable d’obtenir l’éclairage requis et la chaleur nécessaire ?
Les jeunes doivent vivre leur époque, construire leur expérience et créer leur propre flambeau. Il doit être libéré des chaînes du passé, même si c’était un passé magnifique. C’était peut-être beau à cette époque, mais il perdra de sa beauté à notre époque.
* Ndlr : Le titre, les intertitres et les citations sont de la rédaction. Lire le texte en version originale ici. https://web.facebook.com/mohamed.hafid.752
** Mohamed Hafid est membre du Bureau politique de la Fédération de la gauche démocratique. Il est professeur universitaire à l’Université Hassan II de Casablanca. Hafid a eu une longue carrière de journaliste et éditorialiste dans la presse indépendante au sein notamment de l’hebdomadaire Assahifa. Il est le co-auteur avec Ahmed El Bouz de « El Youssefi comme nous l’avons vécu, papiers d’un temps politique » (2021), Virgule Editions (en arabe)
اليوسفي كما عشناه، أوراق من زمن السياسة